Gasan Guseinov, Carte de notre mère patrie. Idéologème entre le mot et le corps, Chapitre 6 – La proportion du sixième : espace géopolitique et organisme mondial.
Un grand merci à Anna Melnikova pour son aide précieuse avec la traduction et ses relectures attentives.
1Les manœuvres et actions menées par la Russie à ses frontières, quand ce n’est pas dans les pays voisins, sont régulièrement placées au cœur des analyses géopolitiques. Certains y voient une résurgence des ambitions soviétiques, d’autres espèrent un retour à l’Empire ; c’est par le biais de la linguistique, et non de la politique (même si évidemment l’une ne va pas sans l’autre) que Gasan Guseinov aborde la question. Dans Карта нашей Родины : Идеологема между словом и телом [Carte de notre mère patrie. Idéologème entre le mot et le corps], l'universitaire russe s’intéresse à la manière dont le discours relaie ou façonne les ambitions politiques de son pays. Nous pouvons nous arrêter sur un chapitre de cet ouvrage particulièrement représentatif de la démarche de l’auteur : ОДНА ШЕСТАЯ: ГЕОПОЛИТИЧЕСКОЕ ПРОСТРАНСТВО, ИЛИ ГЛОБАЛЬНЫЙ ОРГАНИЗМ [Chapitre 6 – La proportion du sixième : espace géopolitique et organisme mondial].
2La traduction proposée explicite des concepts et références étrangers à un public français, tout en essayant de conserver la grande littérarité des propos. En effet, Guseinov cite abondamment des poèmes russes pour étayer son propos, à savoir la politisation du discours russe en ce qui concerne l’espace. L’Empire russe, puis l’URSS s’étendaient sur des territoires vastes et variés ; la manière d’unifier le pays passait donc par la langue, non seulement pour que les habitants communiquent entre eux mais aussi pour que les citoyens russes adhèrent à la politique de conquête, tant interne qu’externe au pays. Quels sont les tropes d’un tel discours ? De quelle manière s’est-il propagé et comment a-t-il été reçu ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
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3Chapitre 6 – La proportion du sixième : espace géopolitique et organisme mondial
4Quiconque se penche sur l’URSS et la Russie doit se confronter au problème suivant : toute carte de ces pays n’est ni simplement géographique ni simplement politique, mais géopolitique. Ou, autrement dit, ces cartes fonctionnent comme des métaphores idéologiques ; il est difficile de les utiliser à des fins pratiques d’orientation1.
5En tant qu’objet idéologique, la carte de l’URSS a souvent pris la forme d’une construction en étoile avec des rayons2. La structure de cet espace – l’étoile de la tour Спасской [Spasskaya] et la périphérie délimitée par ses rayons – est véhiculée par les paraboles clés de la période soviétique :
6De Moscou à la périphérie,
Des montagnes du sud aux mers du nord
L’homme marche comme un maître
De sa vaste patrie3.
7Les avions volent dans le ciel,
La soie écarlate des drapeaux est déployée
Pour fêter le mois d’Octobre qui commence aujourd’hui.
Mes frères, la vingt-et-unième année4 est à nos portes.
8Les étoiles brillent sur le Kremlin
Les étoiles s’élèvent au-dessus de lui.
Toutes nos frontières et l’ensemble de nos territoires
Nous les protégerons des ennemis5.
9Le matin apporte une douce lueur sur
Les murs de l’ancien Kremlin,
Toute la terre soviétique s’éveille à l’aube
Tout le pays se réveille6.
10Les régions éloignées [c’est-à-dire, de Moscou] de la Sibérie et de l’Extrême-Orient7 proclament :
11[...] Par la steppe, par la forêt,
Jusqu’aux tropiques, jusqu’au pôle
Tu t’étends ma très chère, mon immense !
Mon invincible !
12Aucun obstacle ne nous freine, ni dans la mer ni sur terre,
Ni la glace ni les nuages ne peuvent nous effrayer.
La flamme de nos âmes, la bannière de notre pays
Nous les porterons à travers les mondes et les siècles.
13[...] Notre monde a été créé avec grandeur,
Les desseins des siècles ont été accomplis au fil des années.
Le bonheur est notre dû
Et c’est à la manière des enfants que nous aimons et que nous chantons,
14Et nos étoiles écarlates
Brillent comme jamais auparavant
Sur tous les pays, sur les océans :
Notre rêve est devenu réalité8.
