Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2024
Septembre 2024 (volume 25, numéro 8)
titre article
Marc Escola

Une poétique des textes possibles

A poetic of possible texts
Conférence au Collège de France, 7 février 2023

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1Si la poétique doit se donner pour objet « tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen » (Valéry, 2023 : I, 761), elle suppose une définition de l’art que Paul Valéry a voulu, pour le Cours de poétique, la plus générale possible : il n’y a d’art que dès lors qu’il existe plusieurs manières de faire.

S’il n’y a qu’une manière de faire, on ne parlera jamais du mot art. Mais lorsqu’il y a plusieurs manières de faire, le mot art pourra s’employer pour désigner l’une quelconque de ces manières. — 2 févr. 1945 (Valéry, 2023 : II, 543).

La définition la plus simple et la plus générale que l’on peut donner en matière de l’art, c’est qu’il est une manière de faire entre autres manières de faire. Ce qui suppose une sorte de possibilités diverses présentées. — 13 janv. 1945 (Valéry, 2023 : II, 4182).

2C’est pourquoi le montage d’une armoire Ikea ne fera pas de vous un artiste, alors même que l’ébénisterie est un art.

3Dès lors qu’elle traite des œuvres de l’esprit, la poétique doit prendre acte de ce fait patent, qui est pour un poète comme Paul Valéry une douloureuse évidence : toute œuvre s’élabore dans une « sorte de possibilités diverses présentées », ce qui signifie que le processus créateur a toujours affaire à plusieurs œuvres d’abord également possibles, parmi lesquelles il s’agit à tout instant de choisir, c’est-à-dire aussi de refuser — avec le risque tout aussi constant de se tromper, l’art emportant logiquement l’échec comme condition de sa possibilité.

4C’est cette même évidence qui a toujours rendu la pratique de l’explication de texte insupportable à Paul Valéry, depuis un épisode fameux de la vie académique des années 1930 : « l’essai d’explication du Cimetière marin » que le professeur Gustave Cohen avait convié le poète à entendre en 1932 depuis les bancs de la Sorbonne. Lors de cette mémorable leçon, le poète redevenu étudiant avait fait l’expérience d’une dissociation entre deux « modes d’existence » du poème :

D’une part, mon poème étudié comme un fait accompli, révélant à l’expert sa composition, ses intentions, ses moyens d’action, sa situation dans le système de l’histoire littéraire ; ses attaches, et l’état probable de l’esprit de son auteur […].
D’autre part, la mémoire de mes essais, de mes tâtonnements, des déchiffrements intérieurs, de ces illuminations verbales très impérieuses qui imposent tout à coup une certaine combinaison de mots […] [et peuvent] quelquefois contraindre […] le poème à devenir tout autre qu’il n’allait être, et qu’on songeait qu’il dût être. (Valéry, 1957 : I, 14993).

5D’un côté donc, le poème « expliqué » comme un objet habité par une complète nécessité, le commentateur se vouant à justifier tous les choix de l’auteur comme les seuls et les meilleurs possibles ; de l’autre, le souvenir que le poète garde de ses tentatives avortées — de tous les moments où la dynamique de la composition a entraîné une bifurcation imprévue et l’émancipation de l’œuvre à l’égard du projet initial — avec la conscience du statut résolument contingent du poème finalement produit (Valéry parle plus volontiers de l’« arbitraire » de l’œuvre).

6Une raison assez simple commande cette dissociation : la pratique du commentaire attribue inévitablement à son objet les caractères qui sont attendus du discours second, soit : la cohérence, l’unité, la complétude, l’achèvement. Parce qu’il ne saurait y avoir de commentaire erratique, incohérent ou inabouti, les textes commentés sont réputés parfaits (en leur genre) et stables ou nécessaires (dans leur lettre). Le regard du créateur sur sa création est tout autre :

En présence d’un commentaire de son œuvre, [l’auteur] voit en elle ce qu’elle dût être, et ce qu’elle aurait pu être bien plus que ce qu’elle est. (Valéry, 1957 : I, 1506)

7Quand le commentateur envisage l’œuvre comme un objet nécessaire, le poète voit en elle tout à la fois ce que fut le projet initial, à tout coup abandonné en chemin (l’auteur mesure un écart), et les modifications dont elle demeure passible, toute œuvre restant en droit inachevée aux yeux de son créateur (il peut toujours l’imaginer autre qu’elle n’est). Tout le Cours de poétique est bâti sur la conviction du caractère indépassable de cet hiatus entre la « production » de l’œuvre et sa « consommation » (on dirait aujourd’hui : sa réception). Et c’est pourquoi « ce cours n’est pas un enseignement », selon une conviction plusieurs fois réitérée par le poète qui ne se résout pas à devenir professeur, pas même une fois par semaine rue des Écoles. Ainsi l’enquête sur la genèse d’une œuvre doit-elle être selon lui « rigoureusement » séparée de l’analyse de ses effets dans le temps :

Si nous entendons procéder avec autant de rigueur qu’une telle matière en admet, nous devons nous astreindre à séparer très soigneusement notre recherche de la génération d’une œuvre, de notre étude de la production de sa valeur, c’est-à-dire des effets qu’elle peut engendrer ici ou là, dans telle ou telle tête, à telle ou telle époque. (Valéry, 2003 : I, 94)

8Mieux encore : selon une loi qui serait à la création artistique ce que le principe d’incertitude d’Eisenberg est à la mécanique quantique, il serait impossible d’observer simultanément l’élaboration d’une œuvre et les effets qu’elle produit.

