Balzac : la langue en action
1Balzac et la langue. Par son titre en écho à un ouvrage de 1998, Balzac et le style, ce collectif dirigé par Éric Bordas s’inscrit dans une série cohérente de travaux qui renouvellent les études balzaciennes depuis deux décennies. Constituant un moment dans une réflexion de plus long terme, l’ouvrage est finement problématisé et s’apparente à un véritable travail collectif, comme l’attestent la dizaine de renvois internes entre articles et l’introduction programmatique qui reparcourt l’ouvrage de manière transversale.
2Suivant le fil de cette réflexion collective, ce compte rendu ne résumera pas les différentes contributions — le lecteur pressé pouvant toujours se rapporter aux résumés inclus à la fin du volume ou au compte rendu de John T. Booker dans le numéro de The French Review de décembre 2020. Il ne détaillera pas non plus les avancées proposées ponctuellement sur tel ou tel sujet : contentons‑nous de signaler ici deux « documents de travail » utiles pour les étudiants ou chercheurs : un relevé très complet des néologismes de Balzac (p. 123‑129) et un repérage des coquilles dans Les Contes drolatiques par Takeshi Matsumura (p. 158, n. 3). Le but sera plutôt de restituer et de commenter la réflexion qui unit les différentes contributions de l’ouvrage.
Balzac savait‑il sa langue ?
3Le point de départ de Balzac et la langue est l’existence de trois propositions incompatibles entre elles, que la critique du xixe siècle et du xxe siècle s’est vainement efforcée d’articuler en un raisonnement cohérent.
41) La première proposition relève d’un mythe national selon lequel ce seraient les grands écrivains qui ont forgé la langue française. C’est un imaginaire qui s’incarne dans quelques moments de l’histoire littéraire comme « La Défense et illustration de la langue française », la normalisation opérée par Malherbe, ou encore, à l’époque de Balzac, la Grammaire nationale (1834‑1837) de Louis‑Nicolas Bescherelle sous‑titrée « Grammaire de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon [etc.] ».
52) La deuxième proposition ne fait guère l’objet de contestations : Balzac est un grand auteur, une étape déterminante dans l’histoire du roman en français.
63) Vient alors la dernière proposition : Balzac ne sait pas la langue française. Cet étrange jugement critique, qualifié de « dogme de notre histoire littéraire » par Mario Roques (p. 10), est illustré dans l’ouvrage par de nombreuses citations du xixe au xxe siècle. L’une des plus emblématiques est peut‑être l’avis de Jacques‑Germain Chaudes‑Aigues en 1839 (« nous pourrions prendre M. de Balzac vingt fois au moins par page qu’il écrit, en faute irrémissible d’ignorance grammaticale »), repris avec des nuances par Ferdinand Brunot, et moins subtilement par son successeur à la Sorbonne, Charles Bruneau (voir p. 246, 251, 263).
7À lire ces trois propositions, il apparaît clairement qu’elles forment un syllogisme incohérent : car si les grands auteurs écrivent bien et si Balzac est un grand auteur, comment expliquer, alors, que Balzac puisse être un « ignorant grammatical » ? Personne n’étant prêt à revenir sur la place de Balzac dans le canon littéraire, restaient deux solutions faciles à envisager.
8La première aurait consisté à dissocier la réussite littéraire de la maîtrise de la langue, en disant que l’importance de Balzac tenait à son analyse de la société, à son réalisme, à sa fécondité ; bref, qu’on pouvait être un grand auteur malgré une mauvaise pratique de la langue. Balzac aurait alors été une exception dans un imaginaire national — exception d’ailleurs rapidement régularisée grâce au cas rassurant de Flaubert, qui prolonge la poétique de Balzac tout en « écrivant bien », ce qui fait dire à Bruneau que « Madame Bovary est le chef‑d’œuvre du roman "balzacien" » (p. 226).
9La seconde conciliation possible aurait été de procéder à une réhabilitation, en montrant que, tout compte fait, Balzac « savait sa langue » (H. Taine, cité p. 9), démonstration qui pouvait être menée grâce à l’examen de ses épreuves corrigées ou grâce à un relevé de ses réussites langagières.
