Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Mars 2025 (volume 26, numéro 3)
titre article
Adrien Berger

Les livres prennent-ils soin de nous ?

Do books take care of us ?
Régine Detambel, Lire pour relier. La Bibliothérapie à pleine voix, Arles : Actes sud, 2023, 201 p., EAN 9782330181703.

1Succédant à la pragmatique de la lecture1, la thérapie par les livres ou bibliothérapie aborde les conséquences psychologiques et thérapeutiques de la lecture. Depuis plusieurs années émergent des ouvrages sur la bibliothérapie, plus ou moins partisans de cette pratique : Marc-Alain Ouaknin, spécialiste du Talmud et de la Bible, aborde la bibliothérapie selon une approche spiritualiste, Isabelle Blondiaux selon une perspective historique tandis que Christilla Pellé-Douël s’inscrit pleinement dans les livres de développement personnel2. Mais de quoi la « bibliothérapie » est-elle le nom ? Si l’on se réfère au livre précédent de Régine Detambel3, également publié chez Actes Sud, on apprend que la « bibliothérapie » a été inventée dans un hôpital de l’Alabama au xxe siècle par Sadie Peterson Delaney pour venir en aide aux mutilés et blessés de la Première Guerre mondiale. Cette pratique a ensuite influencé la « poetry therapy » aux États-Unis et la « poético-thérapie » en France, initiée par la psychothérapeute Lucie Guillet en 1946. La bibliothérapie est donc multiforme et multiculturelle. Dans un ouvrage collectif récent consacré à la question, Bernadette Billa nous aide à nous orienter dans cette jungle touffue :

Malgré une pratique professionnelle encore disparate, nous pouvons distinguer deux grandes écoles : d’une part la bibliothérapie créative ou « biblio-créativité », un concept créé en France par Régine Detambel et qui se retrouve dans les pays anglophones sous le terme d’Interactive bibliotherapy ainsi que dans les pays germanophones, et d’autre part la bibliothérapie prescriptive, ancrée depuis longtemps dans les pays anglo-saxons. Dans cette deuxième catégorie, nous faisons le choix de distinguer la bibliothérapie informative de la bibliographie prescriptrice de « remèdes littéraires », englobant tous types de livres4.

2Dans son essai Lire pour relier, Régine Detambel s’inscrit dans les deux écoles à la fois : la première partie de son essai développe les bienfaits de la lecture (émotions nouvelles et vie augmentée) tout en renvoyant régulièrement son lecteur à des exercices d’écriture en fin d’ouvrage (biblio-créativité) ; la seconde partie évoque davantage la lecture pour autrui (une « bibliothérapie prescriptive » donc) et la mise en place d’un collectif de lecture à voix haute, « Lire & Relier », qui a œuvré lors du confinement auprès de pensionnaires d’hôpitaux ou d’EHPAD. Au moment de présenter ce collectif et son action, la bibliothérapeute précise toutefois qu’« il ne s’agissait pas de bibliothérapie proprement dite — [s]a méthode mobilise en effet d’autres outils que la lecture — mais d’une réponse spontanée à la crise, sous la forme d’une présence vocale passeuse de textes » (p. 131). Dans son précédent ouvrage elle s’opposait déjà, quoique sur un ton plus polémique, à une bibliothérapie prescrivant livres de psychologie grand public, qu’elle qualifiait de « bonheuristes5 » et livres dits « d’auto-traitements » (dénommés self-help dans le monde anglo-saxon), et parlait des livres de Paolo Coelho comme des « publications à l’eau de mélisse6 ».

