Delille à l’épreuve internationale
1Reconstruire l’image d’un poète et de son œuvre à l’échelle internationale signifie lui prêter une voix et lui redonner une mémoire. L’entreprise est d’autant plus hasardeuse quand le poète s’appelle Jacques Delille — le coryphée de la poésie descriptive qui a subi depuis le Romantisme un impitoyable procès de damnatio memoriæ. Lors du colloque international tenu à Bâle en 2018, la reconfiguration de l’image du poète est passée par un élargissement du paysage. Ce détour a permis aux organisateurs de faire abstraction du procès intenté au poète en France. Ainsi, le colloque « Delille hors de France » a déployé un éventail de propositions sur la réception internationale de Delille et de son écriture qui se joue des frontières. Les actes de la rencontre sont désormais publiés dans les Cahiers Roucher‑André Chénier (n° 38, 2019/20). La publication est non seulement une mise à jour de la recherche delillienne, mais s'inscrit dans un contexte plus large, puisqu'elle participe du projet « Reconstruire Delille », au terme duquel sera proposée la première édition scientifique des œuvres complètes du poète.
2Les fortunes, les infortunes et retombées que l’œuvre de Delille a rencontrées sur le continent font partie des quinze articles réunis et édités par Hugues Marchal, Timothée Léchot et Nicolas Leblanc. Leur introduction signale un trait de caractère signifiant de l’œuvre de Delille, à savoir son goût pour le dépaysement. Lors de voyages et pendant l’émigration, la poésie de Delille fait preuve d’un esprit de fusion entre science et poétique ce qui implique une aptitude pour la vue d’ensemble et sa mise en forme. Cette caractéristique se conjugue avec l’approche transfrontalière de l’ouvrage dans lequel élargissement du paysage rime avec flexibilité méthodologique : de l’étude des traductions aux conditions culturelles et matérielles, les actes du colloque reconsidèrent également des lectures polémiques de caractère national et esthétique. Grâce à cette richesse méthodologique, le volume Delille hors de France répond à la fois à des questionnements liés aux recherches delilliennes et peut intéresser toute étude comparative du xixe siècle.
Prendre Delille pour Delille
3Plusieurs contributions reconstruisent une réception qui donne toute la place à Delille, sa poétique et sa renommée. Ainsi, Muriel Louâpre suggère une dimension européenne de Delille. La chercheuse recourt à des éléments biographiques, éditoriaux et symboliques pour cartographier l’espace européen traversé physiquement par Delille lors de voyages et pendant l’émigration. Le nombre de traductions, la chronologie des éditions et des lieux dédiés au poète sont également visualisés pour caractériser symboliquement l’ampleur internationale que prend Delille. Dans une réflexion similaire sur le potentiel cosmopolite des poèmes, Sylvain Menant se demande si Delille avait construit son œuvre en vue d’une réception internationale. La lecture de S. Menant tend à libérer Delille de son carcan descriptif avec le but de sauver sa poésie grâce à sa force cosmopolite. En ce sens, un poème comme La Conversation joue son rôle de synthétiseur d’une vision du monde partagée parmi le lectorat européen. Le sol fertile du français en tant que lingua franca doit être pris en compte si on veut comprendre la portée des poèmes de Delille qui allient science et technique avec nature et culture. Symboles de la transformation irréversible du monde, les chants de Delille véhiculent des idées partagées à l’échelle européenne.
4Delille incarnerait donc une voix cosmopolite, mais sa façon d’aborder la science a‑t‑elle rencontré l’approbation des savants de son époque ? Michał Bajer s’interroge spécifiquement sur l’intertexte scientifique dans les traductions des descriptions savantes de l’Homme des champs en anglais, italien et polonais. L’alliance de description et représentation ajoute aux traductions une signification étendue qui s’exprime par des traitements différents de l’ornement poétique. Celui‑ci ne se laisse pas rendre tel quel dans la langue ciblée, c’est pour cela que des notes en prose interfèrent dans le corps poétique de la traduction. Là où le discours poétique a tendance à viser une fonction autoréférentielle, les notes savantes assurent le cadre référentiel. Ainsi « le lecteur étranger a plus de chances de deviner la réalité cachée derrière les mots que n’en avait son homologue français » (p. 75).
