Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Juillet 2024 (volume 25, numéro 7)
titre article
Cassandre Martigny

« Grecs et Allemands : le mythe d’une “affinité élective” »

Traduction de Manfred Landfester, « Griechen und Deutsche: der Mythos einer “Wahlverwandtschaft” », dans Helmut Berding (dir.), Mythos und Nation Studien zur Entwicklung des kollektiven Bewußtseins in der Neuzeit, 3, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1996, p. 198-219.

[Lire en V.O.]

1Lorsque, dans les années 1790, sous l’influence de la Révolution française et des expériences postrévolutionnaires, le national s’est retrouvé au cœur des réflexions politiques, sociales et culturelles, surtout en Allemagne et en France, Friedrich Schlegel et Wilhelm von Humboldt ont conçu, en tant que penseurs d’une avant-garde intellectuelle allemande, le mythe d’une « affinité élective1 » (Wahlverwandtschaft) entre la nation allemande et la nation grecque, ou entre les Allemands et les Grecs. Les Allemands sont devenus – selon une expression célèbre à Weimar à l’époque – les « Grecs des temps modernes ». Ce mythe grec à caractère national a été formulé en particulier comme un moyen de se démarquer de la nation française. En Allemagne, il s’est superposé en peu de temps au mythe grec européen fondé 40 ans plus tôt par Johann Joachim Winckelmann et l’a remplacé. Le nouveau mythe est devenu pendant un siècle un facteur non négligeable de formation de l’identité nationale allemande, jusqu’à ce qu’il perde progressivement de sa force de persuasion et de son influence à la fin du xixe siècle.

2Mon plan sera donc le suivant : I. le mythe grec européen, II. le mythe grec allemand et III. l’histoire et la mort du mythe grec allemand.

I. Le mythe grec européen

3L’inventeur et le constructeur de ce mythe fut l’archéologue allemand et futur directeur du musée romain Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), qui fonda la première réception moderne de l’Antiquité grecque et la seule durable avec son petit traité de théorie de l’art Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la peinture et la sculpture [Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkuns] de 1755 et son Histoire de l’art chez les Anciens [Geschichte der Kunst des Altertums] de 1764. Deux qualités des Grecs constituent le mythe : I. L’art grec, en tant qu’imitation de la nature, est l’expression du « beau universel » ou du « beau parfait », car on y trouve « non seulement la plus belle nature, mais plus encore que la nature », à savoir « la nature spirituelle conçue par l’entendement ». 2) « Le caractère général qui distingue avant tout les chefs-d’œuvre grecs est une noble simplicité et une grandeur sereine, aussi bien dans l’attitude que dans l’expression [...]. Plus l’attitude du corps est calme, plus elle est apte à exprimer le vrai caractère de l’âme [...]. C’est dans ces états de violente passion qu’elle se reconnaît plus facilement mais, en revanche, c’est dans l’état de repos et d’harmonie qu’elle est grande et noble. » D’où cette exigence à la fois lapidaire et efficace : « L’unique moyen pour nous de devenir grands, et, si possible, inimitables, est d’imiter les Anciens [...] en particulier les Grecs2 ».

4Avec ces deux thèses fondamentales, Winckelmann est devenu, au nom de l’Antiquité grecque, l’adversaire de la modernité dans la théorie et la pratique de l’art :

51. Son point de vue sur l’art grec en tant qu’expression d’une nature parfaite était une manœuvre habile et sophistique pour surmonter l’opposition entre l’art et la nature, qui déterminait la théorie de l’art contemporaine. C’est sous le signe de cette opposition que la vieille « Querelle des Anciens et des Modernes3 » s’était enlisée – au détriment, bien sûr, des partisans de l’Antiquité qui, avec leur impératif d’imitation de l’art antique, ne pouvaient pas contrer efficacement les exigences des Modernes en matière d’imitation de la nature. En identifiant la beauté artistique des Grecs avec la beauté véritable de la nature, Winckelmann a supprimé l’ancienne opposition entre les deux. Et de manière provocante, il ajoute alors : « L’étude de la nature doit, par conséquent, être un chemin conduisant à la connaissance du beau parfait plus pénible et plus long que ne l’est l’étude des œuvres de l’Antiquité4 ».

62. L’exigence de Winckelmann d’un « retour aux Grecs » à l’époque de la « noble simplicité et de la grandeur sereine » signifiait un refus des formes d’expression artistiques modernes du baroque et du rococo ; ainsi, toute la culture romane moderne, notamment italienne et française, était disqualifiée. Il s’agissait d’une critique globale de la modernité, car Winckelmann, avec son concept de classicisme, ne se focalisait pas seulement sur un modèle artistique particulier, mais prenait aussi en compte un mode de vie global. La culture grecque était devenue l’expression d’une véritable humanité. Cela avait une autre conséquence, tout aussi importante : avec sa revendication, il sacrifiait les Romains de l’Antiquité en tant que modèles pour le présent ; la culture romaine devenait une imitation de l’art grec de moindre qualité : « Une statue sortant des mains d’un Romain de l’Antiquité se comportera toujours vis-à-vis de son modèle grec comme la Didon de Virgile [...] se comporte vis-à-vis de la Nausicaa d’Homère que le poète latin a tenté d’imiter5 ». Ce n’est pas seulement la culture romaine qui est ainsi mise au ban, mais aussi les cultures romanes modernes, qui sont nées en grande partie de l’esprit de la tradition latine. La découverte des Grecs a donc conduit à se libérer de la modernité et de la tradition contenue dans la modernité.