15En Russie, il n’y a pas de routes, mais seulement des directions à emprunter9.
16La Russie est grande, mais il n’y a nulle part où se retirer – Moscou est derrière nous10.
17La dynamique de l’espace soviétique – c’est-à-dire l’expansion et la dissolution constantes des frontières – tout en maintenant l’inviolabilité du poste frontière qui endosse le rôle du petit frère du principal pôle frontalier du pays – la tour Спасской [Spasskaya] du Kremlin. Soulignant le fait que le pays soviétique occupe un sixième de la masse terrestre, des personnes influencées par cette idéologie ont développé [et ont dû développer] cette idée, estimant qu’une augmentation progressive de cette part était souhaitable et naturelle. Il n’y avait pas de contradiction entre l’idée de l’Histoire vue comme une expansion continue et opportune et l’idée de frontières dites historiquement établies, car toute nouvelle conquête pouvait être et était interprétée soit comme une restauration de la justice historique, soit comme la réalisation des aspirations historiques (séculaires) de telle ou telle nation. Il est clair que dans le premier cas, l’historique est la limite « bien que récente, mais qui prend maintenant sa forme définitive » ; dans le second, « des rêves longtemps chéris et devenus réalité ». Cette dynamique sémantique est représentée par le parallélisme correspondant sous la période soviétique :
18Pour l’internationaliste, la question des frontières est secondaire11 ;
19L’un ou l’autre coin de notre immense patrie12 ;
20Vous ne pouvez pas saisir l’étendue de nos champs avec vos yeux,
Nos villes sont indénombrables13 ;
21Mon adresse n’est pas une maison ou une rue,
Mon adresse est l’Union soviétique ;
22Notre république (territoire) fait la taille de la Belgique, des Pays-Bas et de la France réunis14 ;
-
-
-
Avec qui l’Union soviétique a-t-elle des frontières ?
-
Avec qui elle le souhaite15 ;
-
-
23La sixième [partie] du monde16 ;
24La sixième partie du monde avec le surnom de « Rus’»17.
25Au cours des décennies, le motif verbal est devenu plutôt caquetant pour les locuteurs natifs, et c’est ainsi qu’apparaissent, à la fin de l’histoire soviétique, des poèmes qui font passer la proportion idéologique du sixième à d’autres images, parmi lesquelles, non sans surprise, on retrouve non pas une drogue verbale mais chimique – la vodka18 :
26Oui, je ne dors pas,
en feuilletant
le magazine en commençant par la fin,
je me demande au fur et à mesure,
ce qu’est un sixième
par rapport à un vingtième :
une mesure de volume et de poids,
à peu près égale à celle d’une bouteille
de ce maudit
liquide blanc19.
27Le motif littéraire révolutionnaire qui évoque le franchissement de la frontière pour exporter la révolution et pour consolider la part du communisme se retrouve dans plusieurs poèmes qui ont accompagné plusieurs générations de locuteurs natifs :
28Nous avons chevauché à vive allure,
Nous nous sommes précipités dans les batailles
Et la chanson « Яблочко » [de la pomme, N.d.T.]
Nous l’avons tenue entre nos dents [...]
29J’ai quitté ma hutte,
J’ai fait la guerre pour donner la terre à la Grenade
Pour la donner aux paysans20.
30Mais nous atteindrons le Gange
Mais nous mourrons en combattant,
Pour que du Japon à l’Angleterre
Notre patrie rayonne21.
31Sept décennies plus tard, le motif de l’expansion du pouvoir a bifurqué. Certains réinterprètent ironiquement l’histoire soviétique comme un exemple d’échec, en s’accrochant à un point de référence idéologique :
32Nous avons chevauché à vive allure, nous nous sommes précipités dans les batailles,
nous avons tenu exactement la moitié du monde entre nos dents,
et, en laissant de côté l’encre et le papier, avons écrit « nôtres » sur le Reichstag.
33Nôtres ce sont le péché, la pauvreté, l’esclavage.
Mais ce que vous étiez et pourquoi vous l’étiez,
vous le comprenez mieux en lisant ces tablettes, vous, qui êtes un sixième de la planète.22
34La chanson « Яблочко » [de la pomme, N. d.T.], la moitié du monde – l’hémisphère oriental – dans ses dents, est le développement d’un visiotype de la puissance mondiale, qui se flétrit avec le temps, comme un fruit sacré.