10Disons‑le tout de suite : Balzac et la langue n’opte heureusement pour aucune de ces deux réponses. La première aurait conduit à réinstaurer une séparation forme/fond depuis longtemps dépassée, tandis que la seconde aurait fini par normaliser Balzac en le rangeant sagement dans les rayons d’une bibliothèque équarrie. Au contraire, tout l’intérêt de ce collectif est de tenir ensemble deux éléments en tension. D’une part, Balzac semble avoir été authentiquement passionné par la langue. Sa néologie, l’inventivité des Contes drolatiques ou la multiplication des jeux graphiques sur les prononciations étrangères, montrent, s’il le fallait, que la littérature de Balzac ne se fait en aucun cas malgré la langue. Et pourtant, Balzac ne correspond pas au stéréotype de l’écrivain qui écrit bien. Il faut admettre que « sa lecture a réveillé chez certains un "rapport à la langue" » (p. 28), a « dérangé ses contemporains » (p. 31), et continue d’échapper à nos grilles de lecture spontanées.
11La conséquence déborde le cadre d’une étude monographique sur un auteur : pour comprendre le cas Balzac, il faut reconsidérer notre « pensée théorique de la langue » (p. 11). C’est pourquoi l’ouvrage n’ambitionne pas de parler uniquement de « la langue de Balzac » mais bien de « Balzac et la langue », en prenant en compte l’éclairage réciproque que s’apportent ces deux termes. Cette ambition théorique apparaît dès l’introduction, qui annonce vouloir étudier « le Balzac de Saussure » (p. 14). On se rappelle que, dans un geste fondateur, Ferdinand de Saussure avait démontré que le véritable objet de la linguistique n’était ni le langage (la faculté de parler, commune à toute l’humanité), ni la parole (les pratiques individuelles) mais la langue, c’est‑à‑dire le code conventionnel consigné dans les grammaires et les dictionnaires, le système de signes propre à une société. Cependant, le lecteur s’aperçoit vite qu’il s’agira ici d’un Saussure revisité par Benveniste — qui prouve que le sujet et l’histoire sont présents dans la langue elle‑même — et par Bakhtine pour qui la langue ne peut se concevoir que dans le cadre d’une théorie du discours. Fidèle à cette tradition, l’introduction définit la langue comme une « expérience du temps et de l’espace pour un sujet sensible » (p. 13). Enfin, cette théorie intègre les apports de la grammaire textuelle, qui refuse de définir la phrase comme la plus grande unité linguistique mais s’attache au contraire à étudier les règles régissant les continuités thématiques à l’échelle d’un texte.
12Par ces élargissements théoriques, prenant à la fois en compte « l’homme dans la langue » (Benveniste) et le « discours dans la langue » (p. 11), l’ouvrage parvient à passer d’une conception de la langue comme code virtuel à celle d’une langue habitée et agie — les expressions « agir dans la langue » (p. 36) ou « agir en langue » (p. 107), qui reviennent dans plusieurs contributions, résumant bien la perspective adoptée. Ce faisant Balzac et la langue n’offre pas seulement des clés d’interprétation utiles pour comprendre La Comédie humaine mais il contribue à approfondir notre compréhension des langues dans leur rapport à la littérature.
Carcan & libertés de la langue
13Si l’ouvrage décrit un Balzac agissant dans la langue, il faut peut‑être commencer par préciser que les critiques ne cèdent jamais à l’héroïsation mais insistent au contraire sur l’existence d’un « Balzac bilatéral » (p. 116). Car l’auteur de La Comédie humaine, tout en parvenant dans les faits à proposer un usage innovant de la langue, n’a aussi cessé de se plaindre de « l’énorme difficulté de la langue française » et de tenter de se conformer à des normes intériorisées.