Manifeste pour des fictions pansantes

3Pour étayer sa théorie, R. Detambel s’inspire, écrit-elle en introduction, de la philosophie morale de Frédérique Leichter-Flack et de Sandra Laugier, de la philosophie de la maladie de Frédéric Worms et de Claire Marin, ainsi que de diverses théories de la lecture (Michel Picard, Michèle Petit et Marielle Macé). Dans la lignée de son précédent livre, R. Detambel expose, plus sous la forme du manifeste que de l’essai théorique, le soin que nous apporte la lecture. La première partie de son essai intitulée « Comment parler des livres » est fortement influencée par le tournant affectif des années 1980 : elle évoque les livres comme des bibliothèques d’émotions, étant donné que « chaque texte lu fait retentir notre intériorité, donnant ainsi une voix à ce qui en nous était jusque-là resté silencieux » (p. 32-33). Ce sont donc les effets transitifs et bénéfiques de la lecture qui sont mis en avant, et l’essai est parcouru de la sémantique du soin. Comme le constate Alexandre Gefen dans Réparer le monde, « un des éléments du tournant contemporain est l’insistance sur le rôle thérapeutique non seulement de la production de sens par l’écriture, mais aussi de la simple lecture, et cela que les livres aient ou non une fonction remédiatrice7 ». Du besoin d’histoire, développé dans le chapitre « Des personnages qui nous soutiennent » et « Fiction et addiction », R. Detambel passe rapidement aux effets thérapeutiques des livres sur nous : « Un bon livre est aussi une présence assurée qui nous réconforte et peut nous procurer, dans certains cas, un soin efficace » (p. 45) ou encore : « […] il y a dans les livres une connaissance de la douleur, et les ressources pour y faire face, c’est-à-dire de quoi explorer et de quoi nous protéger » (p. 53).

4La deuxième partie (« Lire pour l’autre ») se veut plus concrète et appliquée, sans cesser d’être partisane et militante, puisqu’elle a pour horizon le compte rendu de l’action de « Lire & Relier ». Le rapport de 2018 rédigé par la psychologue Sophie Marinopoulos auprès de la ministre de la Culture sur la « malnutrition culturelle » des enfants conduit l’essayiste à valoriser des associations comme « Lire et faire lire », qui met en relation retraités bénévoles et petite enfance autour de la lecture. En parlant de celles et ceux qui ne peuvent pas lire ou qui sont en carence de lecture, elle contextualise et légitime la lecture pour autrui. L’action du collectif « Lire & Relier » arrive plutôt tardivement dans l’essai (p. 131) : son dispositif pour le confinement est triangulaire, entre « la personne lectrice bénévole, la personne ressource de l’établissement et de l’institution qui informent [le]s auditeurs pour les préparer à la lecture […] et la personne bénéficiaire de cette lecture » (p. 139). Les lectures se font par téléphone ou visioconférence, et l’équipe des bénévoles est encadrée par deux psychologues. En plus de leurs lectures, les intervenant-es se retrouvent en fin de journée dans un « salon vocal » pour échanger leurs expériences. En retranscrivant leurs témoignages, R. Detambel restitue leurs impressions et les paroles marquantes de leurs auditeurs. La bibliothérapeute se montre certes prudente et réservée quant à l’effet thérapeutique et tout puissant de la lecture, qui ne change ni « le pronostic médical des patients » et ni « matériellement la vie des personnes isolées » (p. 106) : « peut-on raisonnablement penser […] qu’il serait réellement possible de prescrire un titre comme on le fait d’un médicament ? » (p. 115) ; pour autant, les résultats bénéfiques du dispositif — médiatisés par les seuls témoignages des bénévoles et du personnel médical — semblent trop vite attribués au pouvoir de la lecture. Si cette action s’est avérée nécessaire et profitable pour les résidents des EPHAD, ne serait-ce pas parce que le confinement avait suspendu toute autre activité, réduisant les échanges avec les personnes à risque ? On ne peut donc nier que l’appel, l’attention du bénévole et le contact humain et chaleureux ne participent pas déjà au care, que la lecture complète.