5Le goût des Italiens pour le nouveau style paysager est une explication pour l’intérêt qu’ils montrent pour les Jardins de Delille. Selon Jean‑Louis Haquette les critiques dans les journaux italiens savent honorer ceux qui embellissent leur héritage littéraire romain. Ainsi, Delille jouit d’une renommée de grand poète français en Italie. L’article met en évidence que la représentation élogieuse de Delille en Italie se fait surtout pour des motifs poétiques, culturels et esthétiques. L’image du poète est donc fortement travaillée par les tendances régnantes. L’article montre comment la poésie delillienne nourrit l’imagination des contemporains en Europe. Un autre bel exemple de la postérité de Delille apparaît dans les nouveaux documents sur son séjour à Constantinople recueillis par Hugues Marchal. Le départ de Delille pour l’Orient fait courir la rumeur d’un enlèvement involontaire du poète. De telles rumeurs sont une trace de la célébrité du poète sur le continent. De nouveaux documents permettent aujourd’hui de montrer que le séjour en Orient était prémédité et même attesté juridiquement. Dans des échanges épistolaires se confirme également le goût de Delille pour la lumière, les contrastes et la combinaison de points de vue sur le Bosphore.
6Ces contributions soulignent une réception qui reste fidèle à son œuvre, qui en juge positivement et rend compte de sa célébrité. Celle‑ci est pourtant contrastée par un ensemble d’articles qui constatent une réception beaucoup plus douteuse, qui tend vers l’instrumentalisation de l’œuvre.
Instrumentaliser Delille
7La réception de l’œuvre de Delille en Grande‑Bretagne est mitigée. Nicolas Leblanc propose une analyse de cinq revues anglaises de l’époque. Deux d’entre elles saluent les imitations élégantes de Delille, alors que les autres s’indignent de la large dette qu’aurait Delille vis‑à‑vis de poètes anglais. Dans les deux camps domine le même objectif, à savoir la volonté de rehausser la poésie anglaise dans la concurrence avec la France. L’émulation poétique célébrée par Delille dans ses emprunts fréquents, invitent certains observateurs anglais à le considérer comme un vulgarisateur de la poésie anglaise en France. La critique la plus hargneuse relève de ce que l’auteur appelle un « chauvinisme littéraire » puisqu’elle accuse Delille d’une dette non‑déclarée vis‑à‑vis d’œuvres anglaises qui sont pillées par « le criminel le plus effronté de la République des Lettres » (p. 86). L’envahissement idéologique de la critique mis à part, il reste l’interrogation esthétique autour des emprunts qui intriguait les contemporains de Delille. L’article de Nicolas Leblanc invite donc à repenser la gamme entre « l’imitateur honorable » qui embellit une œuvre poétique et le « plagiaire coutumier » (p. 84). Ces attributs appliqués à Delille renseignent beaucoup plus sur les attentes poétiques de la presse britannique que ce qu’ils font découvrir de l’œuvre delillienne prise pour elle‑même. La contribution de Nicolas Leblanc s’avère en ce sens paradigmatique pour une réception tourmentée à l’étranger.
8L’article de Caroline de Mulder sur Buitenleven, la traduction de L’Homme des champs par Willem Bilderdijk, fait découvrir un Delille serré dans l’étau nationaliste. W. Bilderdijk affiche un mépris envers les qualités poétiques de Delille notamment en critiquant sa grandiloquence sans expliquer pourquoi il envisage une traduction d’un original qu’il n’apprécie guère. Ce qui ressemble à un paradoxe n’en est pas un, puisque W. Bilderdijk veut surpasser Delille par sa traduction. Cet objectif est poursuivi de manière agressive avec des charges particulièrement anti‑françaises combinées à une attitude hostile à la poésie descriptive. Par le biais de cette critique globale qui passe par l’énumération de traits manquants à la poétique de Delille, W. Bilderdijk annonce son programme consistant à « injecter à l’œuvre un esprit hollandais » (p. 191). Ce patriotisme poétique se manifeste dans une traduction combative qui connaît une seconde édition accompagnée de plusieurs recensions. W. Bilderdijk, infatué de sa personne, n’était pas le seul à vouloir effacer la mémoire à Delille ; ce qu’il a réussi avec brio, c’est de reléguer dans l’ombre la traduction plus fidèle de Streek‑Brinckman.
