Aux sources de La Fontaine
1La Fontaine est toujours l’un des auteurs français les plus aimés du grand public. Il reste lu, et abondamment enseigné dès l’école élémentaire et jusqu’au baccalauréat. Il continue dans le même temps d’être un objet d’étude pour l’université : toutes les classes d’âges et tous les types de lectures, de la plus naïve à la plus érudite, semblent pouvoir en faire leur miel.
2C’est pourtant au prix d’un certain quiproquo, dans la mesure où la critique savante a récemment remis en question deux des préjugés les mieux ancrés à son propos : d’abord, que le centre de gravité exclusif de son œuvre serait les Fables ; ensuite, que celles-ci s’expliqueraient d’abord par leur rapport à leurs sources antiques. Dans L’Atelier du conteur. Les Contes et nouvelles de La Fontaine : ascendances, influences, confluences (Honoré Champion, 2014), Tiphaine Rolland avait en effet démontré, contre cette rhétorique faisant de La Fontaine le moraliste du parti des Anciens, non seulement l’importance des Contes dans cette œuvre, mais aussi l’influence des œuvres facétieuses de la Renaissance sur ceux-ci. Dans Le « Vieux magasin » de La Fontaine, l’autrice fait maintenant un pas de plus : loin de la partition générique commode, censée assurer l’étanchéité des Fables (élégantes, galantes) avec la littérature plaisante du xvie siècle (paillarde, d’un goût plus douteux), elle montre que celles-ci entretiennent de nombreux points communs avec les Contes. Ce faisant, elle remet en perspective notre compréhension de l’œuvre, placée dans sa totalité (y compris pour les Fables, donc) sous l’influence de la « littérature plaisante » florissante dès le début de la Renaissance. Ce puissant double geste, niant à la fois l’insularité des Fables (en les reliant aux Contes) et leur imperméabilité à la facétie, s’opère, comme le précise la 4ème de couverture, en articulant « recherches génétiques, analyses littéraires et histoire des représentations » et ressortit à une « esthétique de l’influence ». Qu’est-ce à dire ?
De l’influence
3On invoque souvent l’influence d’un auteur sur un autre de la manière la plus vague, comme s’il s’agissait d’une force mystérieuse, impossible à quantifier, et qui serait en elle-même explicative : « c’est parce qu’il serait influencé par X, dit-on, que Y écrirait comme il écrit. » Ce faisant, on laisse béantes les deux questions plus importantes : celle des modalités de cette influence (qu’est-ce qui est pris exactement, comment ?), et celle de la part de création propre qu’elle laisse (ou même, qu’elle déclenche : que fait Y de ce qu’il a pris à X ?) chez l’écrivain influencé. Autrement dit : l’influence n’explique rien. C’est au contraire ce qui doit être expliqué, et c’est ce que fait T. Rolland dans Le « Vieux magasin » de la Fontaine.