[…] Il est impossible d’assembler dans un même état et dans une même attention, l’observation de l’esprit qui produit l’ouvrage, et l’observation de l’esprit qui produit quelque valeur de cet ouvrage. Il n’y a pas de regard capable d’observer à la fois ces deux fonctions ; producteur et consommateur sont deux systèmes essentiellement séparés. L’œuvre est pour l’un le terme ; pour l’autre, l’origine de développements qui peuvent être aussi étrangers que l’on voudra l’un à l’autre.
[…] Nous ne pouvons considérer que la relation de l’œuvre à son producteur, ou bien la relation de l’œuvre à celui qu’elle modifie une fois faite. L’action du premier et la réaction du second ne peuvent jamais se confondre. Les idées que l’un et l’autre se font de l’ouvrage sont incompatibles. (Valéry, 2003 : I, 95)

9Ce qui sépare les deux modes d’« attention » c’est précisément le fait de l’œuvre elle-même : pour le premier, elle constitue « le terme » ; pour le second, « l’origine » d’une série de développements, lesquels forment l’objet propre de l’histoire littéraire. Il y a là deux « ordres de modifications incommunicables » selon Paul Valéry, qui requièrent deux modes « d’accommodation » spécifiques, inassimilables l’un à l’autre.

Quand nous parlons d’œuvres de l’esprit, nous entendons, ou bien le terme d’une certaine activité, ou bien l’origine d’une certaine autre activité et cela fait deux ordres de modifications incommunicables dont chacun nous demande une accommodation spéciale incompatible avec l’autre. (Valéry, 2003 : I, 97)

*

10Je le croyais avec Paul Valéry et toute la généalogie de mes maîtres (en quelque façon ses héritiers), lorsque, jeune étudiant encore, je découvris avec un étonnement dont je ne me suis jamais remis des échantillons d’un mode de commentaire dans lequel le texte commenté n’est pas réputé intangible et ne fait pas autorité, pour lequel il n’y a pas d’hiatus entre « l’ordre de modifications » qui décide de la genèse d’un texte et les transformations que lui imprime l’acte de lecture. Ainsi de ce jugement sur le dénouement du Cid :

[…] il y aurait eu, sans comparaison, moins d’inconvénient dans la disposition du Cid, de feindre contre la vérité, ou que le Comte ne se fût pas trouvé à la fin le véritable père de Chimène, ou que, contre l’opinion de tout le monde, il ne fût pas mort de sa blessure, ou que le salut du Roi et du Royaume eût absolument dépendu de ce mariage, pour compenser la violence que souffrait la nature en cette occasion par le bien que le Prince et son État en recevraient : tout cela, disons-nous, aurait été plus pardonnable que de porter sur la scène l’événement tout pur et tout scandaleux, comme l’Histoire le fournissait […]4.

11On aura reconnu les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid (1637) rédigées par un poéticien : Jean Chapelain (qui fut un peu en amont le théoricien de la « règle des vingt-quatre heures »), au nom de l’Académie française (de récente institution : 1635), et révisées par Richelieu en personne (théoricien tout aussi constant : d’une politique culturelle étatique).

12Soit encore cet autre échantillon, plus tardif d’une quarantaine d’années : le jugement d’un lecteur de La Princesse de Clèves (1678) sur la péripétie qui suit la scène très tôt célèbre de l’aveu de la Princesse à son époux — la confidence que le duc de Nemours fait à son ami, le Vidame de Chartres, du dialogue inouï qu’il vient de surprendre, indiscrétion qui commande toute la suite de l’intrigue.

[…] Croira-t-on que Monsieur de Nemours, que l’on dépeint partout ailleurs avec tant de discrétion, en ait eu assez peu en cette rencontre pour aller conter au Vidame une histoire de cette nature ? Mais supposé que la chose lui fût échappée, lorsqu’il vit que le vidame lui appliquait l’histoire à lui-même, n’eût-il pas mieux pris ses mesures pour l’empêcher d’en parler à personne ? Ne prévoyait-il pas de quelle conséquence cela pouvait être ? Ne lui eût-il pas fait la demi-confidence, en lui avouant qu’à la vérité l’histoire était de lui, mais qu’il ne pouvait lui nommer les personnes intéressées ? C’est ainsi qu’il l’eût engagé au silence. Car de lui dire que c’était l’histoire d’un tiers, et qu’il le suppliait de ne la point conter, cela est ridicule. De quel droit obliger son ami à garder un secret qu’il ne pouvait garder lui-même ? (Valincour, [1678] 2001 : 50)

13On aura reconnu les Lettres sur la Princesse de Clèves de Valincour, qui ne traite pas de la fiction narrative en docte mais comme l’un des premiers lecteurs du roman, en délivrant sous forme épistolaire le produit de sa lecture — une lecture qui intervient librement sur la lettre du texte, qui n’hésite pas à l’imaginer autrement pour l’amender localement en projetant une variante.