9La volonté de couler Delille dans le moule d’une particularité nationale se rencontre également dans l’article de Véronika Altshina qui retrace l’héritage du Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme en Russie. Les Lumières russes se sont servies du Dithyrambe pour diffuser leurs idées fortement imprégnées par la franc‑maçonnerie. Une première traduction de Labzine permet de transférer un vocabulaire philosophique et littéraire en langue russe. Comme Delille, Labzine recourt à des emprunts afin d’insérer des allusions maçonniques qui vont influencer l’ensemble des traductions ultérieures. Altashina montre que les traductions russes sont caractérisées par deux vagues. La première découle d’une autorisation voire d’un appui idéologique de la part d’Alexandre Ier pour les francs‑maçons. La deuxième répond plutôt à une crainte des loges maçonniques de la répression politique. Les motifs mystiques du poème de Delille inspirent aux traducteurs russes une lecture maçonnique dont les deux vagues de traductions sont fortement tributaires. Les traducteurs reprennent la célébration de la mort et le mysticisme présent dans le poème de Delille pour en faire sortir des éléments latents, propres à leur vision du monde. Le Dithyrambe est ainsi pris dans un croisement de dimensions religieuses, politiques et historiques.
10Si en Russie c’est la politique qui s’intéresse à une interprétation ciblée d’un poème de Delille, en Suisse romande sa poésie structure le discours critique littéraire. Timothée Léchot signale que déjà dans les années 1770, les poètes suisses emploient la tonalité descriptive pour célébrer leur patrie. Par conséquent, « le grand poème descriptif » des Jardins (p. 208) inspire les jeunes poètes suisses. L’ambiguïté est inévitable : comment peut‑on rendre hommage au descriptif sans trop ressembler aux Français ? Ainsi, devenu un « modèle paradoxal » (p. 210), Delille reste estimé en Suisse pour ses traductions et la valeur pédagogique de sa poésie. La critique se faufile également sur un terrain poétologique : « le luxe étouffe la nature » (p. 213). Les allusions aux excès stylistiques annoncent la rupture proche avec le modèle delillien. La période de séparation propice aurait pu être l’émergence du romantisme en France puisque le mouvement se caractérise notamment par son attitude réactionnaire envers Delille. Alors qu’en France les romantiques s’opposent à la poésie descriptive, un professeur de littérature et poète suisse, Alexandre Vinet, enseigne à Bâle jusqu’en 1835 les vertus d’une telle poésie et marche sur les traces de Delille dans ses propres poèmes. Trente ans plus tard, le critique suisse Eugène Rambert voit en Vinet un poète qui adhérait trop longtemps aux vers périphrastiques, illusionnistes à la Delille qui lui infligerait « faux éclat », « vanité » ou « l’ostentation » (p. 217). Cette fidélité au poète français aurait freiné l’éclosion d’une poésie romantique en Suisse francophone. Malgré l’accusation d’avoir empêché la naissance d’une poésie nouvelle, Delille a le mérite d’être le marqueur du degré d’authenticité de la poésie romande pendant plus d’un siècle.
Assurer la survie d’un poète
11L’image conciliatrice d’un Delille structurant le discours critique montre qu’il n’y a non seulement des débats, des polémiques et l’histoire littéraire qui se construisent autour de Delille, mais également de la bienveillance comme le relève Stefan Knödler dans son article sur les anecdotes diffusées en Allemagne. Celles‑ci ont garanti une survie à Delille même si ses œuvres n’étaient plus lues. En retraçant l’évolution de l’anecdote en Allemagne, S. Knödler constate qu’elles s’éloignent de façon continue de la personne historique « pour acquérir une forme d’exemplarité générale, dans laquelle le nom de Delille devient synonyme de ‘Français original’ » (p. 226). Au départ de cette évolution, les contemporains allemands parlent de Delille comme « destinataire, le narrateur et surtout le personnage d’anecdotes » (p. 227). Après sa mort, une vague de traductions des Delilliana gagne l’Allemagne. À l’origine dotée d’un caractère décoratif, l’anecdote delillienne limite son répertoire à des exemples génériques qui font du poète une figure « interchangeable avec d’autres » (p. 239), jusqu’à ce qu’elle s’émancipe complètement de sa situation historique.
