Le mythe, thème & variations
1Le mythe fait indéniablement partie de ces notions qui ne cessent de prospérer dans le champ des études littéraires. Il n’est que de se référer aux nombreux colloques consacrés à cette question, aux travaux sur les résurgences des mythes antiques dans la modernité ou aux études portant sur telle ou telle figure mythique pour s’en convaincre. Le territoire du mythe s’étend en outre à des domaines toujours plus nombreux : aux traditionnels champs littéraire et ethno-religieux, il convient d’ajouter ceux de l’histoire ou de la politique. Ainsi, Yves Citton, dans l’un de ses derniers ouvrages, se réfère-t-il aux mythocraties pour désigner les démocraties modernes qui, selon lui, reposent sur le pouvoir des mythes, compris comme récits fictionnels1.
2Selon cette acception toujours plus large, le mythe ne saurait se réduire à un héritage du passé, des sociétés primitives pour le mythe ethno-religieux, tel qu’il a été analysé par Claude Lévi‑Strauss, de l’Antiquité pour les mythes littéraires : les sociétés et les individus créent constamment des mythes. Le terme même peut, de ce fait, désigner tout autant des récits et des figures inscrits dans le patrimoine de l’humanité que des créations fictionnelles beaucoup plus récentes. Dans ces conditions, faut-il définir le mythe comme un schéma narratif particulier ou doit-on considérer que la référence à une figure topique, stéréotypée, suffit à engendrer le mythe ? Peut-on ainsi confondre mythe et figure mythique, ou subsumer l’un sous l’autre ? La fable et le mythe désignent-ils les mêmes réalités ? Ce sont bien ces questions que Le Mythe dans les littératures d’Europe de Jean‑Louis Backès entend soulever : en effet, cette courte étude, plutôt qu’apporter des réponses, prétend davantage interroger cette notion complexe et polysémique afin d’en dégager le sens.
3Pierre Brunel soulignait, dans la préface de son Dictionnaire des mythes littéraires le « flou terminologique2 » attaché au mot « mythe » : selon J.-L. Backès, il en viendrait à désigner « toute représentation verbale qui ne correspond à rien dans la réalité » (p. 10). Le mythe serait de ce fait un terme générique permettant de désigner tout ce qui relève de l’imaginaire, de l’affabulation. Comment, dans ces conditions, accorder encore du crédit au mot et à la chose ? Sans doute en écoutant ce que l’emploi du mot « mythe » à travers les âges révèle de son sens. Pour ce faire, J.-L. Backès choisit d’adopter une démarche davantage lexicologique, attentive aux usages du mot dans les textes, que lexicographique, s’appuyant sur les seules définitions proposées par les dictionnaires. L’auteur, comme il l’affirme à plusieurs reprises, ne prétend pas ici statuer sur la légitimité de l’emploi du mot « mythe » dans un contexte donné. Il entreprend au contraire de partir de ce mot pour tenter de circonscrire ce qu’est le mythe dans un large corpus de littératures européennes. Refusant toute position dogmatique, qui consisterait à en condamner certains emplois, J.-L. Backès propose de suspendre son jugement, en une sorte d’épochè sceptique, pour prendre acte d’un fait — il est abondamment recouru, dans le champ littéraire comme dans d’autres champs des sciences humaines et sociales, au concept de mythe — et en comprendre les implications sur le plan scientifique. Comme il l’affirme très justement :
Il est loisible à qui le souhaite de se rebeller, d’affirmer qu’il faut brider l’extension galopante du mot. Mais on devra se rendre à l’évidence : une expression comme « mythe de la métamorphose » ou « mythe des frères ennemis » est parfaitement possible.
4avant d’affirmer sa position dans une interrogation toute rhétorique : « Notre tâche est-elle de condamner ces emplois, ou d’essayer de comprendre comment leur apparition a été possible ? » (p. 98).
5Il s’agit donc bien de mener une enquête généalogique sur les usages du mot « mythe » dans la littérature européenne au travers des siècles, à partir d’un large corpus qui s’étend des mythes grecs à la littérature contemporaine. J.-L. Backès renoue ici avec une méthode déjà mise en pratique dans L’Impasse rhétorique3, en poursuivant l’enquête sur les mots de la critique littéraire initiée dans ce premier ouvrage4. Il insiste sur sa volonté non de légiférer, mais de prendre en considération la polysémie des mots. Aussi propose-t-il de se livrer à une étude du mot « mythe », qui se distingue des traditionnelles approches mythocritique5 et mythopoétique6, dans la mesure où elle se situe à la fois en amont et en aval de ce type d’analyses : le propos n’est pas tant de se demander comment l’on écrit des mythes que de savoir ce que l’on désigne par le terme de mythe, autrement dit de répondre à la question suivante : « Que peut le mot “mythe” pour l’étude des textes littéraires ? » (p. 101).