14On aurait beau jeu ici d’ironiser : dans le premier cas, sur la posture d’autorité des Académiciens qui invitent Corneille à revoir sa copie, ainsi que sur le manque d’originalité des trois modifications suggérées ; dans le second, sur la naïveté de ce lecteur qui fait valoir ce qu’aurait dû être l’attitude d’un parfait honnête homme en pareille circonstance… Il importe plutôt de prendre la mesure de ce qui sépare ce type de discours critique de nos modernes commentaires : le texte réel y est envisagé comme un texte possible parmi d’autres ; évaluer un texte, c’est le rapporter à un horizon de textes possibles qui autorise à l’imaginer autrement. Une telle critique procède d’un usage méthodique de la variante, sans séparer les deux « ordres de modifications » distingués par Valéry — comme l’apanage de l’auteur d’un côté, comme le fait des « consommateurs » de l’autre.

15Revenons au jugement final de l’Académie sur Le Cid, et à la suggestion de trois variantes susceptibles de plier le dénouement historique de la chronique espagnole aux lois de la scène française, qui s’accommode mal d’une fille dénaturée consentant au mariage avec l’assassin de son père : « feindre que le Comte ne se fût pas trouvé à la fin le père de Chimène », c’eût été affabuler l’une de ces scènes de reconnaissance dont les tragi-comédies du temps avaient le secret et qui rencontraient à tout coup les faveurs du public ; « feindre contre l’opinion de [tous les personnages] que le Comte ne fût pas mort de sa blessure », c’eût été recourir au ressort du malentendu qui a fait dès longtemps ses preuves sur la scène tragique ; « feindre que le salut du Roi et du Royaume eût absolument dépendu de ce mariage », c’eût été invoquer l’absolue raison d’État qui fait de nécessité loi sinon vertu. Autant de variantes dont la fable se fût fort bien accommodée pour produire d’autres effets, lesquels valent bien, par hypothèse, les choix arrêtés par l’auteur — lequel n’est pas seul à savoir dénouer une pièce. Mais aux yeux de ces lecteurs ou spectateurs critiques, il fallait une variante pour éviter de « porter sur la scène l’événement tout pur et tout scandaleux, comme l’Histoire le fournissait » ; une variante sinon rien : « le plus expédient eût été de n’en faire point de poème dramatique », en laissant donc le Cid aux historiens sans plus songer à porter sa geste sur la scène française.

16On voit comment ces critiques lisent en auteurs putatifs : le texte réel se trouve rapporté à un texte possible qui reste imaginable à partir de lui, pour peu que l’on procède à d’autres choix dans les arbitrages auxquels l’auteur s’est lui-même obligé. Il faut être attentif à la fréquence des accents circonflexes dans ces textes critiques de l’âge classique, et avec eux à l’insistance de l’imparfait du subjonctif : cet accent circonflexe est comme le couteau à huîtres de Francis Ponge — un ouvroir de littérature potentielle ; et le mode de la critique littéraire à l’âge classique, ce n’est pas l’irréel du passé, c’est encore et toujours le potentiel.

*

17Il faut prendre encore le temps de réfléchir au statut de telles variantes : on aurait tort de les considérer comme relevant seulement de l’arbitraire et des préjugés du lecteur, ou comme les produits d’une censure aveugle à la singularité du chef-d’œuvre de Corneille. Leur élaboration obéit à des règles relevant d’une poétique normative que les auteurs avaient alors en partage avec leurs lecteurs, et qui circonscrivaient aussi bien l’espace du débat critique : évaluer une production littéraire, c’était dans tous les cas mesurer un écart entre le texte réel et d’autres versions possibles de la même fabula.

18Paul Valéry ne méconnaît pas cette forme historique de commentaire qui n’envisage pas l’œuvre comme nécessaire et qui se montre capable de regarder le texte avec l’œil du créateur — d’un auteur perpétuellement insatisfait et convaincu que son œuvre est toujours amendable. Il l’évoque à plusieurs reprises dans le Cours de Poétique, et ce dès la première leçon du 10 décembre 1937 où il s’agit pour lui de s’expliquer sur le sens qu’il entend donner à ce mot de poétique :

Tous les arts admettaient, naguère, d’être soumis chacun selon sa nature, à certaines formes ou modes obligatoires qui s’imposaient à toutes les œuvres du même genre, et qui pouvaient et devaient s’apprendre, comme l’on fait la syntaxe d’une langue. On ne consentait pas que les effets qu’une œuvre peut produire, si puissants ou si heureux fussent-ils, fussent des gages suffisants pour justifier cet ouvrage et lui assurer une valeur universelle. Le fait n’emportait pas le droit. On avait reconnu, de très bonne heure, qu’il y avait dans chacun des arts des pratiques à recommander, des observances et des restrictions favorables au meilleur succès du dessein de l’artiste, et qu’il était de son intérêt de connaître et de respecter. (Valéry, 2003 : I, 895).