14Une langue, en effet, n’est pas seulement un code inerte mais aussi un imaginaire linguistique souvent moralisateur — les fautes de grammaire s’apparentant toujours à une « décadence du goût », à un viol, à un danger… Si Balzac s’est parfois moqué de cette norme linguistique (comme dans ce savoureux dialogue : « Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites‑vous froitorama ? il y a une faute, c’est froidorama. — Non, dit l’employé du Muséum, c’est froitorama, par la règle : j’ai froit aux pieds. » p. 275), il l’a aussi cautionnée en se faisant remarqueur ou puriste, allant jusqu’à condamner, chez les autres, des caractéristiques de sa propre écriture. José‑Luis Diaz note que l’écrivain reproche à Stendhal d’avoir utilisé le terme cristallisation dans un sens figuré alors qu’il l’avait lui‑même employé ainsi dans Louis Lambert (p. 114). Joël Zufferey donne un bel exemple de la force de cet imaginaire collectif qui transforme les erreurs en fautes voire en salissures (p. 73), en montrant que la réédition particulièrement soignée de La Peau de chagrin en 1838 par Delloye et Lecou pousse Balzac à traquer scrupuleusement ses fautes dans le texte, comme si elles étaient susceptibles de « salir cette page » (p. 39) et de gâcher ainsi la « propreté » de l’édition.
15Peut‑être qu’une mise au point plus systématique sur l’état de la norme linguistique à l’époque de Balzac aurait été utile pour le lecteur profane. Il est vrai que l’essentiel du travail avait été fait dans le numéro Romantisme sur « La police de la langue » (2009) et dans les travaux de Jacques‑Philippe Saint‑Gérand (numéros 4‑7 de La Licorne en 1980‑1983). Toutefois, certains aspects de l’imaginaire linguistique de Balzac méritent sans doute d’être encore explorés. L’influence des théories grammaticales des Idéologues sur La Comédie humaine n’est‑elle pas un peu rapidement écartée (p. 257) ? L’introduction rappelle pourtant que les réflexions du jeune Balzac sur le langage s’inscrivent dans ce cadre philosophique hérité de Condillac (p. 15). Dans le prolongement de l’ouvrage, il serait également intéressant de déterminer à partir de quel moment l’œuvre de Balzac a été récupérée par la norme linguistique, notamment en servant d’exemples dans les grammaires. Aussi forte que soit la « police de la langue » au xixe siècle, l’influence du romantisme pouvait faciliter cette récupération. Ainsi, Philarète Chasles n’est pas seulement le préfacier des œuvres philosophiques de Balzac mais aussi de La Grammaire nationale de Bescherelle dans laquelle il prend fait et cause pour les révolutions de langage : « Quel obstacle opposerez‑vous aux révolutions des langages, vous qui ne pouvez enclouer pour un seul moment les révolutions des modes et des mœurs ? » (Paris, Garnier frères, 1864, p. 8).
16Cet imaginaire linguistique historicisé est toutefois exploré, dans Balzac et la langue, grâce à une perspective plus originale : celle de la génétique. On sait que l’œuvre de Balzac a toujours été un lieu d’innovation pour les approches génétiques de la littérature, que ce soit par la prise en compte de l’« après‑texte » (voir le numéro 44 de Genesis en 2017), ou ici dans l’article de Takayuki Kamada qui propose d’ajouter une nouvelle strate d’analyse aux traditionnelles études qui se penchent soit sur le détail de l’écriture, soit sur l’organisation macrostructurelle des récits (p. 48). La première des quatre parties de l’ouvrage offre par ailleurs un bon aperçu des travaux en cours à l’université de Lausanne autour du site variance.ch qui permet la comparaison des différentes versions de plusieurs romans de Balzac. Joël Zufferey et Rudolf Mahrer s’arrêtent ainsi tous les deux sur les différentes versions de La Peau de chagrin afin de repérer des tendances dans les corrections apportées par Balzac : l’allongement des phrases grâce à la ponctuation, la suppression des subordonnées relatives…
17La difficulté de ces approches est d’interpréter les régularités que l’on repère. Le concept de correction, utilisé avec prudence par les auteurs (voir p. 81), mériterait d’être interrogé car il semble privilégier des motivations négatives (supprimer les fautes) alors que la plupart des citations données pourraient être aussi interprétées dans un sens positif. Par exemple, lorsque Balzac remplace la proposition « Ces études sur la puissance morale dont nous méconnaissons les jeux » par « Mes études sur notre puissance morale si peu connue », peut‑on vraiment dire qu’il cherche avant tout à supprimer la relative en dont (p. 76) ? L’enjeu n’est‑il pas plutôt de créer un effet d’interpellation du lecteur en remplaçant « la puissance morale » par « notre puissance morale », recherche d’effets qui entraîne ensuite la suppression de la relative pour ne pas redoubler la première personne du pluriel ? Pour contourner cette objection, il faut être en mesure de prouver que la suppression des relatives en dont est une tendance statistique lourde du travail de correction, qui dépasse ainsi l’enjeu circonstanciel de chaque « correction » particulière. À ce titre, les articles de génétique présents dans Balzac et la langue sont des modèles méthodologiques, en particulier les pages 86‑87 qui commentent la mesure statistique des longueurs des phrases avec des précautions qui mériteraient d’être données en exemple dans les cours d’humanités numériques.