12L’article d’Olav Krämer poursuit cette réflexion sur les transferts culturels franco‑allemands. En revisitant les étapes, les médiateurs et les contextes de la réception des Jardins en Allemagne, O. Krämer montre que le chant de Delille est mentionné dans plusieurs écrits sur la théorie de la poésie. Selon les critiques, la poésie scientifique peut véhiculer les « vérités morales et religieuses » en agissant sur « la sensibilité des lecteurs » (p. 97), ce qui est en parfaite harmonie avec le poème de Delille. L’art du jardin est au cœur d’un autre débat cette fois parmi les théoriciens du jardinage. L’impact qu’avait cette controverse se manifeste dans l’adaptation allemande du poème par Voigt qui insère des éléments politiques dans sa traduction tout en indiquant vouloir chanter la nature et non pas la guerre. Avec Voigt, le jardin devient une métaphore pour la paix. Il apparaît donc qu’un ensemble de réflexions déclenchées par la réception des Jardins en Allemagne s’étend du potentiel didactique en poésie, au débat pratique du jardinage esthétique et enfin aux implications politiques d’une adaptation allemande conciliante.
13La traduction polonaise des Jardins s’inscrit également dans un contexte historique particulier dans lequel Delille est intervenu. Marcin Cieński souligne dans son article que de grandes transformations jardinières invitent le poète polonais Franciszek Karpiński à traduire le poème de Delille. Son intervention a pour objectif de « rattraper » le retard culturel polonais en matière jardinière et d’effectuer une mise à jour du vocabulaire littéraire. Comme Karpiński était également professeur de français, il prenait les Jardins pour un morceau didactique qui lui permettait de forger une prose en polonais et de rendre toutes les idées exprimées dans l’original français. Le poème polonais devient à la fois une source pour l’art du jardin ainsi qu’un enrichissement pour la langue maternelle de Karpiński. La même dynamique est explorée par Barbara Łuczak dans sa contribution sur les cercles intellectuels polonais qui dialoguaient avec Delille. Pour le gros des écrivains polonais, le poète des Jardins est l’emblème de l’émotion lyrique. L’admiration pour la contemplation de la nature pousse les auteurs polonais à l’imiter tout en éludant les éléments scientifiques dans ses œuvres. Or, le poème L’Agriculture de Tomaszewski aborde des sujets scientifiques ce qui lui a valu de l’incompréhension de la part de ses collègues écrivains polonais puisqu’ils ont décalqué l’image réductrice de la poésie delillienne (lyrisme, émotion, nature) sur le poème L’Agriculture. Par la reprise d’éléments botaniques, l’adaptation de Tomaszewski propose une lecture nouvelle qui s’étoffe de tonalités scientifiques et descriptives.
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14Delille hors de France retrace la présence du poète à l’étranger. La prémisse importante, valable pour l’ensemble des articles, consiste dans la malléabilité de l’œuvre de Delille. Celle‑ci justifie d’adopter une perspective élargie et de commencer l’ouvrage avec trois études sur la culture esthétique européenne qui reçoit la poésie de Delille pour ensuite proposer un panorama de l’héritage recueilli dans les pays respectifs. Les productions littéraires qui entretiennent un lien de parenté avec Delille méritent à la fois d’être étudiées par rapport à l’original, mais également par rapport à la poétique du reste de l’œuvre du traducteur étranger. Cet ultime élargissement du paysage nous éloigne de Delille, mais nous rapproche de l’émergence d’idées auxquelles le poète a contribué. La survie de Delille se reflète dans ce que sa poésie a pu contribuer à la culture européenne puisque sa littérature s’est nourrie de ses motifs poétiques. Tout comme le latin vit dans les langues romanes, serait‑il trop hardi de dire que Delille vit dans les grandes idées ? L’ouvrage s’oriente dans cette direction et esquisse le portrait d’un Delille émetteur d’une parole poétique qui survole les frontières, féconde les terrains inconnus et fait pousser de nouvelles fleurs.