L’utopie de la peinture
1C’est au miroir de deux phrases de Rimbaud et Mallarmé, placées au seuil de son ouvrage, que Jérôme Thélot aménage, avec L’Époque de la peinture. Prolégomènes à une utopie, un circuit promettant la plus belle des utopies : « Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes », dit l’« Adieu » d’Une saison en enfer ; « […] car c’eût été la Vérité », répond Mallarmé, en écrivant à Odilon Redon. Ces « prolégomènes » ouvrent sur un monde « qui probablement n’aura jamais lieu », un « monde qui eût été, ou qui serait, configuré par la peinture » (« Présentation », p. 11). Dégageant le sens des œuvres artistiques, les vertus de la « vérité », de la « bonté » et de la « justice » sont revendiquées par Jérôme Thélot pour informer son entreprise. Il s’agit donc, tout au long de ces 158 pages finement illustrées, de préférer au monde tel que la technique le structure aujourd’hui, une époque alternative et possible, quoiqu’improbable, régie par le mythe de la peinture. L’auteur nous invite à laisser réverbérer son utopie afin qu’elle s’immisce dans le réel, pour espérer un avenir soustrait aux catastrophes annoncées.
2Sa démarche intègre une perspective qui se veut « archi-politique », reposant sur le refus du présent et sur une tentative de faire différemment époque : elle entend « composer les déterminations structurelles de l’histoire, conditionner de fond en comble et originairement les phénomènes historiques, fonder le monde sous l’horizon duquel se produisent les situations sociales effectives » (p. 11). Si l’hypothèse de Jérôme Thélot postule un recommencement par la voie originaire de l’art, en relançant l’événement néolithique de la peinture, sept moments, qui cadencent l’époque, organisent son livre en autant de chapitres : du premier moment, celui inaugural de la genèse de l’image, jusqu’au dernier, gorgé de promesses, d’un « messianisme de la lumière » (« Il y aura une fois », p. 136). On lui saura gré de nous émanciper, de cette façon, de l’historiographie artistique et de nous permettre d’embrasser une « herméneutique phénoménologique » (p. 13) particulièrement féconde, car sensible au caractère historial de la peinture.
3Le récit commence en fixant sa propre situation : c’est dans la dialectique du silence et du cri, instaurée dès le xviie siècle, que surgit la volonté de montrer comment est instituée « l’humanité comme telle, socialité dotée d’images » (p. 17, « Du silence au cri, genèse de l’image »). L’effroi de Pascal devant le « silence éternel » des « espaces infinis » est associé aux natures mortes de Morandi et à la peinture religieuse de Holbein et de Zurbarán. Le deuxième moment est celui de la « révélation » et de la « prise en charge de la subjectivité humaine par l’invention picturale » (p. 33, « La condamnation et la charité des corps »). La description du retable composé par Caravage, à Naples, pour le Pio Monte della Misericordia, laisse affleurer une pensée immanente de la peinture, où la charité chrétienne ne diffère guère de la piété païenne. Le troisième chapitre, « Critique de la peinture sacrificielle », se penche sur un moment « baudelairien » (p. 49), l’acte même de peindre. La révélation d’un nouveau portrait du petit Alexandre, qui se suicida dans l’atelier de Manet, jette quelques lumières sur un poème en prose de Baudelaire, « La Corde », exposant, selon Jérôme Thélot, les « leurres » et les « violences de l’image » (p. 66). La suite de l’itinéraire utopique interpelle les peintres sous la forme allégorique d’Irène, la « paix » (p. 71), puis, d’une foulée poétisante, conduit à un lieu de régénération : « Parousie d’un monde aussi gracieuse qu’une pluie d’été. Déploiement inespéré d’un immense horizon. Vita nuova » (p. 90). Les pages traversent alors quelques paysages, écrits et peints, de Poussin, Turner ou Bram van Velde, comme des cris renouvelés et des utopies recommencées. « Le pari de la gaieté », cinquième station de l’époque de la peinture, investit la politique assumée par Jérôme Thélot : la gaieté des œuvres de Frans Hals et de Ribera laisse entrevoir l’« affect fondamental par lequel l’invention picturale sera l’institutrice du monde d’après » (p. 111).
4Nous parvenons enfin, guidés par la charmante fabulation du mythe, à son dernier moment, qui est un temps d’ouvertures et de possibles réinventions : « Il y aura une fois Irène enfant » (p. 130), nous dit encore Jérôme Thélot, en inscrivant dans le commencement la souvenance de l’avenir, « [p]uis il y aura une fois Irène adulte » (p. 133), et enfin son « oubli » (p. 136). Sa disparition, nous rassure-t-il immédiatement, sera comblée par la naissance de la lumière, où la « vie réelle » prendra le relais d’une « vie représentée » (p. 136). Nous nous arrêtons alors sur la dernière image du livre, celle reproduisant Sun in an Empty Room de Hopper, qui avait déclaré, à propos de son tableau : « I am after me ». Le parcours que Jérôme Thélot nous offre, parsemé de suggestives réflexions poétiques et artistiques, mène à abandonner les fantasmes déceptifs du réel et à habiter, expérience après expérience, le royaume de l’utopie, un « monde à venir ».