7Bien sûr, Winckelmann a lui aussi eu ses prédécesseurs. Ainsi, pour son idéalisation des Grecs, il a pu s’inspirer des idées d’Anne Claude Philippe de Tubières-Grimoard, comte de Caylus, qui, en 1752, dans l’introduction de son ouvrage Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines6, avait glorifié les réalisations culturelles des Grecs aux dépens des Romains7. Mais il a également repris d’autres idées de son époque. Avec une grande habileté, il mêle ses lectures et ses propres idées, ce qui, imprégné de pathos grec, est pour le moins original.

8Contrairement à ceux qui l’ont inspiré, Winckelmann a marqué de son empreinte les conceptions de son époque ; il a formulé ces conceptions contre son temps, mais il a rencontré et éveillé avec elles les aspirations secrètes de ses contemporains. Son allié secret était avant tout Jean-Jacques Rousseau qui, avec ses sermons de pénitence contre le progrès de la civilisation, prônait un « retour à la nature8 ». Tandis que Rousseau opposait l’heureux état de nature originel de l’homme à l’artificialité et aux déchirements de son propre monde moderne, Winckelmann jouait le naturel et la simplicité (Einfalt, simplicity, simplicité) de la culture grecque et de l’homme grec contre l’artificialité et la complexité de la modernité. C’était le même modèle de pensée ; l’un stabilisait l’autre. En Europe, non seulement les théories de l’art et de la littérature, mais aussi les arts eux-mêmes et l’architecture, sont rapidement tombés sous le charme des concepts et des idées de Winckelmann. Winckelmann atteignit ainsi exactement l’objectif de ses écrits. Leurs destinataires étaient dès le départ les Européens de son époque, car le mot « nous » dans la célèbre citation « L’unique moyen pour nous de devenir grands [...] est d’imiter [...] les Grecs9 », bien qu’écrite en Allemagne, renvoie aux Européens. Le paradigme grec de Winckelmann n’était pas pensé comme national, mais comme supranational et européen10. Mais indépendamment du problème du destinataire visé, l’impact de Winckelmann fut un phénomène européen. La « fièvre grecque » qu’il a déclenchée a touché une grande partie de l’Europe. À partir des années 1770, elle devient une véritable épidémie, surtout dans les classes bourgeoises des pays européens. Les Grecs hypnotisaient les contemporains11 ; certes, il ne s’agissait pas des Grecs historiques, mais des représentations et désirs personnifiés des contemporains eux-mêmes, car « chacun », selon Friedrich Schlegen, « a encore trouvé dans les anciens ce dont il avait besoin et ce qu’il désirait, en particulier lui-même ». Le refus de la modernité n’était rien d’autre qu’une nouvelle modernité dissimulée. Christophe Martin Wieland présente ces nouvelles conceptions dans l’épopée Musarion ou la philosophie des grâces [Musarion oder Die Philosophie der Grazien] (1768) et dans son Histoire d’Agathon [geschichte des Agathon] (1766-1767), exemple d’un monde grec fictif contenant les traces de l’engouement suscité par Winckelmann pour les Grecs12.

9L’orateur suisse Johann Caspar Lavater s’inspira des idées de Winckelmann dans le 25ème fragment de ses Fragments physiognomoniques [Physiognomische Fragmente zur Befürderung der Menschenkenntniß und der Menschenliebe] (1775-1778), intitulé « Sur les idéaux des anciens, la belle nature, l’imitation » [« Über Ideale der Alten, schöne Natur, Nachahmung »]. Au nom des exigences de Winckelmann, Christoph Willibald Gluck renouvela à Paris l’opéra contemporain en combattant la démesure de l’expression musicale et en faisant de la musique la « servante de la poésie13 ». Le peintre Asmus Jacob Carstens prônait le renouveau de la peinture en recourant au mode de représentation de la peinture sur vase grecque et à l’achromie supposée de la sculpture grecque : dans de grands dessins sur carton, il se limitait à des représentations de formes aux contours purs. En France, le poète André Chénier s’est retiré dans ses Bucoliques dans le monde de l’Arcadie, un monde alternatif à la modernité. Même le style « à la grecque » s’était imposé : les modes capillaires et vestimentaires inspirées de la Grèce, ou du moins de l’Antiquité, devinrent attrayantes. Marie-Antoinette leur rendit hommage et la célèbre peintre suisse Angelica Kauffmann en affubla ses clientes contemporaines dans toute l’Europe dans ses portraits. C’est également à l’ombre des Grecs de Winckelmann que se développait l’architecture dans l’Europe entière. Ainsi, jusqu’à l’éclatement de la Révolution française, apparaissaient dans de nombreux domaines de la culture européenne des éléments hellénisants qui, pensés en réaction à la modernité, fondaient en réalité une nouvelle modernité, s’ils ne se limitaient pas à des attitudes extérieures à la mode.