4Si celui-ci se plaît en effet à évoquer ses sources antiques, en premier lieu desquels la figure semi-légendaire d’Ésope, et cite Boccace, Marguerite de Navarre ou Rabelais, en revanche il ne mentionne pas plusieurs autres auteurs moins célèbres de la « narration plaisante ». C’est que « l’influence », sans doute, est autre chose que l’origine : il s’agit plutôt, une fois le courant lancé, des forces qui en modifient la trajectoire ou la vitesse. Raison pour laquelle ce concept se prête à une approche plus fine que celui, massif ou molaire, de source : où celle-ci indique un commencement absolu (souvent noble, et tant qu’à faire, antique), celle-là désigne au contraire une multiplicité d’emprunts plus ou moins visibles, plus ou moins avouables, fait par La Fontaine à « des auteurs écrivant en langue vulgaire, italienne ou française, au xive, xve et xvie siècles » (p. 12). Ce changement de perspective implique de ne pas en rester aux déclarations d’intention du poète (qui valorise la source, mais pas les influences), et de s’appuyer sur une comparaison précise des textes de La Fontaine avec ceux de la Renaissance :
La confrontation de ces deux corpus — d’une part, les recueils de récits divertissants, connus ou méconnus […] ; d’autre part, les Contes et les Fables de La Fontaine […] — révèle que la tradition plaisante (expression qui englobe les nouvelles, facéties, contes à rire et autres narrations récréatives de la première modernité) exerce une influence majeure sur l’œuvre du poète, non seulement dans le domaine de l’inventio, mais aussi sur les plans pragmatique, formel, thématique, lexical, idéologique, stylistique. (p. 13)
5À la suite des travaux de Jean-Pierre Collinet ou Jacqueline Plantié, T. Rolland propose ainsi de mettre en évidence les différentes versions de tel ou tel récit, jusqu’à ce qu’il prenne sa forme lafontainienne dans les Fables ou les Contes. Pour y parvenir, non seulement elle cite en vis-à-vis de ceux de La Fontaine un grand nombre de textes (connus, comme ceux de Boccace, Rabelais, Marguerite de Navarre ; ou moins connus, comme ceux de Nicolas de Troyes, de D’Ouville ou de Des Périers) mais elle propose aussi en annexes de son étude, d’une part un inventaire des livres relevant de la littérature plaisante et que La Fontaine serait susceptible d’avoir lu (puisqu’on les trouve dans les bibliothèques du xviie siècle), et d’autre part des représentations, sous forme arborescente, de la métamorphose de ces histoires.
6Le choix de représenter une « forêt de dérivations arborescentes » (p. 127) plutôt qu’une source explicite pour chaque texte, permet notamment de tracer avec finesse l’origine souvent plurielle des Fables, qui ont plus tendance que les Contes à dissimuler l’apport de la tradition plaisante :
Si rares sont les cas d’emprunts stricts à la tradition plaisante dans les Fables, bien plus nombreux, en revanche, sont ceux de filiations indirectes. En témoignent les apologues lafontainiens qui ne proposent pas la réécriture d’une version antérieure identifiable, selon le modèle simple de l’imitatio non médiatisée, mais s’inscrivent dans un réseau à la capillarité capricieuse, à la croisée des genres et des époques. (p. 127).
7L’enjeu n’est pas pour T. Rolland de montrer que c’est systématiquement le cas de toutes les fables. Plutôt que « chaque livre des Fables présente au moins un apologue qui soit, sur le plan de l’inventio, rattaché de façon plus ou moins étroite à la tradition plaisante […]. » (p. 146) Pour celles-ci, il ne s’agit pas non plus de rabattre La Fontaine sur ses prédécesseurs. Mais de reconstituer le « jeu subtil de variations (notamment stylistiques) » (p. 12) qui permettent de mettre en évidence « l’originalité de La Fontaine » que le concept d’« influence » tend ainsi moins à dissoudre, qu’à fonder sur des faits. C’est en effet en percevant avec précision la différence avec les textes qu’il a lus, et non en faisant comme s’il s’agissait d’un génie inventant ses procédures stylistiques ex nihilo, que l’on peut correctement juger du talent d’un auteur.
Du plaisir
8En l’occurrence, ce qu’apporte La Fontaine à la tradition qu’il reprend, est notamment un déplacement important dans la conceptualisation du plaisir et des moyens de le produire. Car si le plaisir est évidemment l’enjeu de la tradition plaisante, son nom l’indique assez, il l’est aussi de la littérature galante. Or les poétiques sont si différentes, les moyens de le déclencher si opposés, qu’on ne peut s’empêcher de se demander si l’on entend bien la même chose ici et là. À tout le moins, il faut poser la question.