19On sent poindre dans cette évocation un peu plus que de la nostalgie à l’égard de ces époques où prévalaient ce que Paul Valéry appelle des « recommandations d’origine empirique », dont il déplore, toujours dans cette première leçon, qu’elles aient été sédimentées en une « sorte de légalité » : un arsenal de « règles » dont la critique a prétendu « s’armer », et que les Romantiques ont jeté à bas. Après 1830, il n’est plus de poétique normative que les auteurs, leurs critiques et les simples lecteurs pourraient avoir en partage. L’hiatus entre les deux « ordres de modifications » date de ce moment-là.

20Tout le sens de mon travail, depuis une trentaine d’années maintenant, a consisté à promouvoir, à la suite des propositions de Michel Charles dans trois livres majeurs6, mais aussi, plus près de nous, dans la lignée de ceux des essais de Pierre Bayard qui relèvent pleinement de la poétique7, un mode d’analyse et de commentaire qui fasse la part du possible, en cherchant à substituer aux poétiques normatives de l’âge classique des procédures susceptibles de réguler la production de variantes en s’assurant de leur valeur critique — des variantes qui valent comme un commentaire du texte considéré. Car il y faut des procédures à défaut de règles : il n’est en effet que trop évident que tout ou presque dans un texte, a fortiori dans une fiction narrative ou dramatique, est passible de variations. C’est tout le problème de l’arbitraire du récit, qui était intolérable à un lecteur comme Paul Valéry et à la dénonciation duquel il a donné un tour resté célèbre — depuis bientôt un siècle et l’usage quelque peu pervers qu’André Breton en fit dans le Manifeste du surréalisme (1924) :

Romans. L’arbitraire –
La comtesse prit le train de 8 heures. ad lib.
La marquise prit le train de 9 heures.
Or ce que je puis varier ainsi indéfiniment, dans le mou – le premier imbécile venu peut le faire à ma place, – le lecteur.
Mais ce à quoi je ne trouve pas de substitut – ce qui est nécessaire pour moi – voilà mon affaire.
Celui-là seul pourra le changer, le trouver variable qui sera plus que moi, qui sera capable de moi et non moi de lui. (Valéry, 1974 : II, 11628).

21Telle est en effet la raison pour laquelle la lecture des fictions romanesques était résolument impossible au poète :

Quant aux contes et à l’histoire, il m’arrive de m’y laisser prendre et de les admirer, comme excitants, passe-temps et ouvrages d’art ; mais s’ils prétendent à la “vérité”, et se flattent d’être pris au sérieux, l’arbitraire aussitôt et les conventions inconscientes se manifestent ; et la manie perverse des substitutions possibles me saisit. […]
Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds, la diversité qui s’y peut présenter à l’esprit, et parmi laquelle il [le romancier] choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel, celle du possible-à-chaque instant, qui me semble plus véritable. Il m’est arrivé de publier des textes différents de mêmes poèmes : il en fut même de contradictoires, et l’on n’a pas manqué de me critiquer à ce sujet. Mais personne ne m’a dit pourquoi j’aurais dû m’abstenir de ces variations.
Je ne sais d’où me vient ce sentiment très actif de l’arbitraire ; si je l’ai toujours eu, si je l’ai acquis ?… Je tente involontairement de modifier ou de faire varier par la pensée tout ce qui me suggère une substitution possible dans ce qui s’offre à moi, et mon esprit se plaît à ces actes virtuels. (Valéry, 1957 : I, 14679).

22Nul hiatus ici : c’est bien un lecteur qui pratique l’art des « substitutions possibles », à l’instar ou à l’égal de l’auteur qui, tout au long de la genèse de l’œuvre (romanesque), se livre à de successifs arbitrages entre différentes continuations possibles — un lecteur qui se sent « capable » du roman. Mais comment éviter que de tels « actes virtuels » ne se confondent avec des mouvements d’humeur, ne se réduisent à des réactions idiosyncrasiques, ne relèvent d’une appropriation anarchique du texte ?

23J’ai essayé de proposer un mode de description qui permette de déduire de la lettre d’un texte la grammaire des possibles dans laquelle il s’est élaboré — Paul Valéry parlait de la « syntaxe » commune aux œuvres d’un même genre, qui s’apprend, disait-il, comme une langue. La démarche — une poétique des textes possibles, donc — consiste à envisager chacun des choix de l’auteur, tels qu’on peut les déduire d’une analyse de la composition d’un texte, comme une option parmi d’autres, pour entrer en retour dans l’élaboration de variantes, et l’exercice d’une critique authentiquement créatrice qui conjugue commentaire et réécriture. Ce qui revient à peu près à considérer l’œuvre isolée comme un genre à part entière : un système de règles (de fait, et non plus de droit) dont le texte considéré constituerait la seule réalisation historiquement attestée, mais qui seraient (en droit) susceptibles de donner jour à une nouvelle création, ou qui autoriseraient tout au moins à lui imaginer des variantes10.