10Le mythe grec, avec son côté « citoyen du monde », sa perspective supranationale, est resté vivant en Allemagne jusque dans les deux premières décennies du xixe siècle. Ce sont surtout Friedrich von Schiller et Johann Wolfgang von Goethe qui ont encore renforcé ce mythe. Leur amitié, dont le « document fondateur » est la grande lettre d’anniversaire de Schiller à Goethe du 23 août 1794, s’est notamment nouée sous le signe de ce mythe : en tant qu’Européens, ils se sont confrontés aux Grecs dans « leur coalition esthétique14 ». Ce faisant, ils détachent de plus en plus leurs œuvres et leurs réflexions de la référence directe à la tradition antique et les rattachent à un idéal esthétique universel qu’ils déclarent « antique » ou « grec ». Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme [Briefe über die äesthetische Erziehung des Menschen] (1795) de Schiller et son traité De la poésie naïve et sentimentale [Über naive und sentimentalische Dichtung] (1795-1796) ainsi que l’essai Ancien et moderne [Antik und modern] (1818) de Goethe sont marqués par une approche supranationale. Goethe le dit explicitement (1827-1830) : « La littérature nationale ne veut pas dire grand-chose maintenant : l’époque de la littérature mondiale est arrivée15 ». À cet égard, il était écrit de manière apodictique dans « Ancien et moderne » : « Que chacun soit grec à sa manière ! Mais qu’il le soit. »

11Si l’engouement pour les Grecs a souvent eu un caractère ludique – parfois même avec une pointe de kitsch –, l’impulsion qu’il a donnée à une réforme culturelle ne fait aucun doute : l’objectif était en fin de compte de renouveler la culture européenne moderne dans sa globalité. Ce mouvement a constitué une force motrice non négligeable politiquement et socialement, au moins de façon indirecte. Comme la plupart de ceux qui portaient ce nouveau mouvement culturel appartenaient à la classe bourgeoise cultivée, pour qui la liberté était la condition et l’égalité le but de la nouvelle culture, ils remettaient en question, au nom de cette culture, le manque de liberté dans l’État absolutiste et l’inégalité de la société des ordres, et prenaient leur distance avec la « gallomanie » de la noblesse et de l’État absolutiste, ou du moins se libéraient des pressions exercées par ces derniers. Ils ne croyaient pas à la participation à l’État absolutiste et à la société des ordres, mais à l’émancipation de l’État et de la société des ordres. Le marquis de Posa dans Don Carlos (1787) de Schiller est l’expression de cette pensée. Ces penseurs voulaient ainsi – selon une formule de Wilhelm von Humboldt prononcée à une date postérieure – empêcher « l’anéantissement de l’homme dans le citoyen16 ».

12Se tourner vers la culture et son renouvellement, et renoncer à participer concrètement à la politique, ce n’était pas pour pallier la difficulté, voire l’impossibilité, de participer à l’État ; c’était l’expression d’un individualisme libéral qui voyait dans l’intégration de l’homme à l’État une menace pour son « véritable but », « la formation la plus élevée et la plus proportionnée de ses forces en un tout », comme l’écrivait Wilhelm von Humboldt en 1792 dans son Essai sur les limites de l’action de l’État. L’État absolutiste était soupçonné d’être non pas le garant, mais l’adversaire d’une éducation véritablement humaine. Ceux qui ont diffusé cette nouvelle culture se sentaient à l’avant-garde de la société du futur, dont le but était la réalisation de cette culture dans la liberté et l’égalité. Pour Humboldt, cette éducation sans État avait même une fonction politique directe, car « l’homme ainsi éduqué devrait alors entrer en scène et la constitution de l’État se vérifierait en quelque sorte sur lui. Ce n’est que dans un tel combat que je pourrais espérer avec certitude une véritable amélioration de la constitution par la nation17 ».

13Même si cet enthousiasme pour les Grecs a touché une partie importante des différentes élites culturelles à travers l’Europe, il y a aussi eu certaines prises de distance, des oppositions et des moqueries. Dans son Salon de 176518, Denis Diderot fait par exemple de Winckelmann un « enthousiaste charmant » à la manière de Rousseau et le rapproche d’un Don Quichotte19. Des termes comme « grécomanie20 », « hellénomanie », « fièvre grecque » pour désigner la nouvelle mode étaient l’expression d’une moquerie plutôt bienveillante. Et la plaisanterie de Fürchtegott Christian Fulda avec les Xenien était également inoffensive21, lorsqu’il parodiait leur qualité métrique maison :

À Weimar et à Iéna, on fait des hexamètres comme celui-ci ;
Mais les pentamètres sont encore plus excellents !

14La critique des Grecs au nom de sa propre culture nationale a une charge idéologique plus forte. En Allemagne surtout, on craignait de passer à côté de sa propre identité culturelle si l’on ne se défendait pas contre ce nouvel étranger. Cette crainte pouvait devenir une véritable obsession, car on était en même temps tourmenté par l’idée que les Allemands n’avaient jusqu’à présent pas d’identité propre en raison de l’imitation d’une culture étrangère, à savoir la culture romaine, et on trouve de nombreuses traces de cette pensée. Ainsi, Gottfried August Bürger écrivait en 1776 :

Nous sommes des Allemands ! Des Allemands qui doivent faire des poèmes non pas grecs, non pas romains, non pas universels, en langue allemande, mais, en langue allemande, des poèmes allemands digestes et nourrissants pour tout le peuple [...]. Qu’on nous donne un grand poème national de ce genre, et nous en ferons notre livre de poche22.