Prodiges et vertiges de l’analogie

5Mais ce n’est pas la seule fragilité de l’argumentaire de R. Detambel. La plus grande faiblesse de cet essai vient de sa forme et de son ton : certaines phrases élogieuses tiennent plus de la croyance aveugle que de la description analytique, et l’argumentaire se passe le plus souvent de tout renvoi à des études scientifiques ou des méta-analyses8. Alors même que l’essayiste évoque à plusieurs reprises les neurosciences et les connaissances qu’elles apportent sur le fonctionnement de notre cerveau, aucune étude issue des sciences cognitives ne sera présentée et vulgarisée dans son livre. Tout au plus, l’autrice relaye des articles de vulgarisation d’Alternative Santé, de Sciences humaines et de Santé magazine 9. Cette absence voulue d’appuis scientifiques donne lieu à des approximations, au retour à l’expérience personnelle de l’essayiste ou à une forme de pensée magique. À propos de l’histoire du soir, rituel de l’enfance, R. Detambel nous gratifie de cette pétition de principe : « les adultes bénéficieront bien sûr des mêmes effets positifs de ce rituel d’endormissement » (p. 43), et ceci, bien sûr, sans faire appel aux sciences psycho-cognitives.

6Cette apparente magie de la lecture permet à l’essayiste d’éviter d’expliciter les concepts au fondement de sa méthode bibliothérapeutique, à savoir la catharsis et l’identification. La catharsis fait l’objet d’une définition peu convaincante et instrumentalisée, limitée à n’être que « la purgation ou la purification des passions tristes » (p. 51). Le procédé d’identification est quant à lui difficilement limpide : il procède de l’empathie que ressent le lecteur, donnée comme complexe, bien loin d’une « réaction mimétique automatique » (p. 31) et du fonctionnement des neurones miroirs — convoqués ici pour donner un vernis scientifique au propos. Cela permet visiblement de repousser les limites de l’identification et de l’alter ego du lecteur, puisque R. Detambel écrit plus loin à propos d’une lecture de L’Odyssée : « Je suis tour à tour Ulysse mais aussi le Cyclope ou les profondeurs sous-marines. Je suis également Athéna, je suis Poséidon, je suis Nausicaa, je suis le chien d’Ulysse, je suis même le bateau [sic] » (p. 40-41).

7L’essai, qui plus est, n’évite malheureusement pas l’écueil de certaines idées reçues concernant la littérature et le langage. À plusieurs reprises, R. Detambel valorise le langage écrit des livres, au détriment de notre langage oral et quotidien qui ne servirait qu’à communiquer et ne transmettrait que ce qu’on connaît déjà : « La communication ordinaire dissimule le corps, les émotions, la sensibilité » (p. 70). Cette hiérarchie entre écriture et oralité contient une large part d’inactualité, tout droit issue d’une mauvaise digestion de Mallarmé. Notre parole quotidienne est pauvre, sauf quand Malherbe dit l’inverse, bien sûr : « Au tout début du xviie siècle, le poète français Malherbe recommandait d’aller écouter parler les crocheteurs dans leur langage inventif et imagé » (p. 62). Enfin, pour un livre censé exposer une méthode thérapeutique de lecture pour calmer certains troubles psychiques liés à la maladie, il paraît maladroit de parler de « boulimie » pour l’achat compulsif de livres ou d’« addiction » pour notre besoin de lire des romans (p. 50). Le lecteur grince quelque peu des dents à la lecture de ces analogies qui relativisent la souffrance des vrais malades. Si R. Detambel semble attachée au pouvoir des mots et aux « images toutes neuves » contenues dans les textes, elle devrait user de prudence en utilisant les métaphores de la maladie, pratique contre laquelle Susan Sontag nous mettait en garde dans son essai La Maladie comme métaphore 10.