35On peut trouver une image similaire de la mère patrie comme un « fardeau précieux qui ne pouvait pas nous être épargné » chez le poète Boris Primerov, entre autres :
36Adieu, vaste étendue du monde !
Par le caprice d’une chouette aveugle
Nous sommes maintenant sans la Crimée,
Sans l’Ukraine et la Lituanie. [...]
Je prie de mon dernier regard bleu
Pour l’aspect et la taille des jours,
Où, avec les pays étrangers si proches à mes côtés,
Il y avait des foules d’ombres abandonnées.
Ils vont, hommes terrestres,
Vers un pays qui n’existe plus.
Adieu, grande puissance,
Un sixième de la terre,
Que nous ne sommes pas parvenu à sauver ensemble à la croisée des chemins23.
37Les politiciens post-soviétiques tentent de restaurer ce pathos romantique en faisant appel à l’éducation politique de leurs partisans. C’est exactement le programme de V. Zhirinovsky avec Le dernier Saut vers le Sud, où « les soldats russes se lavaient les pieds avec l’eau chaude de l’océan Indien et adoptaient pour de bon l’uniforme d’été »24. Cette stratégie combine les composantes susmentionnées du paradoxe de la Mère Patrie à l’intérieur de frontières inviolables : « la mère patrie est grande, ses frontières sont inviolables, mais elle est exiguë et froide25 ». Bien sûr, la figure du Parti et le poète élégiaque donnent des réponses différentes à la question de savoir comment « échapper à l’étroitesse et au froid », mais ils ont en commun l’image de personnes qui ont « accompli leur marche »26.
38L’inviolabilité des frontières et la nouvelle étroitesse paradoxale des Soviétiques à l’intérieur de celles-ci ont été relevées par de nombreux artistes qui ont observé comment ces frontières étaient verrouillées de l’intérieur :
395.3.1920. L’art russe est une rue, une place, une ville et le monde entier. [...] Peut-être que cette révolution en Russie n’était pas sans raison et que la fermeture des frontières ne passera pas inaperçue pour la créativité27.
40Le pays, aussi grand soit-il, doit, selon le concept des Bolcheviks, être quelque peu étriqué pour ses habitants, quelle que soit l’étendue de ses frontières,
41Afin que dans un monde sans Russie, sans Lettonie, [sans pays ni frontières28].
On continue de vivre comme une seule communauté humaine29.
42Ce n’est qu’avec la destruction de toutes les frontières que cette existence exiguë cessera.
43Un autre poète, infiniment éloigné de l’affection pour l’idéologie soviétique30, déplore l’étroitesse du monde soviétique pour d’autres raisons – comme un chemin vers le vide (voir ci-dessous, le chapitre 12 sur le discours du vide) :
44Pour nos Russes, au milieu des fosses d’aisance et de leurs propres déchets,
Le monde s’est avéré exigu, et ils ont essayé de s’enfoncer dans le néant d’un seul coup.31
45Le poète soviétique, dans l’attente du triomphe de la révolution mondiale, a le globe entier dans sa ligne de mire. Voici l’ensemble du programme poétique des Bolcheviks tel que présenté par Mikhail Svetlov :
46Du matin au crépuscule,
Toute la nuit jusqu’au matin.
Dans la neige, les Bolcheviks
Dans la région de Mourmansk.
47Un peu plus au sud
Le pays est rude
Les rives de Yaroslavl
Rouges de sang.
48La crête de l’Oural,
la partie la plus orientale
rencontre l’aube
à dos de chameau.
49L’Elbrouz dans le Caucase
À l’approche du printemps
Une chanson géorgienne
Il ronronne dans son sommeil.
50Terre sous le canon,
Sous le doigt de la gâchette :
Zhitomir à l’Ouest,
Yeisk à l’Est…
51Un orage chuchote sur la Chine...
Un orage oblique,
Je peux voir à travers les canons
Leurs yeux bridés.
52Je vois, je vois
À travers le pays jaune
Le Chinois Kotovsky
Voler sur son cheval.
53Kotovsky à Shanghai
Il vole, il vole,
Touché au coeur
Il frappe, il frappe.
54Amis ! Rassemblez-vous,
La voie est ouverte.
Une chanson joyeuse,
Un air mortel !
55Mais il y a toujours l’Ouest
Au-delà de la chaîne des frontières
Où les éclairs se sont éteints
Aux lueurs de la marche.