15Certes, ce mouvement n’a pas réussi à s’imposer dans un premier temps, mais il est resté une épine dans le pied de la nouvelle époque. Et il va de soi que ce contre-mouvement national-culturel devait trouver des partisans à l’avenir, surtout en période d’apathie intellectuelle. Mais tout d’abord, la grécomanie a proliféré ; le pressentiment d’un plaisantin de 176223 ne s’était pas démenti : « [...] si cela continue ainsi, nous helléniserons (griechenzen)24 plus mal que les Grecs les plus hellénisés n’ont hellénisé ».

II. Le mythe grec allemand

16Pour l’histoire du mythe grec moderne, la Révolution française de 1789 a constitué une césure remarquable. En France, ce mythe perdit en peu de temps sa grande attractivité. Il fut provisoirement remplacé par un nouveau mythe romain, d’orientation républicaine, que les principaux révolutionnaires proclamèrent dans une rhétorique de haute volée pour assurer la nouvelle république. Lorsque les tendances totalitaires de l’État se sont accentuées pendant la Révolution, ce mythe romain a été renforcé par un mythe spartiate apparenté, mais dans l’ensemble, c’est le mythe romain qui a dominé pendant la Révolution française25. Cependant, comme de nombreux propagandistes de la Révolution l’utilisèrent également pendant la Terreur (du 2 juin 1793 au 27 juillet 1794), il perdit sa force d’attraction à la fin de celle-ci et s’éteignit aussi rapidement qu’il était apparu. La stérilité intellectuelle de l’époque napoléonienne offrait cependant les pires conditions pour une renaissance du mythe grec ancien, même si certaines tendances néoclassiques étaient indéracinables.

17L’histoire du mythe grec a été très différente en Allemagne26. La Révolution française y a favorisé et encouragé l’émergence d’un nouveau mythe grec, un mythe national, qui a supplanté l’ancien mythe européen en l’espace de deux décennies. Ce nouveau mythe était un produit spécifiquement allemand dans le sillage de la pensée nationale, déclenchée par et grâce aux extraordinaires succès politiques et militaires de la nation française depuis la Révolution. Il devint surtout un instrument important pour assurer l’identité nationale face à un voisin puissant et prospère27. Le contenu essentiel de ce mythe était le suivant : l’Allemagne est la nation culturelle supérieure en Europe en raison de ses affinités électives avec les Grecs en termes de langue, d’esprit et de caractère. C’est ainsi que la prise de conscience née de la crise s’est cristallisée dans une identité nationale nouvellement conçue, dans le sillage du réveil national français. Les jeunes penseurs d’une nouvelle intelligentsia opposèrent à la supériorité politique de la France la revendication d’une supériorité culturelle.

18L’idée d’une parenté entre les Allemands et les Grecs s’est manifestée clairement au milieu des années 1790. Dans une lettre à Schiller datée du 22 septembre 1795, Humboldt exprime plutôt en passant son intention de « mettre en lumière sa lubie de l’analogie entre les Grecs et les Allemands ». Au cours des années suivantes, il répéta cette idée dans des lettres adressées à différents amis, notamment Friedrich Heinrich Jacobi, Johann Gottfried Schweighäuser et Goethe, de sorte que la « lubie » de Humboldt put s’installer dans l’esprit de ce cercle influent. L’idée de la proximité des Allemands avec les Grecs fut également formulée à peu près au même moment par le jeune provocateur Friedrich Schlegel dans son essai « Sur l’étude de la poésie grecque » [« Über das Studium der Griechischen Poesie »] (écrit à l’automne 1795 ; imprimé en 1797), dans lequel il développait une « conception moderne de l’art » à partir de « l’idéal du beau dans la poésie grecque » :

En Allemagne, et en Allemagne seulement, l’esthétique et l’étude des Grecs ont atteint un niveau qui doit nécessairement avoir comme conséquence une transformation totale de l’art poétique et du goût [...]. Et nos uniques concurrents sérieux, les Français, quel long chemin n’ont-ils pas encore à parcourir, avant de pouvoir seulement soupçonner combien Goethe est proche des Grecs28 !

19La caractéristique de la nouvelle « culture esthétique » allemande, conséquence de l’imitation des Grecs, est la « diversité », un « signe qui annonce très prochainement l’universalité », à la différence de la « partialité » nationale des Français29.