6Dans L’Impasse rhétorique, J.‑L. Backès affirme :
J’épinglerai, pour commencer, notre passion de la définition. Non qu’elle soit mauvaise en soi, et qu’il faille s’abstenir de définir. Notre erreur, comme l’a suggéré Saussure, vient de ce que nous définissons des mots. Nous supposons sans examen que l’existence d’un signifiant unique implique la rigoureuse cohérence de ce qui est signifié7.
7Force, en effet, est de constater l’écart existant entre le foisonnement de la langue et la volonté de déterminer le sens immuable d’un mot. Alors même que le mythe peut désigner des réalités bien différentes, il serait vain de chercher à en donner une définition univoque, et cela d’autant plus que le signifiant « mythe » peut être amené à disparaître, alors même que son signifié perdure au travers des âges. Le refus de la définition laisse de surcroît le champ libre à la complexité sémantique et aux glissements de sens, ce qui contribue indéniablement à enrichir ce mot. J.-L. Backès mentionne différentes expressions convoquant le mythe : mythe littéraire bien sûr, mais aussi mythe biblique, ou encore mythe personnel. Il démontre de la sorte que le sens du mot n’est que la somme de ses emplois attestés. Une définition trop stricte encourrait le risque d’appauvrir une notion dont la polysémie constitue, à n’en pas douter, la valeur. Aussi faut-il lier ce refus de définition à un refus du jugement portant sur la légitimité des emplois du mot :
On ne méditera jamais assez cette remarque de Ferdinand de Saussure : « C’est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses ». Le mot « mythe » est exubérant, insaisissable ; il est probablement inutile de chercher à en réduire ou à en brider autoritairement la signification. Il est au contraire utile d’examiner un à un les emplois dont il est aujourd’hui susceptible. Cette recherche amène à esquisser une histoire du mot, évidemment inséparable d’une histoire de ce qu’il désigne. (p. 21)
8Pour parfaire son argumentation, J.‑L. Backès attire l’attention de son lecteur sur différentes pierres d’achoppement que pourrait induire une définition trop stricte du mot8. Ainsi, les dictionnaires ont tendance à présenter l’évolution du sens d’un mot en diachronie. Or, cette évolution se révèle, la plupart du temps, nullement linéaire et ne suffit pas à rendre compte de l’intégralité du mot : plusieurs sens antagonistes peuvent se développer de manière concomitante. Quant aux mythes recensés dans les répertoires, ils ne correspondent pas nécessairement aux sens donnés dans les dictionnaires. J.‑L. Backès rappelle enfin, dans un même ordre d’idée, que le recours à l’étymologie, distinguant le muthos du logos, ne s’avère pas toujours pertinente pour fonder la théorie.
9Il s’agit dès lors de prendre en compte la complexité et la polysémie — qui n’est aucunement assimilable à une « maladie du langage » (p. 101) — du mot « mythe », afin d’en dégager un, ou plutôt des sens possibles.
10Pour mener à bien ce projet, J.‑L. Backès fait le choix de partir d’une appréhension large du mot « mythe », et non du simple mythe littéraire, qui constitue pourtant l’horizon de son étude. En cela, il se rapproche de la démarche adoptée par Pierre Brunel dans son Dictionnaire des mythes littéraires. Cependant, alors que celui-ci s’appuie sur les grands théoriciens du mythe pour en fixer une définition, J.‑L. Backès adopte une approche pragmatique et inductive, en se proposant de partir de l’observation et de l’évolution des usages du mot « mythe » chez les auteurs européens depuis l’Antiquité.
11L’ouvrage se présente comme une enquête, qui trouve à s’exercer tant dans le champ de la théorie que dans celui de l’histoire littéraire. Il s’agit d’étudier ce que désigne le mot « mythe » dans une aire culturelle longtemps dominée par la culture gréco-latine, c’est-à-dire par une culture grecque véhiculée en langue latine, qui apparaît comme une civilisation particulièrement fertile en mythes, et d’inscrire cette étude dans une perspective diachronique. Le choix d’un corpus se référant exclusivement aux littératures européennes repose sur l’idée qu’il existerait un destin particulier du mot « mythe » dans le monde occidental (p. 24).