18Finalement, ce que ces approches génétiques mettent ici au jour, c’est moins une poétique de Balzac que la manière dont il a intériorisé les normes linguistiques de son époque. « Le retour mécanique d’un phénomène précis de réécriture fait apparaître une sorte de "langue de référence" » rappelle Rudolf Mahrer en citant Gilles Philippe (p. 103). L’effort de Balzac pour lisser ses phrases lors des corrections peut être compris comme une réaction aux critiques qui se moquaient de ses phrases « mal soudées » ou « suturées » (p. 102).
19Tout en révélant ainsi la dimension normative de la langue, l’ouvrage souligne cependant qu’elle n’est pas seulement un carcan mais aussi une matière qui nourrit l’inventivité romanesque. La discussion de Takao Kashiwagi sur la traduction de Balzac en japonais est l’occasion de rappeler que le système des pronoms personnels est un véritable réservoir de possibilités pour le romancier : au jeu subtil du vouvoiement en français, illustré par une citation d’Une autre étude de femme (p. 299), répond la multiplicité des nuances sociales offerte par les pronoms personnels japonais. L’étude de Takayuki Kamada sur les notes détachées de Balzac offre un autre bel exemple de la manière dont la langue peut nourrir l’invention romanesque. L’auteur montre qu’un jeu de rimes dans les brouillons de l’Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (« élévation / perdition / persécution / résignation / réhabilitation ») amène l’écrivain à envisager de nouvelles possibilités pour le dénouement du roman (p. 62‑63). Cette manière d’étudier l’invention romanesque à l’aune de la langue ouvre une série de perspectives très riches. Dans le prolongement des pistes ouvertes par l’ouvrage, ne sera‑t‑il pas opportun de consacrer un jour une étude précise au rythme balzacien ? « Sa pensée si complexe resta rebelle au rythme » regrettait T. Gautier (cité p. 20). L’original travail de Romain Jalabert sur l’écriture en vers de Balzac fait le point sur son rapport au rythme versifié ; mais qu’en est‑il du rythme de sa prose — c’est‑à‑dire de ses phrases comme de ses textes ? On se rappelle que pour Henri Meschonnic le rythme est justement l’un des phénomènes qui marquent le mieux l’insertion du sujet dans la langue.
Agir sur la langue ou agir en langue ?