56Là, les balles des orages
Il n’y a pas encore de tonnerre,
Les émeutes populaires
Dorment sous Cracovie.
57Mais seulement un mort
Une trompette sonne.
Kotovsky à l’Ouest
Il a sellé son cheval.
58La grande Pologne
ne peut retenir l’assaut,
La cathédrale de Varsovie s’agenouille
La cathédrale de Varsovie.
59Le bruit de Paris…
Un torrent de pierres
Le dernier porche
Des églises qui ont été balayées.
60La terre ne se fatiguera jamais
De bannières à porter…
Une chanson joyeuse,
La bravoure du guerrier !
61Transpercé de balles
Le cœur de Kotovsky se bat.
Et la chanson de l’Est
S’envole à l’Ouest32.
62La structure de la carte de l’exportation de la révolution dessinée ici combine visiotypiquement des éléments de reconnaissabilité de l’affiche politique33 (« les yeux jaunes et bridés des Chinois », «le cheval de Kotovsky qui ne cesse de sauter ») avec des traces de zoomorphisme caricatural (« le chameau de l’Oural »). Mais ce n’est pas nouveau. Une décennie à peine avant Svetlov, des dizaines de poètes en Europe avaient fait fleurir ces motifs, y compris à des fins tout à fait pacifistes34.
63En m’attardant sur l’élaboration de ce motif par le poète soviétique dans le style des affiches de propagande, je citerai un poème d’un contemporain de Svetlov, mais qui propose le point de vue d’un émigré. Voici comment Arseny Nesmelov voit les Chinois, qui, de l’autre côté de la frontière idéologique sont présentés comme des « frères pour toujours » :
64Et dans les villages, les enfants
aux yeux bridés,
Avec des rubans dans leurs tresses,
Ces guêpes35 qui piquent
sont une fois de plus aussi tranchantes que le printemps36.
65Mais revenons de la texture anthropologique à la carte et à l’idéologie. Si l’on se souvient que, pendant cinquante ans, les contours géographiques du romantisme révolutionnaire se sont étendus à travers l’hémisphère nord, de Cuba et du Nicaragua à la Corée du Nord, les radicaux post-soviétiques d’obédience nationale ou communiste – Viktor Anpilov, Vladimir Zhirinovsky ou Edouard Limonov-Savenko – sont écrasés par un enthousiasme déclinant, brûlant des drapeaux que, contrairement aux espoirs de Svetlov, « la terre est fatiguée de porter ».
66Je donnerai un autre exemple de l’amalgame paradoxal du mondialisme soviétique et de l’isolationnisme à partir du poème « Thèses du roman » de Boris Kornilov (1932-1933) :
67Et si, la nuit, de l’autre côté de la frontière,
une douce et luxuriante fumée s’échappait,
la guerre viendra de l’autre côté de la frontière dans nos villages et nos stanitsas37. [...]
68Les tankers,
les dégazeurs,
les sapeurs-pompiers,
les cavaliers,
les pilotes,
les fusiliers –
ils verrouilleront leur pays,
ils pénétreront dans tous les coins et recoins de la terre.38
69La carte de l’exportation de la révolution, ou même la carte de la révolution permanente présentée par le poète des années 1920, et la manière de lutter pour elle décrite par le poète des années 1930 sont déjà étrangères à l’establishment politique post-soviétique, dont les intérêts se sont réduits aux dimensions de son propre État, un très grand État d’ailleurs. Mais au lieu de construire la « République terrestre des Soviets » (Pavel Kogan39) à partir du champ de bataille, nous devons nous concentrer sur l’assemblage et la préservation d’un empire qui s’est effondré et continue de s’effondrer. Cependant, la « carte cognitive » consacrée par le poète révolutionnaire est restée la même pour les politiciens. Dans son caractère archaïque, on peut observer, par exemple, le développement du motif des « jeunes loups de la démocratie », qui est important pour Zhirinovsky. Le poème « Cinq poignées de main » (1931) d’Arseny Nesmelov, par exemple, dépeint comme de jeunes loups tous les jeunes immigrés qui quittent leurs parents pour aller étudier :
70[...] Qui vous condamnera ? À Vologda et à Biysk.
La fidélité du cœur vaut-elle la peine d’être gardée ?
Vous penserez même en anglais,
Pleurerez et aimerez à la manière d’un autre.
Nous ne sommes du bon type ! Peu importe où la tempête se déchaîne
l’armée des loups de Kostroma,
Nous ne pouvons pas être dressés pour être Anglais même par Durov40.
