Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mai 2021 (volume 22, numéro 5)
titre article
Emma Duquet

Mai 68, une fabrique littéraire ? Redécouvrir les écritures de la révolution

May 68, a literary production? Rediscovering the writings of the revolution
Ce que Mai 68 a fait à la littérature, sous la direction de Nelly Wolf & Matthieu Rémy, Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2020, 182 p., EAN 9782757431757.

1À rebours du lieu commun établi par Patrick Combes ou Kristin Ross selon lequel Mai 68 n’aurait eu guère d’influence sur la littérature française1, les auteur.ice.s de cet ouvrage collectif démontrent la portée profonde et durable de l’événement sur la littérature lui étant contemporaine et postérieure. Ce que Mai 68 a fait à la littérature est l’aboutissement d’une réflexion qui a éclos avec le colloque du même nom tenu à Nancy en 2018, à l’occasion du cinquantenaire de l’insurrection. Il encourage la relecture d’une histoire littéraire soixante-huitarde jusqu’ici trop vite balayée par la critique afin d’en restaurer la pertinence et d’en exposer les principaux paradigmes. Les douze articles qui le composent s’attachent à couvrir un questionnement large, mobilisant les outils littéraires, bien entendu, mais en appellent également à la sociocritique, et proposent une approche transversale des œuvres dont il est question. Ils s’évertuent à remobiliser l’œuvre d’auteur.ice.s oublié.e.s comme Christiane Rochefort ou Jean-Patrick Manchette, dont ils ne cessent d’interroger le processus de disqualification littéraire dont ils.elles ont fait l’objet, ou à renouveler l’approche de grands noms de la littérature tels que Romain Gary ou Robert Merle. Ce compte-rendu se déploiera sur quatre axes correspondant aux problématiques principales explorées dans l’ouvrage : Mai 68 sera étudié en tant que matériau romanesque, événement poétique, positionnement politique des figures auctoriales, et héritage culturel au traitement nuancé.

Les romans de 68 : l’événement ineffable ?

2Il s’agit en premier lieu de contrecarrer l’idée selon laquelle aucun grand roman ne serait né de Mai 68 : aucun.e auteur.ice ne se serait attelé à l’édification d’une Éducation Sentimentale soixante-huitarde. Au contraire, l’événement nourrit l’écriture de nombre d’auteurs, et constitue un matériau littéraire ambigu et complexe à « refigurer2 » au sein du récit.

3Selon Anne Wattel, Mai 68 a infléchi l’écriture même du roman de Robert Merle, Derrière la vitre, initialement nommé Le rêve est vrai (1970). Un tel changement de titre est révélateur de l’impuissance finale de l’auteur à livrer son projet initial, bouleversé par son expérience de Mai 68 à l’université. Alors que Le rêve est vrai devait se constituer en enquête sociologique à propos des étudiants et de leur rapport aux thèmes chers à l’écrivain (la sexualité et la cellule familiale, entre autres), les revendications estudiantines de Mai 68 ébranlent son autorité de professeur-auteur. Merle abandonne son projet initial pour se livrer à une description post-moderne de la révolte, décrite comme un « non-événement » (p. 28).

4Mai 68 pose en effet un défi à la représentation romanesque, comme le souligne Nelly Wolf au sein de son étude sur le « roman-type » de Mai 68, qu’elle trouve en L’Irrévolution (1971) de Pascal Lainé. Celui-ci reprend en effet l’imagerie de Mai 68 (la radio, la télévision, les paroles de chanson, qui sont autant de cadres de représentation de l’événement) et met en lumière une réelle ambivalence de sa littérarisation. Roman de l’espoir, roman de l’échec : l’effervescence du narrateur suscitée par la révolution côtoie son désarroi lorsqu’il prend la mesure de l’échec de Mai 68, ses acteurs préférant « le combat pour la cause à la victoire de la cause » (p. 47).

5Cette critique de la liesse euphorique révolutionnaire est au cœur de Chien blanc de Romain Gary (1970), qui serait selon Maxime Decout présentée davantage comme une construction idéologique qu’une réalité vécue : Mai 68 serait une révolution bourgeoise hypocrite, s’attachant à des idéaux intellectuels plutôt qu’à la cause ouvrière. L’événement ne fait ainsi l’objet que d’une digression dans le récit, réduit à l’état de simple étincelle par rapport au mouvement de libération des Noirs américains dans les années 1960 aux États-Unis, cadre du récit. Le militantisme soixante-huitard en est réduit à un simple verbiage, récupérant malgré lui les rebuts de la société de consommation : Gary analyse par exemple les slogans comme émanations du mode d’expression publicitaire.