20Lorsque le rapport des écrivains à la langue — et non au style — était traditionnellement questionné dans les études littéraires, c’était généralement pour montrer comment l’œuvre d’un grand auteur avait contribué à modifier la langue commune, en y introduisant de nouveaux mots, de nouvelles locutions, etc. Balzac et la langue ne fait pas complétement l’impasse sur cette approche, d’ailleurs utile pour l’enseignement, puisque plusieurs contributeurs rappellent que c’est Balzac qui a introduit en français les mots modernité, exclusivité, perturber, imprévisible (p. 17, 135). Balzac s’identifiait lui‑même à cette image du grand écrivain pourvoyeur de nouveaux mots : « Qui a donc le droit de faire l’aumône à une langue, si ce n’est l’écrivain ? La nôtre a très bien accepté les mots de mes devanciers, elle acceptera les miens » (d’après Laure Surville, Balzac, sa vie ses œuvres, 1858, p. 146). En mettant l’accent sur la manière d’« agir en langue », l’ouvrage dépasse toutefois rapidement cette perspective. De manière très stimulante, la néologie est ainsi relue comme une « poétique de l’énergie » (p. 18) capable de provoquer des « révolutions textuelles » (p. 136). Comme l’explique très justement Gilles Siouffi, l’effet produit par la mention d’un néologisme dans le roman tient au fait qu’il ne s’insère pas sagement dans la langue mais qu’il est un hapax qui interpelle le lecteur (p. 40). Dire que Balzac a introduit le mot exclusivité dans la langue française, ce ne serait donc pas rendre justice au caractère spectaculaire et ironique du néologisme lorsqu’il apparaît dans Splendeurs et misères des courtisanes afin de décrire la quête du véritable amour par les prostituées, lesquelles « en pratiquent alors l’exclusivité (ne faut‑il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique ?) » (éd. Pléiade, t. VI, p. 597).
21C’est l’un des aspects les plus jubilatoires de cet ouvrage collectif que de voir les contributeurs et contributrices s’emparer tour à tour des grands thèmes qui permettent habituellement d’articuler la langue littéraire à la langue française pour les renouveler dans une perspective pragmatique. Après les néologismes, c’est à la phrase d’être redynamisée. On sait, depuis l’étude de Jean‑Pierre Seguin sur l’invention de cette catégorie grammaticale au xviiie siècle (1993), que la phrase s’est imposée comme une sorte d’idéal à la fois littéraire et linguistique, où l’écrivain donnerait l’exemple du bien‑penser. Balzac lui‑même, parlant de la phrase de Nodier « toute française, habituellement pure et transparente, où la pensée est enchâssée comme un insecte d’or ou d’azur pris dans un morceau d’ambre » (p. 233) est tributaire de cet idéal de perfection. Or, les études sur la phrase de Jacques Dürrenmatt ou de Rudolf Mahrer montrent que l’écriture de Balzac ne respecte pas cet idéal. Redéfinie comme une « tension vers une représentation et l’affirmation d’un sujet sensible dans l’expérience de l’instant du discours » (p. 19), comme l’« unité d’action du texte écrit » et comme la « tâche locale qui contribue à l’action textuelle globale » (p. 84), la phrase de Balzac est lue comme une « puissance expressive » davantage que comme un bijou ciselé.
22De la même façon, la clarté — mythe franco‑français et lieu traditionnel d’invention d’une norme linguistique par l’écrivain — est ici critiquée au nom de la notion d’expression qui complexifie le simple rapport pensée/langue (p. 22). Faire clair n’est d’ailleurs pas nécessairement le but de Balzac. La contribution de Vincent Bierce sur la phraséologie métaphysique et sur la notion de spécialité montre que si Balzac s’efforce d’une part de clarifier le langage des mystiques ou religieux, cet effort l’amène d’autre part à assumer des « confusions, ambiguïtés, incohérences » (p. 216), créant ainsi une « instabilité du sens » (p. 220). L’impératif de clarté cède donc le pas à ce que Vincent Bierce appelle dans son ouvrage sur Le Sentiment religieux dans La Comédie humaine « l’ironisation » (2019, p. 515), principe critique de représentation du monde.
23C’est dire que dans son usage de la clarté, comme dans celui de la phrase ou des néologismes, Balzac ne vise pas l’exemplarité linguistique mais une énergie dotée d’une dimension critique. Agir sur la langue semble ainsi toujours être un moyen d’agir sur le réel. C’est en cela que l’introduction peut affirmer que « la linguistique balzacienne est résolument matérialiste » (p. 16, 24). Le travail sur les possibilités de la langue n’est qu’un moyen d’explorer la variété du monde sensible dans une perspective qui ne sépare pas le réel et la pensée — même si, comme l’avaient montrées les journées d’études sur « Balzac matérialiste » (2007‑2008), ce point mérite quelques nuances puisque Balzac possède aussi une inclination « spiritualiste » (p. 44).
