« Le sens du style » : des sciences du langage aux études littéraires
1Jean-Daniel Gollut enseigna la littérature française à l’Université de Lausanne (Suisse), et ses travaux, consacrés au texte littéraire, abordent des faits de style dont il s’emploie minutieusement à dégager les enjeux sémantiques, cognitifs ou référentiels. Il est l’auteur de nombreux articles et de deux monographies : Conter les rêves : la narration de l’expérience onirique dans les œuvres de la modernité (1993) et Construire un monde : les phrases initiales de « La Comédie humaine » (2000).
2Le bel « Avant-propos » de J.-M. Adam et J. Zufferey capte avec bienveillance l’attention du lecteur : il dresse le portrait familier de J.-D. Gollut, enseignant et chercheur, à la carrière (universitaire et scientifique) duquel ses collègues rendent ici un hommage sincère à l’occasion de son départ à la retraite. L’accent est mis d’emblée sur la curiosité de l’intéressé pour les détails significatifs et les dispositifs langagiers mis au jour par l’étude linguistique de la référence. Le parcours intellectuel de J.‑D. Gollut manifeste rétrospectivement la cohérence d’une pensée critique profonde et avisée. L’hommage qui lui est rendu prend la forme d’un regroupement en trois parties de dix textes de l’universitaire parvenu en fin de carrière : ceux qui connaissent déjà ces écrits prendront plaisir à les voir assemblés en une trame suivie, les autres découvriront tout simplement un livre aux composantes homogènes.
3« Le récit de rêve » (première partie) déroule cinq articles. « Des rêves à foison de R. Queneau : un exercice de style ? » (texte de 1982) analyse les paramètres grammaticaux et stylistiques du récit onirique et l’autonomie du discours oniriste. « L’énonciation du récit de rêve » (publié en 1987) décrit l’évocation du rêve comme l’occasion d’un transfert de la narration où la modalisation assurée par le commentaire métanarratif oriente la réception du récit. Le moi conscient s’y trouve confronté au moi inconscient selon une dualité qui linguistiquement correspond au partage entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé. Dans le rêve, le sujet se démultiplie en instances concurrentes ou complémentaires : il se défait et se dédouble, se perd dans l’autre et revient à lui sous des apparences nouvelles. Cette tension est compensée par une force de cohésion qui du récit onirique fait paradoxalement le lieu de rencontre privilégié entre le moi nocturne et le moi éveillé. L’article « Sujet du discours et discours du sujet : l’identité personnelle dans le récit de rêve » (2002) pose la question de l’identité subjective telle qu’elle est appréhendée dans la narration du vécu nocturne. Comme l’explique « Songes de la littérature épique et romanesque en ancien français : aspects de la narration » (2007), si la littérature médiévale n’a pas problématisé l’accès à l’expérience intime du songeur, elle a néanmoins instauré une forme typique de narration. Enfin « La mise en texte » (1993) examine si raconter le rêve suppose la mise en œuvre d’une forme narrative originale.
4La deuxième partie « Énonciation et littérature » se déploie en deux volets : d’après l’analyse de « La parole vive : remarque sur l’énonciation du poète lyrique » (1991), le lyrisme tolère mal les dictions expressives mimant l’effectuation énonciative du discours, car aucune interprétation situationnelle ne saurait être imposée à la parole sans la dénaturer ; dans « Une parole sous condition (Molière, Dom Juan, I, 2) » (1996), l’auteur s’interroge sur les éléments différenciant les dialogues théâtraux des dialogues authentiques, dont le fonctionnement reproduit les interactions. La troisième partie « La construction référentielle dans le roman » compose un triptyque : « Le Libera : un fait de style, les noms de personne » (2002) étudie les mécanismes littéraires et stylistiques du roman-poème de Robert Pinget (1968), où les noms propres s’inscrivent dans un dispositif général garantissant l’univocité du discours ; l’intitulé « Un dilemme communicatif : retour des personnages et désignation dans La Comédie humaine » (2004) parle de lui-même ; « La référence en début de texte : Salammbô » (2004) analyse l’élaboration stylistique du roman de Flaubert, où le souci d’étayer cognitivement la description des objets représentés installe un monde fortement décalé par rapport aux références familières du lecteur tout en lui permettant d’y accéder : le discours adopte un régime mixte tendant simultanément à construire un univers original et à le commenter.
5Dans la démarche de J.-D. Gollut, l’approche descriptive, nourrie par les concepts de la linguistique énonciative et textuelle, rejoint des préoccupations herméneutiques, même si la complémentarité naturelle entre forme et sens apparaît toujours liée à des conditions spécifiques de mise en discours. Les articles composant ce recueil illustrent les moyens dont le critique dispose pour dégager « le sens du style » : en cela, ils témoignent d’une relation exemplaire entre sciences du langage et études littéraires.
6C’est un esprit rigoureux et modeste dont la voix se fait entendre ici. Toujours fondés sur des exemples précis, les arguments composent une démarche dont le propos par endroits reflète une orientation théorique et stylistique que d’aucuns percevront comme datée (Blanchot, Barthes, Ducrot, Genette, Todorov, etc.). La pensée et le style sont toujours élégants, et l’attention délicate aux intentions d’autrui témoigne d’une écoute qui va bien au-delà de la curiosité intellectuelle. Les éditeurs du volume ont réussi à organiser de leur point de vue extérieur de lecteurs et de collègues déférents la matière préexistante d’articles déjà publiés, dont la somme compose désormais un livre attachant.