20Dans cet écrit, Friedrich Schlegel associait l’idée de la proximité des Allemands avec les Grecs à la vision déjà établie de la primauté culturelle des Allemands sur les autres nations européennes, en particulier la France. Cette pensée s’était développée depuis les années 1770 comme un produit de l’affirmation de soi et de l’assurance de son identité face à son puissant voisin. Friedrich Gottlieb Klopstock avait ainsi formulé « la nouvelle loi du dépassement » („neue Gesez (sic) vom Übertreffen30“). Selon cette conception, la nation culturelle allemande pouvait, en tant que dernière dans la société des nations européenne, « être une sorte de point d’aboutissement de la chaîne culturelle européenne31 ». Johann Gottfried Herder a donné à cette idée une expression épigrammatique : « L’Allemand est arrivé le dernier, a vu chacun à sa manière et les a tous dépassés ou gouvernés32 ». La tare de l’ancienne infériorité s’est ainsi transformée en avantage d’une supériorité durable. De même Schiller était tout aussi fermement convaincu de la supériorité des Allemands lorsqu’il écrivit dans le fragment de poème « La grandeur allemande » [« Deutsche Größe »] (composé en 1797 et imprimé en 1875) : « Chaque peuple a son jour dans l’histoire, mais le jour de l’Allemand est la récolte de tout les temps33 ». L’idée de la proximité entre les Allemands et les Grecs a renforcé leur nouvelle supériorité, voire l’a fondée. La parenté avec la nation élue des Grecs faisait des Allemands eux-mêmes une nation élue, donc naturellement une nation culturelle élue, car, inspirés par l’exemple grec, ils pensaient qu’une nation étatique comme la France devait être dédaignée, parce que celle-ci conduisait à la « partialité » du « caractère national » et empêchait sa « diversité » et son « universalité » souhaitées. Dans la perspective qui est la leur, la diversité étatique en Allemagne n’était pas considérée comme un défaut, mais comme une condition indispensable à la supériorité nationale. Même les défaites militaires contre la France jusqu’à la fin de l’Ancien Empire n’ont pu ébranler la confiance de ces penseurs dans l’idée d’une nation culturelle autonome, au contraire : il n’est pas rare qu’elle ait donné à ses défenseurs le soutien intérieur nécessaire et une grande force de conviction, et ce surtout parce que ceux-ci faisaient dériver la nouvelle littérature, non pas d’une valeur catégorielle propre à la nation allemande, mais de sa capacité à transformer la somme des réalisations de toutes les nations en une nouvelle universalité : « En Allemagne, l’Europe est entièrement accomplie en elle-même – le véritable noyau de l’Europe34 ». Les peuples ou les nations n’étaient considérés que comme des entités relatives, comme – selon Herder – des nuances « d’un seul et même grand tableau qui se répand à travers tous les lieux et les temps de la terre35 ». C’est pourquoi Friedrich Schlegel, par exemple, craignait « dans la fixation superficielle sur une “poésie nationale” autonome, la perte du lien européen interne fondamental et commun de toute poésie ». La nationalité n’était pas une alternative à l’universalisme, mais sa condition.

21Les conditions n’étaient pas favorables pour que le nouveau mythe grec s’impose durablement et à grande échelle, car il ne s’agissait pas seulement de la création artificielle d'une élite intellectuelle : il se heurtait également à des contradictions au sein de la nouvelle génération, la génération des romantiques. Aussi, après l’effondrement de l’expansion napoléonienne et au vu de ses propres performances culturelles, l’Allemagne ne ressentait plus ce sentiment d’infériorité vis-à-vis de la France. Et pourtant, ce mythe n’est pas resté un épisode ; au contraire, il s’est développé en un mythe couronné de succès et tenace, intégré dans les institutions du lycée et de l’université et porté par la couche sociale de la bourgeoisie cultivée. Humboldt posa les jalons décisifs en 1809-1810 en tant que ministre de la culture et de l’enseignement : dans le cadre du renouveau de la Prusse après la défaite contre la France de Napoléon, il fit de l’éducation orientée avant tout vers les Grecs, de l’éducation humaniste au sens strict, la base du lycée, et éleva cette éducation au rang d’éducation nationale. Cette éducation a laissé des traces évidentes dans la faculté de philosophie de la nouvelle université de Berlin et dans la réorganisation des universités prussiennes qu’elle a initiée. Elle est donc également devenue importante pour le développement de l’université moderne. Par le biais de l’exemple prussien, elle a ensuite rapidement pris effet dans les autres États d’Allemagne, à l’école et à l’université. L’histoire du nouveau mythe grec est ainsi devenue une partie de l’histoire du système éducatif allemand, de ses garants (les différents États) et de ses promoteurs (la bourgeoisie cultivée).