Une hétérogénéité démocratique
24Balzac et la langue rejoint ainsi, par une autre voie, le constat qui était déjà celui de Balzac et le style en soulignant le « travail élaboré de l’hétérogénéité » (p. 236) dans la pratique romanesque de l’auteur. De même qu’Anne Herschberg‑Pierrot ouvrait le collectif de 1998 en montrant que le style de Balzac visait à « proposer une synthèse non totalisante du multiple », l’examen de son rapport à la langue valide ici l’idée d’un écrivain qui « refuse toute unification systématique » (p. 221).
25Notons cependant que cette hétérogénéité est interprétée différemment dans les deux ouvrages — moins à cause de la différence d’objet qu’à cause des perspectives critiques qui ont changé. Alors que dans les années 2000, l’hétérogénéité était comparée à une mosaïque, à une marqueterie ou à un fragment (métaphores qui rejoignaient alors les préoccupations naissantes sur le postmodernisme), il semble que les années 2020 soient davantage enclines à interpréter cette hétérogénéité en termes politiques.
26Faisant écho aux travaux qui, à la suite de Bakhtine, ont récemment explorés les rapports du réalisme aux enjeux démocratiques, plusieurs contributions reprennent cet adjectif pour qualifier, suivant les termes de Gautier, cette « langue spéciale, composée de toutes les technologies, de tous les argots de la science, de l’atelier, des coulisses, de l’amphithéâtre même » (p. 110). Loin de définir la langue à partir d’un échantillon choisi (le locuteur cultivé parisien), Balzac la conçoit à partir de l’ensemble des réalisations linguistiques dont il a connaissance. Ce caractère démocratique, l’ouvrage collectif le repère aussi bien dans la langue employée par l’écrivain (« languaige Babelificque » diront Les Contes drolatiques) que dans la représentation des manières de parler de ses personnages. « La langue que Balzac admire, foncièrement, est une langue dévoyée par ses acteurs » (p. 38), note justement Gilles Siouffi, tandis qu’Éric Bordas, dans l’introduction, relève la « générosité d’accueil » de la langue balzacienne (p. 23).
27L’application de l’adjectif démocratique à un écrivain notoirement monarchiste demande évidemment à être avancée avec précaution. N’est‑on pas ici en train de céder à une illusion rétrospective, guidée principalement par nos propres préoccupations ? L’hétérogénéité que l’on repère dans la langue représentée par Balzac ne se lirait‑elle pas mieux à travers la catégorie de l’éclectisme qu’il mobilise lui‑même et dont Romain Jalabert donne quelques exemples touchant précisément la représentation de thèmes politiques (p. 145‑146) ? En dépit de ces précautions nécessaires, il nous semble que la grille de lecture démocratique dit bien quelque chose d’exact concernant les romans de Balzac. À ce titre, le détour par l’histoire de leurs traductions s’avère éclairant. Lorsqu’elle étudie la traduction des accents et des idiolectes de La Comédie humaine (en s’appuyant sur des remarques de Zambrano Carballo), Marie‑Christine Aubin montre que ceux‑ci ont souvent été perçus comme une marque d’« acceptation de la diversité linguistique » (p. 289) au point d’être même censurés dans le contexte d’« une Espagne pas encore démocratique », inquiète de tout ce qui « pouvait aller à l’encontre de la bonne morale et de la bonne religion » (p. 278).
Le réalisme comme une intelligence pratique du moment
28Cette manière d’envisager le rapport à la langue comme une forme d’action offre enfin des perspectives intéressantes sur le réalisme. Contre les approches structuralistes qui abordaient le réalisme à partir de la description, Balzac et la langue contribue à un renouvellement en cours, qui tend à voir dans le réalisme une pensée de l’histoire, voire du moment — le réel en jeu étant plus le contemporain qu’une réalité matérielle objective. L’effet de réel cède sa place à un effet de présence et à une « précision de l’instant de la pensée » (p. 19).