24Une telle démarche n’est pas très éloignée de ce que Valéry nomme dans les dernières leçons de février 1945 « la création par exhaustion », c’est-à-dire par élimination des différents possibles11, et il faudrait ici méditer longuement l’extraordinaire leçon du 3 février 1945 : « La genèse de l’œuvre d’art12. » Le mode d’analyse que je tente de mon côté de promouvoir invite à recourir à cette même notion de possibles textuels pour penser l’un par l’autre les trois procès dont toute œuvre littéraire fait — théoriquement comme historiquement — l’objet : le procès poétique ou génétique, soit le processus créateur dont le texte est le produit ; le procès rhétorique, soit la dynamique de la lecture dans sa progression linéaire d’une unité à l’autre de la composition, où s’éprouvent les effets du texte ou de l’intrigue ; le procès herméneutique enfin, soit la série des interprétations auxquelles une même œuvre a pu donner lieu jusqu’à nous ou dont elle demeure susceptible. Une poétique des textes possibles peut s’efforcer de produire sur ces trois plans différentes catégories de variantes.

25Dans le premier procès, suivant une précieuse suggestion de Julien Gracq que l’on retrouvera plus loin, on postulera l’existence de « fantômes de livres successifs » : ceux que l’auteur projetait en avant dans le cours de sa rédaction, auxquels les brouillons conservés ou les différentes éditions publiées par l’auteur nous donnent parfois accès, ou que l’on peut déduire par hypothèse d’une description des unités du texte ; s’esquisse ainsi la perspective d’une critique génétique sans brouillons, attentive notamment aux inévitables incidents textuels induits par l’enchaînement des séquences (ce sont autant de « dysfonctionnements », selon le concept opératoire forgé par M. Charles13), et soucieuse de mettre au jour des textes fantômes.

26Si l’on s’attache au procès rhétorique, on essaiera de mettre à profit la façon dont la dynamique de la lecture telle que conditionnée par l’avancée de l’intrigue vient « doubler » le texte réel d’un halo de textes possibles.

27Quant au procès herméneutique, l’hypothèse est ici que les différentes interprétations viennent actualiser les possibles du texte : toute interprétation met à profit du non-écrit, c’est-à-dire du non-encore-écrit ; tout commentateur postule que quelque chose est à comprendre qui n’est pas dit, ce qui suppose que l’on complémente le texte, le plus souvent en recourant à ce que Richard Saint-Gelais a nommé des parafictionnalisations : interpréter, cela consiste bien souvent à combler par hypothèse les ellipses d’une fiction donnée, en ajoutant quelque élément au monde fictionnel14 ; on peut ici s’intéresser indifféremment aux interprétations historiquement attestées, pour une classique étude de réception ou un examen de ce qui s’appelait naguère la « fortune » d’une œuvre, aussi bien qu’aux hypothèses herméneutiques théoriquement envisageables en fonction des possibles déduits par l’analyse15.

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28Il est temps de rompre maintenant avec l’exposé dogmatique pour proposer ce que Paul Valéry n’offre que rarement durant les huit années qu’a duré le Cours de poétique : il est temps de joindre l’exemple à la théorie, pour tenter d’illustrer le type d’attention requis dans l’analyse et la description d’une œuvre considérée selon ces trois procès, lesquels ne jouissent d’aucune autonomie l’un en regard de l’autre. Tel est en effet le postulat central d’une poétique des textes possibles : les projections auxquelles le lecteur s’adonne ne sont peut-être pas sans rapport avec les arbitrages auxquels l’auteur s’est livré, et l’exégète le plus rigoureux a d’abord été un lecteur enclin (comme tout autre) à doubler le texte réel d’un halo de textes possibles.

29On essaiera de faire la preuve de la solidarité des trois procès en avançant maintenant trois exemples, qui illustrent les différents modes d’attention requis par une poétique des textes possibles : chacun de ces échantillons met en jeu des phénomènes isolables prioritairement sur l’un ou l’autre des trois plans distingués, mais il engage solidairement les deux autres, sans véritable hiatus pour le coup ; chacun appellerait naturellement une longue analyse et pourrait faire l’objet de toute une leçon.

30Le premier exemple tient dans un passage des Faux-monnayeurs d’André Gide, roman qui n’a rien d’une œuvre inachevée ou inaboutie : on peut le supposer plusieurs fois relu par son auteur, lequel l’a réédité plusieurs fois entre 1925 et sa disparition, en 1951. Aussi achevé soit-il, on peut montrer que le roman est le produit d’une série d’arbitrages dont la lettre du texte publié garde encore la trace, si bien qu’il nous est parfois loisible d’apercevoir ou de reconstituer quelque chose comme un texte fantôme.

31Dans le chapitre xiii de la première partie, un extrait du Journal d’Édouard rend compte de la première visite de l’écrivain à son vieux maître La Pérouse ; c’est au cours de ce dialogue qu’intervient la révélation, à bien des égards décisive, de l’existence d’un petit-fils, Boris, qu’Édouard sera bientôt chargé d’aller chercher à Saas Fee (Deuxième partie) et dont le destin parisien commande toute la suite et la fin du roman (Troisième partie). Arrêtons-nous à ce moment du dialogue, qui intervient aussitôt après la confidence par le vieillard des « crises » que traverse périodiquement son épouse :

Je soupçonnais depuis longtemps la profonde désunion de ce vieux ménage, mais désespérais d’obtenir plus de précisions.
« Mon pauvre ami, fis-je en m’apitoyant. Et… depuis combien de temps ? »
[…] « Oh ! depuis très longtemps… depuis que je la connais. Mais se reprenant presque aussitôt : Non ! à vrai dire c’est seulement avec l’éducation de mon fils que cela a commencé à se gâter. »
Je fis un geste d’étonnement, car je croyais le ménage La Pérouse sans enfants. […]
« Je ne vous ai jamais parlé de mon fils ? Écoutez, je veux tout vous dire. Il faut aujourd’hui que vous sachiez tout. » […] (Gide : [1925] 2009 : II, 26316).