Cinq poignées de main en une semaine,
Tant de jeunes meutes s’envoleront…
Nous mourrons, et la jeunesse sera divisée…
par la France, l’Amérique, la Chine41.
71Selon Zhirinovsky, ou plus exactement, selon l’emblème du Parti libéral-démocrate, cette vaste Russie apparaît dans des frontières qui n’ont jamais existé auparavant, incluant simultanément la Pologne, la Finlande, le Turkestan et l’Alaska, régions qui, au moment où la Russie s’est établie au Turkestan, avait depuis longtemps été vendues aux Américains (fig. 35)42. Malgré son immensité spectaculaire, cette Russie doit être imprégnée, comme le dit Zhirinovsky, « d’une odeur de портянки [portianki43]44 ».Il est possible que cette « odeur de портянки [portianki] » soit une trace de l’énergie romantique des années 1930 :
72Ma génération consiste à serrer les dents et à travailler.
Ma génération consiste à prendre une balle et à s’effondrer.
Et s’il n’y a pas assez de sel, alors mouillez le pain,
S’il n’y a pas assez de gaze, alors enveloppez-le de портянки [portianki]45.
73La légende de Zhirinovsky peut être considérée comme un balayage cartographique enfantin d’idéologies de l’annexion volontaire, de la réunification, de la voie et du pionnier – des euphémismes pour désigner la croissance de l’empire aux dépens des colonies nouvellement conquises. Ainsi, dans la légende de l’atlas scolaire sur l’Histoire de l’URSS en classe de cinquième, toutes les guerres sont appelées « campagnes » ou « actions conjointes contre les envahisseurs ». En ce qui concerne l’expansion de l’empire, la terminologie suivante s’applique :
74Le Kiev russe aux ix-xie siècles : relié au monde environnant exclusivement par des « routes commerciales » ;
Formation et expansion de l’État russe (xive – première moitié du xvie siècle) : les terres « annexées à la principauté de Moscou » sont représentées ;
L’État russe au xviie siècle (partie européenne) : les « terres russes, ukrainiennes et biélorusses réunies à la Russie » sont présentées ;
L’Empire russe au xviiie siècle (partie européenne) : « les terres qui ont fait partie de l’Empire russe après la guerre avec la Suède » et « les terres qui ont fait partie de l’Empire russe au xviiie siècle » ;
L’expansion territoriale de la Russie du milieu du xvie siècle à 1914 : la carte de l’Empire russe montre « les terres qui ont fait partie de la Russie » pendant trois siècles et « les chemins des pionniers russes ».
75La Russie définitive, ou, selon la même terminologie, historiquement établie, est donc conçue et vue dans des frontières naturelles, ou organiques, qui s’inscrivent docilement dans le pli des montagnes et accompagnent le cours des rivières (fig. 36‑38). La verdure naturelle de la croissance est identique à la coloration de la carte46.
76Malgré l’hétérogénéité des concepts considérés ci-dessus : l’organicité, le caractère naturel de la croissance et la globalité, l’universalité et la planétarité de la Russie et de l’URSS, ces deux dimensions étaient ancrées dans un seul visiotype dans la conscience soviétique. Dans des contextes mortellement sérieux ou humoristiques, le « global » et l’« organique » convergeaient dans l’image d’un surhomme, d’un géant debout sur une carte, ou d’un Atlante tenant le globe sur ses épaules (au lieu du ciel, traditionnellement représenté comme une sphère). À l’aube du monde soviétique, ce surhomme pouvait être le Travailleur, Lénine ou Staline ; lors du déclin de l’URSS, les attributs personnels se sont lentement estompés :
77J’ai embrassé la Terre d’un regard
J’ai vu ce qui est d’ordinaire caché par le temps47.
78Ce n’est pas un homme qui vit, mais un acte :
Un acte aussi grand que le globe terrestre48.
79Entourer l’ennemi de feu et d’un anneau,
les chars sont lents comme des limaces,
les Communistes marchent avec leurs visages engourdis…
la continuation de ma vie.
Je le vois dans la réalité, bien que mon destin soit différent,
et ils me malmènent avec leurs bottes.
Mais je m’élève et je grandis à nouveau,
m’assombrissant d’une mer à l’autre.
Je vois ma beauté terrestre sans bataille, sans sang, sans douleur.