9T. Rolland répond par l’affirmative et c’est tout le sens du concept d’influence : car c’est bien pour produire du plaisir que La Fontaine s’inspire de la tradition plaisante. En l’occurrence, il cherche à en tirer un sel, un piquant, à même de relever les textes que l’on sert dans les salons galants :
La galanterie, pour éviter le risque de « fadeur », a très bien su intégrer les plaisanteries gaillardes à son arsenal de divertissements, pourvu que celles-ci soient maniées avec une certaine distance et adaptées aux nouvelles exigences du temps. L’œuvre de La Fontaine offre à cet égard un poste d’observation particulièrement stratégique, dans la mesure où les transformations qu’il impose au corpus des narrations récréatives prennent acte de l’évolution du goût, tout en la confortant en retour par le succès des Contes et des Fables. (p. 191)
10Mais comme entre le début de la Renaissance et la fin du xviie siècle, les temps ont changé, comme les organisations et les rapports sociaux, de même que les mentalités et les goûts qui les justifient ou les expriment, ne sont plus les mêmes, La Fontaine doit adapter sa recette. Si, de manière parfaitement convaincante, Rolland s’adosse à l’histoire des représentations, c’est donc moins pour réduire l’apport de La Fontaine (en en faisant un simple symptôme) que pour mettre en évidence sa réflexion méta-poétique propre.
11Les déclarations du poète sont connues. Il suffit de (re)lire « Le Pouvoir des fables » :
Si Peau d’âne m’était conté
J’y prendrais un plaisir extrême
Le monde est vieux, dit-on ; je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant. (VIII, 4, v. 66-70)
12Toute la question ressortit alors à la stylistique (par quels tours produire ce plaisir ?) et à la pragmatique (en quoi consiste, dans les faits, ce plaisir ?) ; deux questions auxquelles l’enquête de T. Rolland répond de manière convaincante, d’une part en reliant les « traits » du poète à la tradition épigrammatique (p. 249 sq.), d’autre part en définissant le concept proprement lafontainien de gaieté dont la prise en compte déterminerait téléologiquement l’écriture : « l’adresse au dames », qui structurait déjà la rhétorique de Boccace, « a d’importantes conséquences littéraires ; d’abord, la longueur [des] récits […] ; ensuite, le lectorat féminin conduit le conteur toscan à développer une poétique de l’allusion voilée, reprise trois siècles plus tard par son émule champenois. » (p. 266).
13Ainsi La Fontaine part-il en quête d’un « savoir-rire » nourri par, mais différent de, celui que recherchait la tradition plaisante, plus paillarde. Ce faisant, sa littérature en vient à être caractérisée par une « gratuité ludique » (p. 276) qui vise assurément à une certaine autonomie de la littérature. Or, l’enjeu propre des apologues n’était-il pas d’abord, dit-on, l’édification morale ?
Du genre
14Quitte à voir dans La Fontaine un écrivain schizophrène, moraliste ici et grivois là (même si T. Rolland nous évite de projeter sur le xviie siècle l’image romantique de l’écrivain sincère, dont les textes devrait exprimer une pensée personnelle et cohérente), on a souvent tendance à considérer que la fable aurait une portée éthique, alors que le conte serait seulement grivois. Mais les apologues de La Fontaine ont-ils vraiment une visée morale ? Davantage que des allégories, dont il serait aisé de percer les idées qu’elles incarnent (en faisant de leurs personnages de simples marionnettes), ils baignent en réalité dans le trouble des scènes de songe, ou (comme le dit Patrick Dandrey ici cité) dans une « sorte de demi-sommeil de la conscience, une succession d’assoupissements de la censure et de retours à l’état de veille » (p. 408). Dans les Fables comme dans les Contes, l’édification ne saurait donc être l’enjeu premier. C’est d’autant plus le cas que ceux-ci déteignent sur celles-là avec leur « art de générer des sens multiples et incertains, qui brouillent les certitudes admises et les moralités attendues par un halo ironique. » (p. 411)