32Or, deux pages en amont, au début de cette même conversation, La Pérouse a fait une première fois mention de son fils, sans qu’Édouard manifeste alors la moindre surprise :

“Tenez : il y a de certains actes de ma vie passée que je commence seulement à comprendre. Oui, je commence seulement à comprendre qu’ils n’ont pas du tout la signification que je croyais jadis, en les faisant… C’est maintenant seulement que je comprends que toute ma vie j’ai été dupe. Madame La Pérouse m’a roulé ; mon fils m’a roulé ; tout le monde m’a roulé ; le bon Dieu m’a roulé…”. […]
— “Vous allez prendre froid, lui ai-je dit. Vraiment ; vous ne voulez pas que nous rallumions votre feu ?” (Gide : [1925] 2009 : II, 261).

33Circonstance aggravante : le diariste dont nous lisons les pages rédigées le soir même ne se montre guère plus conséquent que l’acteur du dialogue, et ne s’est apparemment pas senti tenu de mettre un peu d’ordre dans le compte rendu de l’échange… Que faire d’un tel incident, une fois repéré ? Il nous invite à postuler l’existence d’un texte fantôme, et à affabuler ce que pourrait être le roman si Gide n’avait pas décidé de faire endosser au petit-fils du couple La Pérouse le destin de ce lycéen dont le suicide devait constituer le dénouement de l’intrigue tel qu’initialement fourni à l’auteur par un fait divers contemporain ; mais aussi bien : à imaginer ce que la fiction a pu être pendant le temps où le romancier n’avait pas encore arrêté l’identité de la victime, le dénouement projeté admettant plusieurs boucs émissaires également possibles — parmi les jeunes lycéens, le jeune Passavant constituait après tout un passable candidat au suicide. D’un moment à l’autre de ce dialogue, on se trouve donc à l’une de ces bifurcations imprévues (Gide ne savait manifestement pas en rédigeant le début de la rencontre qu’il aurait à donner à La Pérouse un petit-fils pour dessiner la suite de l’intrigue) qui ont tant fasciné Valéry, et sur lesquelles Julien Gracq a superbement insisté dans une page déjà alléguée et qu’on prendra maintenant le temps de relire un peu longuement :

Un élément essentiel risque de manquer toujours à la critique littéraire, et particulièrement aux monographies, souvent très volumineuses qu’on consacre de nos jours à tel ou tel moment célèbre : “la genèse de Madame Bovary”, “les sources des Liaisons dangereuses”, etc. Cet élément — sur lequel l’écrivain seul pourrait renseigner — ce sont les fantômes de livres successifs que l’imagination de l’auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume, et qui changeaient, avec le gauchissement inévitable que le travail d’écrire imprime à chaque chapitre, tout comme une route sinueuse projette devant le voyageur, au sein d’un paysage d’un caractère donné, une série de perspectives différentes, parfois très inattendues.
À chaque tournant du livre, un autre livre, possible et même souvent probable, a été rejeté au néant. Un livre sensiblement différent, non seulement dans ceci de superficiel qu’est son intrigue, mais dans ceci de fondamental qu’est son registre, son timbre, sa tonalité. Et ces livres dissipés à mesure, rejetés par millions aux limbes de la littérature — et c’est en quoi ils importeraient au critique soucieux d’expliquer parfaitement — ces livres qui n’ont pas vu le jour de l’écriture, d’une certaine manière ils comptent, ils n’ont pas disparu tout entiers. Pendant des pages, des chapitres entiers, c’est leur fantasme qui a tiré, halé l’écrivain, excité sa soif, fouetté son énergie — c’est dans leur lumière que des parties entières du livre, parfois, ont été écrites. […]
On ne peut faire état ici que de sa propre expérience. Toute la première partie du Balcon en forêt a été écrite dans la perspective d’une messe de minuit aux Falizes, qui devait être un chapitre très important, et qui aurait donné au livre, avec l’introduction de cette tonalité religieuse, une assiette tout autre. Et Le Rivage des Syrtes, jusqu’au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée (Gracq, 1967 : 27-2917).

34Il n’est pas sûr que « la critique » doive se résigner à attendre des romanciers de telles confidences : une poétique des textes possibles fait le pari qu’une analyse de la composition d’un texte suffisamment attentive aux incidents de parcours et autres petites incohérences locales est susceptible d’offrir quelques aperçus sur les « fantômes de livres successifs » entre lesquels l’auteur a hésité puis arbitré, au détriment d’autres continuations également possibles.