22Après 1792, Humboldt a développé dans des écrits plus courts et parfois fragmentaires les idées fondamentales de sa conception de l’éducation, qui ne pouvaient et ne voulaient pas nier leur enracinement dans l’idéalisme. Leur impact fut assuré et augmenté avant tout par de nombreux contacts personnels et par un vaste échange de lettres avec des personnes partageant les mêmes idées. La caractéristique particulière de leur conception était l’idée de l’épanouissement de l’individu. Cela signifiait l’éducation à l’autonomie, à l’activité autonome et à la responsabilité personnelle. Son épanouissement – tel était le principe central – ne peut être atteint que par « la formation la plus élevée et la plus proportionnée [...] [des] forces [de l’homme] en un tout », que « la raison éternellement immuable lui prescrit » comme étant le « véritable but de l’homme36 ». Le modèle en était le caractère national grec qui, par sa diversité et sa formation harmonieuse, se rapprochait le plus de l’« idée de l’humanité pure », du « caractère de l’homme en général37 ». La nouvelle éducation devait remplacer la pratique éducative du siècle des Lumières, qui, selon Humboldt et ses camarades, était entièrement orientée vers l’augmentation de l’utilité ou du profit tirés de l’humain pour l’État absolutiste. Extérieurement, cette formation présente un caractère antimoderniste marqué, en ce sens qu’elle utilisait le recours au passé comme un instrument de compréhension du présent ; mais en réalité, elle était née de l’esprit des temps nouveaux. Si, au début des années 1790, Humboldt voyait encore dans cette nouvelle éducation un défi lancé à l’État absolutiste, elle devint une mission de l’État sous l’influence de l’activité réformatrice globale de la Prusse dans l’État et la société, en réponse à la défaite contre Napoléon. L’État encourageait désormais cette éducation pour accomplir son propre renouvellement et sa propre modernisation.

23Le nouveau mythe grec a servi de légitimation à cet égard, en sanctionnant la base de la conception de l’éducation, la langue grecque, car si la langue allemande avait une grande parenté avec la langue grecque, alors la réception de la langue grecque en tant qu’expression de son esprit ou de son caractère inégalé faisait de l’Allemagne la nation culturelle élue en Europe. La nouvelle éducation devenait également, de ce fait, une éducation supérieure par rapport aux concepts d’éducation concurrents en Allemagne même, aussi bien par rapport à une éducation orientée uniquement vers sa propre tradition, que par rapport à une éducation « réaliste ». L’étranger devenait ainsi le soi caché, et l’on accédait au soi par l’intermédiaire de l’étranger, qui perdait ainsi sa véritable étrangeté. L’histoire du mythe grec était avant tout étroitement liée à l’histoire de cette éducation du fait de ce lien.

III. L’histoire et la mort du mythe grec allemand

24Pendant près d’un siècle, le mythe grec est devenu le mythe directeur du système d’enseignement supérieur dans tous les Länder allemands, car les réformes de Humboldt ont entraîné, au cours des années suivantes, un changement de la réalité de l’enseignement au lycée, non seulement en Prusse, mais aussi, avec un décalage variable, dans tous les pays allemands jusqu’en 1840 environ38. Le concept d’une éducation d’abord orientée vers les auteurs et les œuvres latines a été remplacé par une conception dans laquelle le grec devint l’étalon de la véritable éducation, même si le latin dominait encore quantitativement dans les programmes et dans la réalité de l’enseignement. Celui qui voulait vivre avec son temps devait être antique-grec. Les hérauts de l’époque misaient désormais sur l’humanité grecque comme forme suprême de l’humanité. Ce n’est pas seulement l’ancrage quasi-institutionnel du mythe qui lui conférait sa durée, mais aussi sa symbiose avec le « classicisme de Weimar », car, comme l’historiographie littéraire fit de Goethe et Schiller des « Grecs » allemands et de leurs œuvres « classiques » l’horizon du développement de toute la littérature allemande, les prophètes de la nouvelle éducation participaient à leur prestige39. C’était une alliance qui profitait aux deux. Elle immunisait contre un nationalisme culturel radical, ce qui n’est pas rien. C’est ainsi qu’un historien comme Heinrich von Treitschke pouvait écrire ceci dans le premier volume de son Histoire allemande au xixe siècle [Deutschen Geschichte im Neunzehnten Jahrhundert] de 1879 :

Seul le monde romain ancien était devenu véritablement familier aux Romains ; les Allemands étaient attirés par un sentiment d’affinité élective avec le génie hellénique. Ils furent les premiers parmi les peuples modernes à comprendre pleinement la vie grecque, et lorsque leur nouvelle éducation eut mûri, leur poète put s’écrier avec allégresse : « Mais le soleil d’Homère, voici qu’il nous sourit aussi ! » En se plongeant dans le monde des formes de l’Antiquité, la langue allemande, si souvent critiquée pour sa pauvreté et sa dureté, ne retrouva pas seulement une bonne partie de son ancienne richesse ; elle fit aussi preuve d’une douceur et d’une souplesse insoupçonnées et imagées. Elle seule, parmi les nouvelles langues de cultures, s’est montrée capable de reproduire fidèlement et de manière vivante toute la métrique des vers des Hellènes ; [...] la majorité des poètes et des penseurs [...] est restée allemande, n’acceptant de la formation hellénique que ce qui convenait à l’essence allemande40.

