Filiations critiques. De Diderot à Baudelaire, la peinture en partage
« La véritable critique d’art ne peut être que poétique » (Baudelaire)
1Dans cet ouvrage dense et richement documenté, Nathalie Kremer relève un pari assez audacieux : faire dialoguer deux auteurs d’époques très différentes d’une part, et intéresser un public de spécialistes et de non-spécialistes (p. 17), d’autre part. Le résultat est convaincant et invite non seulement à la lecture, mais à la relecture — une qualité qui mérite d’être soulignée dans un livre issu d’un exercice on ne peut plus universitaire (une Habilitation à diriger des recherches). Le trait d’union choisi dans le titre de l’ouvrage — « Diderot-Baudelaire » — invite à plusieurs remarques : ce n’est pas Diderot et Baudelaire, ou Diderot contre Baudelaire mais bel et bien Diderot avec Baudelaire que l’auteure œuvre à rapprocher tout au long de son étude. Même si l’on sent bien à la lecture des analyses que l’esthétique classique tend à prédominer dans l’ouvrage et que l’appel de Diderot se fait parfois sentir y compris dans les parties dédiées à Baudelaire, l’ensemble de l’étude offre une analyse pertinente et stimulante de ce qui se joue dans la critique d’art des deux écrivains. La bibliographie est très fournie et montre la variété des outils théoriques utilisés et renvoie à de riches références empruntées à la critique littéraire autant qu’à la théorie de l’art et à des philosophes de l’art tels que Jean-Luc Nancy ou Louis Marin.
2L’assimilation de la critique d’art à une traversée, que N. Kremer emprunte à ce dernier, est déployée de manière opératoire tout au long de l’ouvrage puisque, comme elle le précise : « La traversée de la peinture est bien ce cheminement dans l’art, d’un œil qui le juge de l’intérieur et où le voir se mue en toucher et en écoute » (p. 9). Travail réciproque du texte et de l’image, mais aussi du texte sur l’image et de l’image dans le texte, cette traversée nous est présentée non seulement comme un moyen pour le critique d’art et – par ricochet, pourrait-on dire — pour le lecteur, de cultiver une forme d’intimité avec les œuvres d’art, mais aussi de goûter aux plaisirs protéiformes de l’expérience esthétique : à cet égard, la Madeleine de Delacroix, qui figure en couverture du livre, incarne à merveille les paradoxes de la critique d’art que développent Diderot et Baudelaire, un discours tendu entre deux pôles, récrire ou imaginer, dire ou se taire.
3Le plan du livre est très clair : les deux premiers chapitres (d’une longueur presqu’égale) sont consacrés à une présentation de la critique d’art de Diderot puis de Baudelaire tandis que le troisième chapitre — plus court, novateur et lumineux — est consacré à ce que N. Kremer nomme « la continuité créative » qui qualifie la démarche commune des deux critiques d’art considérés autant que le travail de la chercheuse elle-même.
Le disparate de l’œuvre au disparate à l’œuvre
4Le premier chapitre de l’étude (p. 19-98), consacré à Diderot, retrace tout d’abord le développement de la critique d’art au xviiie siècle, puis évoque les conditions d’écriture des Salons par Diderot que N. Kremer qualifie de « récriture des tableaux » (p. 24). Les analyses proposées reprennent de manière habile l’abondante littérature secondaire consacrée à Diderot (Jean Starobinski ou Michel Delon entre autres) et explicite clairement la méthode de l’auteur des Pensées détachées et sa manière d’envisager les toiles à travers des exemples bien choisis (Greuze ou Chardin). Ce qui se dégage, et que Diderot a en partage avec Baudelaire, c’est certainement de tourner le dos à une forme d’académisme : rejet de la forme idéale et parfaite, goût pour l’inattendu, tels sont les principes énoncés par le critique car c’est pour lui dans l’inachèvement d’une toile ou la trouée d’un tableau que peut s’exercer la plume du poète : « parce que l’image perçue par Diderot est toujours une image incomplète, percée d’ouvertures ou de potentialités sémantiques que le souvenir d’autres œuvres, aidé d’un peu d’imagination, permet d’éclairer » (p. 64).
5Ce qu’identifie très bien N. Kremer, c’est le circuit du regard qui mène de l’œil du critique qui perçoit la toile vers celui qui recrée le tableau par les mots : « Le critique ouvre le tableau, clive l’image de l’intérieur et dans ce clivage, dans cette « centaine des lignes » qu’il y inscrit, se loge son écriture, comme des griffures, ou un accroc dans l’image » (p. 97). Cette « trouée » dans l’image, que l’on pourrait rapprocher de la fenêtre pour le peintre, est une manière pour le critique de s’installer dans un espace. Dire la peinture, serait ainsi pour Diderot rendre palpable l’émotion provoquée par la vision d’un tableau et la transformer en langage, une entreprise qui semble à première vue aux antipodes de la visée de Baudelaire, critique d’art.