35Le deuxième exemple sera davantage en prise sur la dynamique de la lecture, entendons : sur la façon dont le lecteur d’une fiction se livre à des anticipations à partir des lignes de fuite de l’épisode ou de la séquence en cours, en projetant donc des scénarios ou textes possibles que la suite du texte réel viendra ou non confirmer. Relisons ainsi un court extrait de Manon Lescaut de l’abbé Prévost (1731), situé dans le dernier tiers de la Première Partie : Des Grieux se trouve absolument privé de ressources alors qu’à l’issue d’une nouvelle friponnerie, sa maîtresse est enfermée à La Salpêtrière parmi les femmes de mauvaise vie ; s’entretenant avec le frère de l’infortunée Manon, le chevalier se propose de solliciter l’aide de M. de T…, fils d’un des administrateurs de l’Hôpital dont on vient de lui signaler l’existence.

Je m’imagine, lui dis-je [au frère de Manon], que M. de T… le fils, qui est riche et de bonne famille, est dans un certain goût des plaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son âge. Il ne saurait être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une histoire d’amour. J’ai formé le dessein de l’intéresser à la liberté de Manon. S’il est honnête homme, et qu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours par générosité. S’il n’est point capable d’être conduit par ce motif, il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne fût-ce que par l’espérance d’avoir part à ses faveurs. (Prévost, [1731] 1995 : 126)

36La délibération du héros dans le temps de l’aventure dessine à sa façon deux versions possibles de la suite l’histoire que le chevalier s’apprête à narrer : d’un côté, la fable de Des Grieux qui fait valoir dès ce moment et continûment une solidarité de caste entre deux fils de famille et la générosité désintéressée d’un authentique aristocrate (M. de T. est honnête homme, et il est venu en aide aux deux amants, autant qu’il était en son pouvoir) ; de l’autre, une possible version moins glorieuse de l’histoire, au terme de laquelle Des Grieux a perdu Manon dans des circonstances qu’il ne veut pas avouer à Renoncour et son élève, aristocratiques destinataires de son récit. Le romancier semble avoir pris un malin plaisir à inscrire dans la lettre du texte une hésitation entre deux scénarios également possibles — non pas qu’il ait lui-même hésité entre les deux continuations mais pour semer ici un premier indice qui fraye la voie à une autre version que celle que délivre le chevalier. Il se trouve qu’il y en a d’autres, qui invitent à affabuler un tout autre déroulement de l’aventure ; dans un essai récent, j’ai pu montrer que le texte réel — la narration de Des Grieux — masque, c’est-à-dire admet, une autre version, moins glorieuse pour l’amant de Manon ; que le chevalier fait à ses auditeurs un récit mensonger pour tout l’intervalle qui sépare ses deux rencontres avec Renoncour. La démonstration est trop longue pour être seulement esquissée ici : on la trouvera dans une livraison de la revue Poétique (Escola, 2018). Peu importe que Prévost ait ou non construit le récit comme un piège, et sciemment forgé un précoce roman de la mauvaise foi ou porté sur les fonts baptismaux le premier en date des narrateurs indignes de confiance (unreliable narrator) : il suffit qu’une autre version de l’histoire soit imaginable, à partir des données mêmes de la fiction.

37Pour jouer maintenant avec les textes possibles sur le plan non plus poétique ou rhétorique mais dans une perspective plus directement herméneutique, qui engage donc la signification de l’œuvre considérée, j’aurai recours non plus à des récits homodiégétiques de facture réaliste mais à une fiction à la troisième personne relevant du merveilleux : un conte de Perrault, La Belle au bois dormant, qui date de 1695 pour la version mise en circulation dans un manuscrit d’apparat et 1697 pour la version imprimée avec les Histoires ou contes du temps passé18. Relisons la séquence qui forme la charnière entre les deux versants du conte — la malédiction de la princesse et l’épisode de la mère-ogresse qui vient troubler le bonheur des deux jeunes mariés. On se souvient qu’après l’endormissement, le château se trouve ceint d’une haie végétale infranchissable, dont la bonne fée est « sans doute » l’instigatrice :

Alors le Roi & la Reine aprés avoir baisé leur chere enfant sans qu’elle s’éveillast, sortirent du chasteau, & firent publier des deffenses à qui que ce soit d’en approcher. Ces deffenses n’estoient pas necessaires, car il crut dans un quart d’heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres & de petits, de ronces & d’épines entrelassées les unes dans les autres, que beste ny homme n’y auroit pû passer : en sorte qu’on ne voyoit plus que le haut des Tours du Chasteau, encore n’estoit-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n’eust encore fait là un tour de son métier, afin que la Princesse, pendant qu’elle dormiroit, n’eust rien à craindre des Curieux.

38Survenant un siècle après les événements, le Prince est arrêté par la vue de ce château désormais défendu par un « bois fort épais », qui suscite légitimement sa curiosité :

Au bout de cent ans, le fils du Roi qui regnoit alors, & qui estoit d’une autre famille que la princesse endormie, estant allé à la chasse de ce costé-là, demanda ce que c’estoit que des Tours qu’il voyoit au-dessus d’un grand bois fort épais, chacun luy répondit selon qu’il en avoit ouï parler.