12J.-L. Backès choisit d’articuler l’histoire de ce mot en deux temps forts, les ve et vie siècles av. J.C. d’une part et le xixe siècle d’autre part. Ce découpage ne signifie nullement que le mythe en tant que concept, idée, disparaît de l’horizon de pensée européen en dehors de ces périodes, mais bien que le mot « mythe » s’éclipse en revanche de la langue. Les deux périodes retenues témoignent en outre d’une grande vivacité mythique : tandis que l’Antiquité grecque est marquée par une production mythique importante, le xixe siècle, et plus particulièrement le romantisme européen, apparaît comme une période de création d’une « science des mythes » (p. 19).
13J.-L. Backès dégage une double caractéristique des mythes gréco-latins : s’ils sont susceptibles de s’inscrire dans des contextes ritualisés ou cérémoniels, ils n’en sont pas moins d’emblée littéraires, ce qui tend à remettre en question la vision romantique d’un mythe primitivement oral. Leur seconde caractéristique soulignée par l’auteur concerne leur dimension sacrée et potentiellement transgressive. Ces deux dimensions permettent d’expliquer la position adoptée par Platon dans La République : si le philosophe condamne le poète, c’est justement parce que ce dernier, qui transmet des récits traditionnels, peut être conduit à transcrire ou à inventer des histoires inconvenantes sur les dieux. La dimension scandaleuse du mythe explique le rejet du poète de la cité, qui n’apparaît de ce fait que comme un passeur, selon une acception bien éloignée de celle du vates chère aux romantiques. Avec l’infléchissement du mythe antique vers le mythe héroïque, et non plus simplement divin, ce n’est pas seulement son inconvenance, mais surtout son invraisemblance qui se trouve mise en cause : si les hommes sont susceptibles de mal se comporter, ils ne peuvent, en revanche, évoluer dans un univers surnaturel.
14Comme le rappelle J.-L. Backès, le mot « mythe » tend curieusement à s’estomper entre l’Antiquité et le xixe siècle. Ce fait ne signifie cependant nullement que la réalité qu’il désigne s’éteint : elle perdure au travers des mots « fable » ou « légende »9. L’auteur s’attache à montrer comment certains sens du mot « fable », comme celui d’apologue ou de conte, ont pu déteindre sur le mot de « mythe ». Ainsi, lorsque celui-ci fait sa réapparition au début du xixe siècle, cette double dimension se trouve-t-elle prise en considération : la survivance du mythe dans la culture occidentale se trouve justifiée par sa dimension illustrative, voire morale, qui l’assimile à l’apologue. En outre, comme le conte, le mythe, débarrassé des croyances antiques, considérées comme des superstitions, devient un fonds commun de la culture occidentale. C’est sous la plume de Herder que le mot fait véritablement sa réapparition : analysant un vers d’Homère, le philosophe allemand en rejette toute lecture allégorique, marquant ainsi une évolution patente dans l’interprétation du mythe. Dès lors, le mot apparaît de plus en plus fréquemment, dans les écrits de Goethe, Schiller, Hölderlin ou Novalis, et commence à être associé, dans ce contexte romantique, à la notion de symbole, à laquelle certains auteurs, comme Goethe, cherchent à donner un sens opposé à celui d’allégorie : le symbole, comme le mythe, se situerait du côté de la vie et de la sensibilité, il se veut synthétique et maintient l’unité de la parole poétique. Plus généralement, l’époque romantique contribue à l’élargissement de son champ. La « volonté patriotique » (p. 81) qui anime certains auteurs, d’abord allemands, comme Herder ou les frères Grimm, conduit ces derniers à composer des recueils de mythes issus des traditions nationales. Cette vaste entreprise de découverte et de célébration des antiquités nationales confère une dimension politique au mythe, censé jouer un rôle majeur dans la fondation de la nation10.
15Avec le xxe siècle, le mythe se pare de deux nouveaux sens. Tandis que le mythe de l’écrivain, expression forgée par Étiemble à propos de Rimbaud, mêle l’idée de contre-vérité à celle de grandissement épique de la figure de l’auteur, le concept de « mythe littéraire », bien plus en prise sur les textes, fait son apparition : il consiste en l’analyse de la transformation d’une figure ou d’une donnée narrative chez différents auteurs, dans une perspective comparatiste.