6L’étude d’un genre tout à fait particulier, celui des Mémoires, souligne encore la complexité du matériau scriptural que représente Mai 68. Jean-Louis Jeannelle propose en effet une approche singulière du Miroir des limbes (1972) de Malraux, en démontrant l’inadaptation de ce cadre formel d’écriture au récit de la révolution. Si l’écriture mémorable suppose en effet un verrouillage de l’Histoire et une maîtrise ferme du sujet historique évoqué, Mai 68 demeure au contraire un défi en termes narratifs : les événements de Mai sont placés sous le signe du hasard, et font, selon le critique, basculer un rapport à l’Histoire marqué par l’unité et la cohérence vers le régime de l’aléatoire, mettant en échec le récit de l’événement via le genre des mémoires.

7Les chercheur.se.s révèlent ainsi, contre toute idée reçue, la portée de Mai 68 dans quatre œuvres qui lui sont quasi-contemporaines. L’événement historique représente un matériau littéraire dont sont soulignées l’insaisissabilité et l’ambivalence.

Une poétique soixante-huitarde : expérimentations formelles & littératures à la marge

8Cet ouvrage valorise les para-littératures dans la lecture de la révolution : cette approche des écrits alternatifs, au cœur de la façon dont a été vécu Mai 68, par ses slogans, tags ou tracts, en constitue l’une de ses principales lignes de forces. Il s’agit de rendre compte de « l’activisme poétique » (p. 54) né de Mai 68, par lequel la révolte fait sortir la poésie hors du livre : elle dévale les rues, est brandie sur les pancartes, orne les murs de la ville, s’échange de main en main dans la free press.

9Sur les traces de la poésie-action telle que conceptualisée par Julien Blaine et Bernard Heidsieck, Gaëlle Théval démontre ainsi que Mai 68 est demeuré un véritable « événement poétique », permettant à la parole de s’exercer en-dehors des limites de la littérature institutionnalisée.

10L’insurrection fait voler en éclats le cadre livresque, ou du moins le déconstruit : Nathalie Barberger souligne la discontinuité de l’« écriture-tract » (p. 73) expérimentée par Leiris dans Frêle Bruit. Au livre encombrant et massif, l’auteur préfère les feuilles volantes, mû par la nécessité d’une écriture efficace répondant à l’urgence politique. Mai 68 ouvre ainsi la voie à une multiplicité d’expériences poétiques, sur des modèles alternatifs au livre.

11De façon similaire, les littératures jusque-là considérées comme un genre populaire de second rang, trouvent en Mai 68 une voi(x)e de légitimation : comme l’explique Jean-Marc Baud, la destruction symbolique de l’autorité de l’intellectuel et la remise en question de la détention du savoir permettent de redistribuer le jeu littéraire : le mythe du « génie solitaire3 » cède aux collectifs et à la conception de l’écrivain.e comme être pleinement social et économique. Simon Bréan pointe ainsi la validation culturelle de la science-fiction par les effets de Mai 68, grâce d’une part à l’essor de l’édition spécialisée, et de l’autre, au caractère alternatif du genre, permettant d’envisager la réalisation d’idéaux dans des réalités alternatives.

Trajectoires politiques & infléchissements scripturaux

12Mai 68 interroge la relation qu’entretiennent action et écriture : comment le positionnement politique des auteur.ice.s, qui irrigue et infléchit des carrières littéraires, révolutionne-t-il (au sens étymologique du terme) leur pratique littéraire ?

13Similairement à la façon dont Anne Wattel analyse l’influence de l’événement sur le projet littéraire de Robert Merle, ébranlé par les revendications des étudiants vis-à-vis de son autorité professorale, François Dussart enquête sur l’expression de l’engagement politique de Marguerite Duras dans Détruire dit-elle et L’Homme Atlantique. La forte implication de l’écrivaine dans le Comité d’Action Écrivains-Étudiants a profondément imprégné son œuvre, son engagement politique reflétant une recherche esthétique apte à retranscrire la réalité utopique de l’événement par « l’image noire », toujours selon la dynamique double de l’illusion-déception.