L’imagination sensitive
6En effet, comme le montre bien l’auteure dans le deuxième chapitre (p. 99-189) du livre, pour Baudelaire, l’exercice de la critique passe d’abord par une dépossession de soi et une contemplation autant qu’une écoute de la toile. Ici, N. Kremer revient sur les premiers pas de Baudelaire, critique d’art, et plus particulièrement sur ses écrits à propos de Delacroix, qu’elle met en relation avec sa critique de Victor Hugo. S’appuyant sur de nombreuses références récentes, l’auteure fait subtilement dialoguer Baudelaire et Diderot tout en faisant affleurer les affinités profondes qui se tissent entre artistes et écrivains. Ainsi rend-elle compte de l’admiration instinctive de Baudelaire pour Delacroix parce que « le vrai génie est habité par une forme d’impuissance qui le tourmente au point que ses œuvres en soient marquées. » (p. 119). Au-delà des formes artistiques, c’est bien la mélancolie — ce désir d’un idéal jamais atteint — que repère le critique chez le peintre et cette façon de contempler et de retranscrire le monde en regardant en soi pour rendre compte de ce qui est en dehors.
7Dans ce deuxième chapitre, N. Kremer nuance constamment son propos, n’hésitant pas à relever les paradoxes de la position critique de Baudelaire en soulignant la partialité de ses avis sur les peintres contemporains ou en expliquant pourquoi Baudelaire passe « à côté » du réalisme (Courbet, Manet) pourtant en plein développement ou de l’impressionnisme montant. Les pages qui suivent, et les discussions sur la philosophie du Beau selon Baudelaire sont très limpides et analysent les moyens rhétoriques et langagiers qui permettent au critique d’évoquer une œuvre d’art sans avoir recours à la description. Selon N. Kremer, le langage de Baudelaire forme ainsi « une traversée de l’image moins par l’œil que par l’imagination sensitive, une « participation active » au jaillissement de l’impression qui se dégage de cet ensemble de couleurs indiscernables et qui ne se prêtent, dès lors, qu’à la rêverie » (p. 177). Chez Diderot comme chez Baudelaire, il en résulte une forme de magie :« Cette magie tient à la rencontre du peintre, du critique et du lecteur dans l’espace imaginaire que leur langage parvient à créer. » (p. 180). Cette rencontre est régie par une esthétique de la participation émotive du critique d’art — la co-création entre l’œuvre, le critique et le lecteur. Le critique « ne restitue pas l’intention, voire le sens de l’œuvre, mais recompose l’œuvre à partir de l’effet émotif qu’elle induit, et que le lecteur infléchit ensuite à son tour » (p. 183).
En lisant, en critiquant
8Le troisième et dernier chapitre du livre, intitulé « la continuité créative » (p. 189-215) s’attache à dépasser les bornes chronologiques et contextuelles posées dans les deux premiers et à identifier ce qui fait critique dans l’œuvre d’art (comme l’on dit d’un ouvrage qu’il fait sens ou fait date) et qui désigne ce qui, dans l’œuvre initiale, suscite ou fait germer une émotion qui se traduira à son tour par une autre œuvre, qu’il s’agisse d’un poème ou de tout autre discours critique. Les trois modalités que Nathalie Kremer trouve chez Diderot comme chez Baudelaire, « la suggestivité, l’incomplétude et la résonance » (p. 194) donnent ici lieu à des développements brefs mais stimulants que l’on pourrait avec profit appliquer à d’autres critiques d’art tels que Théophile Gautier, Walter Pater ou Oscar Wilde. Point fort de cette analyse, l’ouverture vers la musique et le son pointent vers d’autres espaces de la perception et de la réception : « À l’instar des sons qui sont indéterminés, les mots doivent être les adjuvants d’un langage qui permet de “voir” et “entendre” à la fois ce qui est situé en creux de l’œuvre, dans l’ouverture de son signe, pour faire vibrer la chair du spectateur » (p. 211).
9De cet ouvrage où ne manquent finalement que quelques références possibles à des travaux de recherche étrangers (tels que le magnifique ouvrage d’Alexandra K. Wettlaufer, The Visual Impulse in Diderot, Baudelaire and Ruskin datant de 2003 qui aurait contribué à nourrir la réflexion engagée) ainsi que des reproductions des tableaux évoqués par les deux critiques, l’on ressort finalement l’esprit rempli d’images et de vibrantes sensations.