25Alors que le mythe grec a rapidement été traité de manière presque professionnelle en raison de sa quasi-institutionnalisation, il a acquis un attrait et une efficacité inespérés dans les années 1820, à l’occasion de la lutte des Grecs pour la liberté contre la domination des Turcs. La rébellion contre les Turcs a certes suscité un engouement pour la Grèce dans tous les pays européens41, mais, en Allemagne, cet enthousiasme a pris une intensité particulière dans de larges cercles de la bourgeoisie, parce que l’on y cherchait déjà « le pays des Grecs avec l’âme42 ». Cette nostalgie plus ancienne se mêlait désormais au désir de participer à la lutte pour la liberté, au moins par la poésie43. Mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est que certains Grecs commencent à découvrir leur propre pays sous l’influence de l’image allemande des Grecs. Ainsi, le jeune étudiant grec Johannes Papadoupoulos traduit non seulement l’Iphigénie en Tauride [Iphigenie auf Tauris] de Goethe en grec moderne44, mais il décide également en 1819 de participer avec des amis à la lutte pour la liberté en Grèce et de « ramener Iphigénie en Grèce ». C’est pourquoi, malgré les hasards de l’histoire, le fait qu’un Allemand soit devenu le premier roi du nouvel État grec en 1832 n’est pas dénué de logique. Le fait qu’il s’agisse du prince Otto de Bavière, le fils du roi de Bavière, qui avait doté sa ville de résidence d’édifices d’inspiration grecque comme aucun autre prince allemand, et qui s’était déjà familiarisé avec les réalisations culturelles de la Grèce en tant que prince héritier grâce aux conférences de l’historien de l’Antiquité Friedrich Jacobs, augmente la richesse de ce mariage.

26Comme le mythe grec s’était établi au sein du système éducatif, en étroite collaboration surtout avec le lycée, son destin extérieur dépendait de celui du lycée. La position de ce dernier n’a changé de manière significative qu’à la fin du siècle. Le changement a été initié par le tristement célèbre discours de l’empereur Guillaume II lors de la « conférence scolaire » prussienne de 1890 :

Celui qui a été lui-même au lycée et qui a vu derrière les coulisses, sait où il y a un manque. Et c’est surtout la base nationale qui fait défaut. Nous devons prendre l’allemand comme fondement du lycée ; nous devons éduquer de jeunes Allemands nationaux et non de jeunes Grecs et Romains. Nous devons nous éloigner de la base qui a existé pendant des siècles, de l’ancienne éducation monastique du Moyen-Âge, où le latin était déterminant, avec un peu de grec en plus. Cela ne fait plus autorité. Nous devons faire de l’allemand notre base. La dissertation allemande doit être le centre autour duquel tout tourne45.

27Certes, les changements furent d’abord limités, mais dix ans plus tard, la conférence scolaire de 1900 fit perdre au lycée sa position privilégiée, puisque le lycée moderne (Realgymnasium) et l’Oberrealschule, en tant que formes d’enseignement sans grec, conféraient le droit d’accès à toutes les filières d’études dans les universités. Avec cette suppression du monopole du lycée, le mythe grec perdait sa garantie institutionnelle unique. Mais il avait déjà perdu de plus en plus de son pouvoir d’attraction depuis le milieu du siècle, même s’il s’était maintenu comme un élément indispensable de rhétorique de légitimation dans le domaine de l’éducation. Les raisons de cette perte de force de persuasion étaient de différentes natures :

281. les constructions philosophiques de l’histoire dominantes du xixe siècle, surtout la philosophie de l’histoire de Hegel et ses dérivés, avaient privé l’Antiquité de sa possibilité d’action immédiate, car elles l’avaient reléguée au rang d’étape préliminaire dépassée de la modernité ou d’époque « abolie » dans la modernité. La fierté de son propre temps ne permettait pas de vénérer le passé. Il n’est donc pas étonnant que les tendances et les traces du « classicisme » dans la plupart des domaines de l’art et de la littérature aient de plus en plus diminué au fur et à mesure que le siècle avançait.

292. La science de l’Antiquité, née du besoin de reconstruire la spécificité de l’Antiquité grecque surtout, avec les moyens de la science, avait découvert la banalité de l’Antiquité. Elle avait donc détruit l’exemplarité de l'Antiquité et, ainsi, le fondement du mythe grec. C’était un résultat presque inévitable, car la particularité de l’Antiquité dans la conception de Humboldt n’avait pas été le résultat d’une reconstruction historique, mais le projet utopique d’un homme nouveau issu de l’esprit des temps nouveaux.

303. L’enseignement du grec lui-même n’avait pas atteint ses objectifs. Selon l’idée de Humboldt, l’apprentissage de la langue en tant que système devait permettre de transmettre l’esprit, la vision du monde ou le caractère des Grecs. C’était une idée audacieuse, mais difficile à mettre en pratique, car les relations entre la langue d’une nation et son « esprit » sont loin d’être faciles à déterminer. Il est compréhensible que Humboldt n’ait pas réussi à développer des concepts pédagogiques applicables, de sorte que l’enseignement des langues est resté ce qu’il était auparavant et ce qu’il sera toujours en général, un enseignement grammatical. Ainsi, l’enseignement ne pouvait tenir les promesses du mythe grec que de manière limitée. Tant que les textes grecs étaient lus pour leur contenu – ce qui était certainement le cas jusqu’au milieu du siècle –, le mythe grec conservait une base certes indéfinie, mais néanmoins vivace. Mais lorsque, à partir du milieu du siècle, l’enseignement du grec, sous l’influence de la pratique et de la théorie de l’enseignement du latin, ne conduisit plus qu’à l’apprentissage de la grammaire comme une sorte de logique « appliquée », le mythe grec perdit également son fondement dans la réalité de l’enseignement. Le résultat paradoxal est que la science de l’Antiquité et le lycée ont fait descendre de son piédestal le mythe de l’affinité élective, auquel ils devaient en grande partie leur origine et leur position unique au xixe siècle, et l’ont banalisé par leurs actions.