29Il est clair, par exemple, que la néologie chez Balzac relève moins d’un « conservatoire du patrimoine linguistique » (Ph. Hamon, cité p. 189) ou d’une « chose entendue » que d’un « laboratoire de création qui pense le contemporain » (p. 17). La néologie n’est pas l’attestation d’un nouveau fait de langue mais plutôt une intelligence pratique du moment qui se traduit par l’invention de nouvelles catégories.
30Il en va de même pour les sociolectes, parlures et jargons que Balzac attribue à ses personnages. Il aurait été facile de les ramener à un « souci de réalisme » (p. 267). Au contraire, le grand intérêt de l’ouvrage est d’insister sans cesse sur la « fonction proprement narrative » (p. 189) de ces éléments, soit dans la caractérisation d’un personnage et de son idéologie (voir l’article d’Érik Leborgne sur l’usurier), soit dans la narration elle‑même. L’article d’Agnese Silvestri montre par exemple comment le â dans la graphie de « phâme » (femme) est choisi en contexte, non pour transcrire l’accent allemand, mais pour annoncer, par un écho graphique avec infâme, une péripétie à venir (p. 191). Les « n’ » dont les personnages d’origine populaire font parfois usage (p. 270) contribuent également dans le cas de la concierge du Cousin Pons à faire comprendre au lecteur la négativité du personnage avant même que l’histoire n’ait avancé des éléments dans ce sens (p. 195). Les jargons doivent donc être analysés à travers l’effet qu’ils produisent, qui n’est jamais seulement un effet de réel.
31Toutefois (et c’est bien l’intérêt de cette approche) étudier les parlures en termes d’effet n’implique nullement de s’enfermer dans une approche purement littéraire qui s’affranchirait du contexte. C’est précisément parce que tout effet suppose une pensée du contexte dans lequel on essaie de le produire que la représentation de la langue par Balzac est réaliste — et ce quand bien même ces différents jargons seraient‑ils inventés de toutes pièces. Le cas des traductions révèle que la langue, parce qu’elle contient du discours, ne prend vie que dans un contexte idéologique qu’il faut maîtriser si l’on veut s’en servir. Ainsi la traduction des accents allemands du Baron de Nucingen amène l’un des traducteurs anglais à paraphraser l’effet produit par « with his horrible German accent » (p. 279), tandis qu’un traducteur allemand choisit de faire parler le Baron dans un langage populaire (p. 287). Ces interprétations, qui sont forcées d’expliciter l’effet produit sur le lecteur faute de pouvoir en reproduire l’équivalent, dévoilent tout ce que cette représentation de l’accent allemand mobilisait comme représentations collectives dans le texte original. De la même façon, Takao Kashiwagi explique que la traduction en japonais des accents auvergnats utilisés par Balzac suppose une réflexion sur le contexte historique pour trouver à quel stéréotype cet accent renvoie et quel en serait l’équivalent dans la culture japonaise (p. 301). Ainsi, ce n’est pas parce qu’il enregistrerait des mots pris sur le vif que Balzac est réaliste, mais bien parce qu’il exploite avec acuité les effets produits par tel usage de la langue dans un contexte chargé d’idéologie.
Pistes & prolongements
32Balzac et la langue ouvre donc des perspectives nouvelles sur la génétique, le réalisme ou le rapport de la littérature aux normes linguistiques, tout en faisant le point sur les recherches lyonnaises, lausannoises et japonaises portant sur cet auteur. Preuve de sa fécondité, l’ouvrage a depuis été complété par plusieurs études comme les articles de Laélia Véron parus dans L’Année balzacienne (2019, 2021) ou l’entrée « Langue » du Dictionnaire Balzac (2021), rédigée par Éric Bordas, qui apporte plusieurs compléments concernant les langues étrangères ou Les Contes drolatiques. Mais au‑delà des études balzaciennes, la pensée redynamisée de la langue qui est proposée par l’ouvrage trouvera sans doute des applications à d’autres corpus. À une époque où, selon le mot d’Émile Souvestre dans son article « Du roman » paru dans La Revue de Paris (1836), « les idées sont devenues des actes, les syllogismes des personnes ; les systèmes se sont fait chair et sont présentés à tous comme un coin de la vie réelle » (p. 123), la langue ne devait‑elle pas elle‑même être pensée en action ?