8Forte de ses principes, R. Detambel s’est auto-prescrit des recopiages de citation… de son livre précédent ! L’exemple du chagrin d’amour de Goethe (p. 101-104), qu’elle emprunte déjà à Zweig, reproduit quasiment mot pour mot les pages 38 à 41 de son essai Les livres prennent soin de nous. Les auteurs choisis (Corneille, Racine, Boileau…) par la poéticothérapeute Lucie Guillet (p. 78) sont développés au cours d’un paragraphe presque identique11. Le chapitre « L’Exil dans la langue » de 2017 devient en 2023 la sous-section « Quel goût ont les mots dans une autre langue ? » et développe le même rapport à la nouveauté lors de la lecture d’un ouvrage en langue étrangère. Et nous ne comptons pas la réutilisation de citations de Le Clézio ou de Freud saupoudrées ici ou là. Mais ce décalque n’est pas anodin : Lire pour relier ne fait aucunement mention de son aîné, qui se voulait une vulgarisation des grands essais universitaires sur la lecture. Si le livre précédent tendait à la vulgarisation, Lire pour relier, en biffant les références critiques, les développements plus complexes et l’historicisation de son propos, se limite à un manifeste sans nuance qui se destine aux médecins et thérapeutes curieux. Un bon exemple de biffure se situe à propos de la page comme pansement et seconde peau : la phrase « le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron a longuement étudié nos interactions émotionnelles avec le papier12 » devient « psychiatres et psychanalystes ont étudié nos interactions avec le papier » (p. 89).

9En définitive, il manque à cet essai un recul critique, historique et épistémologique. R. Detambel fait de la valeur thérapeutique un indissociable de la littérature depuis ses origines, les « jadis », « depuis toujours » ou « depuis des siècles » jonchent son écriture : « Car la reconnaissance du pouvoir thérapeutique de l’écriture est lui aussi avéré depuis des siècles » (p. 94). Il suffit d’ouvrir un livre d’histoire littéraire pour se rendre compte que la lecture de romans a été soumise à des discours et des valeurs contradictoires — tantôt décriée, tantôt louée  — et cet essai aurait pu rappeler sommairement la mutation de nos rapports à la fiction. Si la lecture est aujourd’hui moins soumise à des fins morales que vitales, à des « programmes moins émancipateurs que réparateurs13 » — pour reprendre les mots d’Alexandre Gefen —, c’est parce que la littérature contemporaine, le tournant affectif et la fin de l’ère de l’intransitivité influencent les nouveaux discours sur notre rapport à la lecture. Mais celui de R. Detambel ne semble pas si nouveau que cela : sa terminologie emprunte à la didactique de la littérature des années 2000 (les exercices en fin d’ouvrage construisent l’image d’un « sujet-lecteur14 », et ces écritures sont monnaie courante dans l’apprentissage du français au collège). La dimension affective et le biographisme passent du côté du lecteur, tandis que R. Detambel continue d’utiliser maladroitement les concepts classiques de l’interprétation textuelle (tropes, catharsis et identification, qui découle de la mimésis). Il est indéniable que notre rapport à la littérature a changé. Mais certains, les pensant en péril, greffent à la lecture et à l’écriture des vertus magiques pour renouveler leur intérêt, réinsufflant dans les lettres un caractère sacré et religieux, car « là où le discours littéraire s’attribue des vertus thérapeutiques, la croyance et le religieux ne sont jamais loin » écrit Vincent Kaufmann :

On n’a jamais réussi à prouver scientifiquement qu’un texte littéraire ou une œuvre d’art avaient une vertu thérapeutique, mais cela n’empêche pas que certains le croient, à commencer par les littérateurs ou les artistes eux-mêmes. Ou que certains y croient : lorsqu’on évolue dans le domaine des médecines imaginaires, tout devient très vite une question de croyance, dernier arrêt avant le religieux. Par conséquent, il n’est pas étonnant que dans le sillage du médecin imaginaire, on voie régulièrement se profiler l’ombre du prêtre et de ses dérivés plus exotiques qui, toutes catégories confondues, n’ont cessé de disputer au médecin le titre du plus ancien spécialiste des thérapies imaginaires (ou par l’imaginaire)15.