31Ce n’est que dans le discours de célébration et de légitimation qu’ils l’utilisaient encore pour assurer leur existence ; mais dans le quotidien de leurs activités, il ne valait plus rien. Le philologue classique Friedrich Nietzsche fut l’un des rares à reconnaître que la science et l’éducation avaient privé l’Antiquité de sa signification pour le présent. En découvrant une nouvelle proximité entre les Grecs et les Allemands dans son ouvrage La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique [Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik] de 1872, il est devenu non seulement un hérétique philologique, mais aussi l’adversaire de son époque : de même que le peuple grec a atteint le véritable but de la culture en accomplissant sa « pulsion dionysiaque » („dionysischen Triebes“) dans la tragédie du ve siècle avant J.-C., de même le peuple allemand est le premier en Europe, après plus de 2000 ans de règne de la raison théorique, à être à nouveau capable d’atteindre une « perfection » culturelle, comme les Grecs dans l’œuvre de Richard Wagner, avec la « renaissance de la tragédie » („Wiedergeburt der Tragödie“). La tragédie des Grecs n’est pas un phénomène unique et non reproductible, mais, en tant que manifestation d’une expression parfaite de la « pulsion dionysiaque » universelle, une possibilité du présent et de l’avenir. D’une manière nouvelle, l’Allemagne est ainsi capable de devenir le peuple élu en Europe et d’établir sa primauté, notamment sur la France.

32La nouvelle glorification de la Grèce par Nietzsche, qui était aussi une glorification de Wagner, n’a guère été perçue, et encore moins comprise, par ses contemporains. Ce n’est qu’au tournant du siècle, sous l’influence de l’esprit fin-de-siècle, qu’est né le désir de renouvellement et de changement de vie sous le signe d’une hellénité perçue avant tout à travers le prisme de Nietzsche et de la psychologie moderne. Une fois de plus, le « pays des Grecs » fut découvert comme une possibilité du présent : ses formes de vie archétypales devaient créer une contre-culture exclusive. C’est surtout les triumvirs Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Borchardt et Stefan George, ainsi que Rudolf Alexander Schröder, qui devinrent les nouveaux prophètes et prêtres d’une « image pure de l’homme46 » tirée de la Grèce. L’écho de ces poètes et penseurs, qui trouvaient dans l’Antiquité l’intemporel, était limité. De toute façon, seuls les lecteurs potentiels formés au lycée, soit environ cinq pour cent de la population, entraient en ligne de compte. Mais la forte augmentation de la littérature exigeante limitait encore une fois le public potentiel en Allemagne. En dehors de l’Allemagne, cette nouvelle usurpation de l’Antiquité passa finalement largement inaperçue.

33La science et l’école, traditionnelles gardiennes de la Grèce, se sont d’abord montrées distantes ou hostiles, car, nourries par l’esprit du « positivisme », elles ne flairaient là que du spéculatif. Elles cherchaient et trouvaient seulement leur propre citoyenneté dans l’Antiquité. Certes, on gémissait sous le poids du savoir, mais on s’édifiait en même temps dans l’ascétisme de son action. En outre, on se fiait aux vieux bunkers idéologiques du début du siècle. Le tournant s’est produit après la Première Guerre mondiale et grâce à elle. À l’heure d’une prise de conscience d’une crise culturelle fondamentale, les Grecs sont devenus une fois de plus des auxiliaires dans la « détresse » du présent. On perdit soudain toute crainte de contact avec les nouveaux admirateurs littéraires de l’Antiquité, au contraire : on les choisit comme alliés. On trouva un objectif commun dans la préservation et la mise à l’épreuve de l’esprit « occidental ». La force motrice était Werner Jaeger, qui était convaincu de la validité de l’Antiquité grecque par son efficacité continue jusqu’à nos jours. Le « classicisme de Weimar » en particulier, résultat de la réception de la littérature grecque, garantissait à ce nouvel humanisme, le « troisième humanisme », sa mission particulière en Allemagne. Mais, alors que s’amenuisait la communauté qui s’était constituée en urgence pour sauver le présent de l’esprit de l’Antiquité, la concurrence d’autres programmes porteurs de sens augmentait. Toujours est-il que Jaeger réussit en peu de temps à diffuser ses idées auprès d’un nombre considérable de philologues classiques de la jeune génération dans les milieux scientifiques et scolaires, et qu’il trouva également un soutien bienveillant dans les cercles de la bourgeoisie conservatrice. Enfin, le programme de Jaeger répondait à de nombreuses aspirations de l’époque contre la modernité. Ainsi, dans l’art de la construction, on a assisté à un virage vers un style architectural antique grossier, et des sculpteurs comme Gerhard Marcks ou l’école de Munich autour de Tom Stadler ont également emprunté le chemin du modernisme vers le classicisme grec, voire l’archaïsme grec. Mais tout cela restait épisodique quand les représentants de cette pensée et de cette création ne s’adonnaient pas au nationalisme, perdant ainsi leur crédit pour l’avenir47.