15Ainsi donc, la différence entre les genres pratiqués par La Fontaine ne tient ni aux influences qui les déterminent (les deux sont marqués par la tradition plaisante) en amont, ni à l’effet qu’ils visent (le plaisir, ici et là) en aval, ni même à leur poétique propre (toutes deux exploitent les ressources de l'ambiguïté). Fort habilement, Le « Vieux magasin » en vient donc à resserrer sa focale sur la moralité : n’est-ce pas en effet en définitive la présence de ce seul appendice, qui permet de distinguer la fable du conte ? Sans doute, du point de vue de sa structure (et T. Rolland entend le genre comme une classe de textes partageant des propriétés structurelles). Mais non pas de son effort : l’autrice montre parfaitement que la fable ne vise pas, quoi qu’en dise l’école, l’édification morale. En effet, « la seule vérité qui se manifeste de façon continue dans les Fables est d’ordre poétique […]. La formulation d’une moralité obéit moins à un impératif éthique qu’à une contrainte structurelle […] » (p. 387). Explicite ou implicite, intra- ou extradiégétique, la moralité sert moins à imposer une signification morale à la fable qu’à en faire béer tout au contraire la signification : « L’art de La Fontaine fabuliste, en adversaire du pédantisme, en amant de la juste nuance, c’est […] la suggestion, l’infusion du sens dans la grâce de la narration. » (p. 416).
16S’appuyant sur une lecture très subtile du « Cochon, la Chèvre et le Mouton » (VIII, 12), fable dans laquelle, des trois animaux qu’on emmène au marché, seul le premier pressent la mort parce qu’il n’a ni lait ni laine à vendre, alors que les deux autres sont insouciants, T. Rolland montre que même explicite et extradiégétique, la moralité (« Quand le mal est certain, / Le plainte ni la peur ne changent le destin ; / Et le moins prévoyant est toujours le plus sage ») ne parvient pas à faire oublier la saynète qui y a pourtant conduit : celle-ci, en nous faisant partager l’angoisse du cochon, plaide quoi qu’elle en ait pour la lucidité de l’animal prévoyant. Comment en tout cas demander à quelqu’un de ne pas penser à la mort, tout en lui en faisant sentir si fort l’odeur ? « La fable apparaît alors comme un dispositif plurivoque : parce qu’elle fait entendre plusieurs voix qui ne peuvent facilement s’accorder ou être réduites au silence, elle ménage plusieurs interprétations. » (p. 420) La moralité, loin de synthétiser la fable en une idée pour servir à une édification morale univoque, en complexifie au contraire le propos, imposant au lecteur un aller-retour constant entre les vers dans la matière du texte, jusqu’à lui permettre de trouver dans cette épaisseur un plaisir proprement esthétique ou littéraire. Dans la fable, le plaisir du conte n’est pas détourné par l’édification morale, mais décuplé par la moralité.
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17On l’aura compris, Le « Vieux magasin » de La Fontaine est un ouvrage très riche (au style soigné, élégant), se situant au croisement d’une multiplicité d’approches critiques (génétique, stylistique, histoire des représentations, pragmatique) qu’il fait confluer pour opérer son double geste : montrer que les Fables ne sont pas, dans leur poétique, si éloignées des Contes, d’une part ; et mettre en évidence ce que tous deux doivent à la tradition plaisante d’autre part. Ce faisant, Tiphaine Rolland n’écrase pas La Fontaine sur ses prédécesseurs, puisqu’elle met en évidence la singularité et la puissance de sa manière propre. De même, pointer ce que l’auteur des Fables doit à la tradition plaisante est moins une façon de nier qu’il s’inspire d’Ésope, que d’expliquer les ressources du renouvellement qu’il opère : « cette influence du récit plaisant sur les Fables est essentielle pour la reviviscence du genre “dont Ésope est le père” et La Fontaine, le génial rénovateur. » (p. 427). À l’issue de cette étude impressionnante, on a le sentiment en effet — c’est assez rare pour être souligné — d’avoir en main toutes les pièces du puzzle pour apprécier le poète à sa juste valeur.