14De même, le Journal de Jean-Patrick Manchette révèle les effets de Mai 68 sur un écrivain engagé, militant, dont, selon Matthieu Rémy, la connaissance de la théorie politique a nourri le projet scriptural. Celui-ci puise dans les ressources du littéraire pour mieux dépasser les contradictions et questionnements soulevés par son engagement. Il est ainsi l’exemple-type de l’écrivain à la fois plongé dans les revendications politiques de son époque, et soumis aux contraintes du champ littéraire de cette dernière.

15Mai 68 perturbe l’ordre établi, y compris l’institution littéraire. Les revendications portées par les insurgé.e.s, la libération de la sexualité ou la critique de la famille, irriguent l’écriture insolente de Christiane Rochefort. À l’origine du premier MLF, écrivaine du tumulte et de la révolte, critique de l’aliénation des femmes et de la famille nucléaire, Geneviève Brissac nous propose de redécouvrir la biographie d’une autrice oubliée de l’histoire littéraire. Cet article pointe ainsi les manquements et les lacunes de l’institution littéraire, reléguant Christiane Rochefort au banc des « littératures minoritaires4 ».

16Le militantisme des auteur.ice.s, se cristallisant autour des émeutes de 68, se retranscrit ainsi dans leurs œuvres engagées. Elles exposent des questionnements politiques directement liés aux revendications du mouvement 68. Ce dernier influe sur leur diégèse, leur schéma narratif et leurs thématiques.

Héritages & filiations : l’après Mai 68

17Enfin, l’édition française se voit profondément bousculée par l’insurrection de Mai. Les derniers articles de l’ouvrage montrent la manière dont Mai 68 fait histoire, secouant le monde de l’édition et laissant en héritage une pensée alternative des hiérarchies établies au sein du monde littéraire.

18Jean-Marc Baud met en lumière la filiation profonde que revendique le collectif Inculte avec Mai 68, événement que les auteurs Arno Bertina et François Bégaudeau ou les philosophes Gilles Deleuze et Jacques Rancière regardent avec « tendresse » et « curiosité ». Les auteurs soulignent la joie qu’ils ont à se saisir d’un héritage aussi enivrant que complexe, dont les représentations oscillent sans cesse entre vitalité, théâtralisation et échec. Si l’événement représente un bagage littéraire dense et complexe, Jean-Marc Baud note également la déflagration qu’il a représenté dans la sphère philosophique, amenant les philosophes précédemment cités à un « réveil dogmatique » (p. 147) contestant les postures d’autorité et de maîtrise au profit de l’accès au savoir démocratisé des « incultes ». Ces idées et représentations ont ainsi nourri la pensée des membres du collectif, qui se sont emparés avec enthousiasme et une admiration certaine des idées de la révolte.

19Mai 68 est donc un héritage : Stéphane Chaudier interroge au regard de l’œuvre Trois enfants du tumulte d’Yves Bichet (2018) le processus de constitution de ce legs par la littérature. Il questionne également la traversée de l’événement dans l’histoire, médiée par ses multiples représentations. Le traitement de Mai 68 dans le roman réaliste questionne ainsi son devenir-mythe et l’aura symbolique que lui ont inférées ses multiples représentations contemporaines et postérieures.


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Ce que Mai 68 a fait à la littérature, et ce que la littérature a fait de Mai 68

20On l’aura compris, la littérature ne fut et n’est pas indifférente à Mai 68. Cet ouvrage tient ses promesses, et révèle par une approche à la fois synchronique et diachronique le retentissement de l’événement dans le monde littéraire.

21Les douze articles proposent plusieurs entrées dans le sujet : il s’agit d’envisager Mai 68 à la fois comme matériau romanesque, influence culturelle et événement politique, voire biographique. Cette démarche synoptique en termes thématiques se double du choix d’un large spectre temporel. Les auteur.ice.s proposent ainsi des lectures d’œuvres (quasi) contemporaines de Mai 68, mais révèlent également la façon dont l’événement s’est constitué en héritage intellectuel influençant les récits et les infrastructures littéraires.

22Les auteur.ice.s parviennent à démontrer les effets de l’événement sur la littérature, influence trop rapidement disqualifiée par la critique, en optant pour une approche engagée d’un sujet sensiblement politique. La part belle faite à l’étude des para-littératures lui confère un intérêt indéniable, ainsi que le soin donné au choix d’auteur.ice.s jusqu’ici oublié.e.s, revalorisant les littératures dites « minoritaires ».