Je vois les horizons de la terre au loin –
les moissonneurs, se balançant sur le bord, venant vers moi, haletants…
Ils arrivent.
Alors je suis tout à fait mourant.49
80Je me tiens comme ceci :
Beau, intelligent, ferme, musclé, planté sur mes pieds.
De la terre au soleil. [...] Ainsi je me tiens :
Moi, un homme, moi, un communiste50.
81Déjà à l’époque soviétique, cette conscience planétaire était un objet de parodie – sinon pour ses ambitions planétaires, du moins pour l’orgueil exorbitant de son obsession d’être toujours « première », à « l’avant-garde » :
82Et dans le domaine du ballet aussi,
nous sommes en avance sur le reste du monde51.
83Les motifs de la perestroïka du « globe étouffant », de l’équilibre au bord d’un abîme plus profond que le chaos lui-même (fig. 39-40), sont remplacés par des motifs de la désolation « globale » du pays et de son peuple :
84Nous nous sommes vantés dans le monde entier,
et nous nous sommes désintégrés en tribus. […]52
85Tu m’as pleuré, Russie, comme une larme coincée dans tes yeux,
et maintenant, laid et étalé sur un bloc du globe, je rampe.
Je suis aspiré, comme le Sahara,
les villes qui ne croient pas aux larmes.
Je m’évapore, je me dessèche.
Je sauterais bien de la planète, mais pour aller où ?!53
86Le déclin de la mission globale et le rétrécissement du monde post-soviétique renforcent le concept « organique » du visiotype. Le concept « organique » de la Russie. Ce qui, au niveau de la rhétorique politique, semble être une quête d’une idée nationale verbalisable, c’est-à-dire susceptible d’être verbalisée, apparaît visiotypiquement comme une tentative de se trouver d’emblée à l’horizon d’une « corporéité » intégrale. Le produit verbal d’une telle quête jette sans effort un pont entre le global et le banal, comme on le voit chez Mikhaïl Svetlov (chapitre 4) et comme on le voit maintenant largement dans la poésie amateur :
87La Russie a subi des tirs.
Ses fils ont été brûlés par le feu.
Elle a été torturée, crucifiée.
Aucun gémissement n’a été entendu dans les cachots.
88Mais ses ennemis jubilent en vain.
L’heure sacrée de la vengeance approche.
Et ils arriveront de partout,
Nos alliés, de tout l’univers54.
89D’autre part, c’est l’émergence dans la Russie post-soviétique de véritables « amis venus de l’autre bout du monde » ou d’anciens compatriotes soviétiques ayant fui vers une partie plus prospère de l’ancien empire qui a intensifié le sentiment de babylonisation55 (fig. 41). À ce stade – « non seulement le cours habituel des choses a été perturbé, mais aussi l’ordre mondial promis depuis l’enfance » – le schéma de l’expérience de l’émigrant, à savoir la séparation de sa patrie, se reproduit. Il y avait deux mondes qui lui étaient propres – le pays natal et la géographie scolaire. « De l’un on est banni, de l’autre on hérite d’un monde complètement différent ». Le retour au pays se produit comme dans le cas d’un souvenir d’une leçon de géographie apprise à l’école. C’est ainsi que nous lisons le poème « L’émigrant » d’Alexei Achair de 1925 :
90Oh, pensées, où avez-vous dérivé dans les errements d’un destin tourbillonnant ?
Aux abords abrupts de Lysva,
sur les rives de la rivière Tchoussovaïa…
Petite fille, vous apprenez
sur les Andes, sur les Alpes…
Autour, il y a des pentes pittoresques, aussi indigènes que les visages de vos amis.
Et là-bas, à l’est, Berezov se trouve en terre sibérienne.
La neige y est rose améthyste,
et les aubes sont rouge rubis. [...]
91Et plus loin, et plus loin encore,
combien de personnes sur la route de Moscou !
La route continue sans fin – vers Irkoutsk, vers la Transbaïkalie, vers Tchita.
Volkonskaïa et Trubetskaya,
dont les vies se fondent en une seule.
« Je veux être comme ça aussi »,
as-tu pensé, en rêvant…
C’est devenu une réalité.
Pas en Sibérie. À l’étranger.
Shanghaï. San Francisco. Harbin.
Des visages familiers, anciens,
seulement plus de rides et de cheveux gris. [...]
Vous souvenez-vous des pentes grises et de la rivière bleue à vos pieds ?
De la leçon des Alpes et des Andes ?56
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