39Dans les réponses qui lui sont faites, on se rendra attentifs à la mise en concurrence de plusieurs univers de croyance, qui sont autant de versions de la fable que nous venons de lire :

Les uns disoient que c’estoit un vieux Château où il revenoit des Esprits ; les autres, que tous les Sorciers de la Contrée y faisoient leur sabbat. La plus commune opinion estoit qu’un Ogre y demeuroit, & que là il emportoit tous les enfans qu’il pouvoit attraper, pour les pouvoir manger à son aise & sans qu’on le pust suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois. Le prince ne sçavoit qu’en croire, lors qu’un vieux Paysan prit la parole & luy dit : Mon Prince, il y a plus de cinquante ans que j’ay ouï dire à mon pere qu’il y avoit dans ce Chasteau une Princesse, la plus belle du monde ; qu’elle y devoit dormir cent ans, & qu’elle seroit réveillée par le fils d’un Roi, à qui elle estoit reservée.

40Des trois « opinions » exprimées, le texte accrédite clairement la troisième : la parole du vieux paysan énonce en quelque sorte la « vérité » du conte, la mieux conforme au récit que nous venons de lire — notons que le personnage la tient d’une source orale, comme nous sommes redevables de l’histoire à la voix d’un conteur. Les deux autres opinions se trouvent ravalées au rang des superstitions populaires : croyances diverses en l’existence d’un ogre, d’esprits ou de sorciers qui auraient élu domicile dans le château. Mais le Prince lui-même n’est pas exempt de préjugés : enflammé par une illusion héroïque, il apparaît comme un nouveau Don Quichotte égaré par ses lectures des vieux romans de chevalerie.

Le jeune Prince à ce discours se sentit tout de feu ; il crut sans balancer qu’il mettroit fin à une si belle avanture, & poussé par l’amour & par la gloire, il résolut de voir sur le champ ce qui en estoit.

41Pour être délibérée, cette concurrence d’opinions est moins réglée qu’on pourrait le croire. Voyons la suite immédiate :

À peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces ronces, & ces épines s’écarterent d’elles-mesmes pour le laisser passer : il marche vers le Chasteau qu’il voyoit au bout d’une grande avenuë où il entra, & ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l’avoit pû suivre, parce que les arbres s’estoient rapprochez dés qu’il avoit esté passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin : un Prince jeune & amoureux est toûjours vaillant.

42Quel est donc le signe que le Prince est bien l’élu promis ?… L’opinion « la plus commune » est ainsi peut-être moins vaine que saine, pour reprendre la distinction pascalienne : un ogre seul a le pouvoir « de se faire un passage au travers du bois »… Il faut oser la question : quelle est la « véritable » nature du Prince, dont on découvrira bientôt qu’il a une mère ogresse ? L’interrogation doit s’étendre à d’autres lieux d’indétermination dans la lettre du conte : dans quelle condition s’est opéré le changement de dynastie, qui veut que le Prince soit « le fils du Roi qui régnait alors » et non pas du même sang que la Princesse ? Le risque de l’inceste se trouve certes conjuré, mais comment la mémoire des règnes précédents a-t-elle pu être occultée à ce point que le Prince ignore jusqu’à l’existence du vieux château royal ? Que penser de l’alliance du nouveau pouvoir avec un sang infâme, et comment comprendre que le Prince s’oblige à garder le secret sur son mariage et la naissance de ses deux enfants auprès de sa propre mère (« il la craignoit quoy qu’il l’aimast, car elle estoit de race Ogresse, & le Roi ne l’avoit épousée qu’à cause de ses grands biens ») ? Autant de lignes de fuite qui invitent à une spéculation sur les possibles du texte — à l’invention d’une variante par parafictionnalisation et, tout à la fois ou par là même, à une interprétation politique du conte. La lettre du texte réel fait signe ici vers un éventail de textes possibles inscrits en lui comme autant de possibilités structurelles ; ils forment comme un halo de virtualités qui ceint le texte, et que peuvent mettre à profit les réécritures aussi bien que les interprétations du conte19.

*

43On en aura fait par trois fois l’épreuve : la poétique des textes possibles suppose un mode d’attention et de description de la lettre des textes qui rapporte à tout instant l’œuvre à ce qu’elle aurait pu être. Non pas tant qu’il s’agisse de la corriger vraiment ou de lui substituer sérieusement une autre version, mais plutôt de procéder à l’élaboration méthodique d’une variante du texte qui vaille aussi comme une proposition herméneutique — une interprétation du texte — avec l’ambition de comprendre mieux les choix dont l’œuvre est le produit et d’apprécier différemment les significations dont elle est porteuse. On retrouve peut-être par là ce qui a été le propos constant de la poétique, du Lycée athénien jusqu’au Collège de France. Une poétique qui assume une dimension spéculative et ludique, et qui souscrit volontiers aux conseils d’un vieil homme, dont les derniers mots nous invitent à nous sentir toujours jeunes :

Il faut vous tromper. Trompez-vous, l’erreur est très précieuse. Il faut se tromper tant qu’on peut, mais se tromper fortement, et puis vous trouverez un bénéfice, tandis que les conseils, on ne les suit pas20