16Comme le relève fort justement J.-L. Backès, la mythologie grecque, au sens de collection de récits, ne constitue pas un tout cohérent, organisé selon un système bien agencé ; les mythes se présentent comme des questions ouvertes, ils sont à la fois des objets à expliquer et des principes d’explication. Ils appellent l’interprétation. De l’Antiquité à la Renaissance, cette interprétation vise à rendre le mythe inoffensif : ses invraisemblances et ses aspects scandaleux sont expliqués soit comme s’il s’agissait d’un mensonge, soit en les traitant comme des allégories. Plusieurs méthodes peuvent ainsi être adoptées : qu’il s’agisse de l’évhémérisme, qui considère que le mythe naît d’une confusion du langage et qu’il élève des hommes que leurs contemporains ont admiré au rang de divinités, ou de l’interprétation des mythes par les phénomènes de la nature, toutes tendent à mettre le contenu scandaleux du mythe à distance.
17Avec le romantisme néanmoins, — et à côté de la position herdérienne, avant tout sensible au caractère poétique du mythe — leur interprétation prend un tour davantage scientifique. S’appuyant sur les progrès de la linguistique historique, la mythologie comparée fait son apparition et s’ouvre à d’autres cultures. Cette époque voit également naître l’idée de mythe primitif ou mythe des origines : selon les mythologues, le mythe concerne les premiers pas de l’humanité et se développe tout particulièrement dans les sociétés sans histoire. Ce champ deviendra le terrain de prédilection des ethnologues des xixe et xxe siècles. De ce fait, le mythe est perçu comme devant donner des « indications sur la manière de se placer et de se comporter dans le monde » (p. 92), fournissant une description et une explication du monde. Or, on sait combien cette conception du mythe est devenue dominante au xxe siècle, au point d’envahir le champ littéraire lui-même.
18Enfin, la question qui se pose au xxe siècle ne concerne pas tant l’interprétation des mythes — étant admis depuis longtemps que leur dimension sacrée n’a plus lieu d’être interrogée, de même que leur éventuelle invraisemblance — que leur réécriture : les auteurs de la modernité tendent à modifier le substrat mythique, afin de lui donner une nouvelle portée, de proposer un nouveau message. Comme en témoigne la réécriture du mythe d’Électre par Giraudoux ou Sartre, le mythe antique se trouve soumis à un système de valeurs qui appartient à l’époque contemporaine. Il ne dit plus l’origine du monde, mais donne une direction à l’humanité.
19Le panorama historique que brosse J.-L. Backès permet donc de rendre compte de la diversité des usages du mot « mythe », ainsi que de l’éventail possible des écritures mythiques. Quant à la question de la mythologie, comprise comme étude des mythes, elle pose le problème du discours sur le mythe, essentiel dans le domaine des études littéraires.
20J.-L. Backès souligne d’emblée que l’expression de « mythe littéraire » fait disparaître certaines des implications que peut comporter le mot « mythe » employé de manière absolue : ainsi, le mythe littéraire ne renvoie pas nécessairement à une cosmogonie ; de même, la question de l’authenticité des faits rapportés ne se pose pas avec acuité dans ce domaine, puisque le mythe en littérature relève de la fiction. Notant que le noyau sémantique du mot « mythe » ne présente pas de caractère d’évidence, l’auteur propose de suivre une méthode une fois encore empirique, afin de dégager un ou plusieurs sens du mythe littéraire :
Plutôt que de chercher d’emblée à dominer la matière, à donner une définition synthétique du mot, puis à envisager chaque sens par rapport à tous les autres sens possibles, il peut être utile de considérer d’abord des cas particuliers, et de chercher pour commencer à savoir ce que chacun d’eux implique. (p. 107)
21Désireux de préciser cette méthode de l’implication, J.-L. Backès indique que « la recherche des implications ne consiste pas à divaguer en étoile à partir d’un centre estimé stable et cohérent, mais à analyser comment est composée cette cohérence » (p. 111), autrement dit à mettre à jour ce que l’on pourrait appeler les « maximes » du texte. Ainsi, affirmer que le mythe implique le récit ne signifie pas que cette implication soit toujours réalisée : étymologiquement, cela veut dire que le mythe contient dans ses plis le récit, la potentialité d’un récit, mais qu’il peut se résumer à la convocation d’un nom propre ou à une allusion. Deux éléments semblent de ce fait constitutifs du mythe littéraire : il s’agit soit d’un schéma narratif précis, soit d’un nom propre — ces deux données pouvant bien évidemment apparaître de manière concomitante.
22J.-L. Backès propose de rassembler ces deux dimensions sous la catégorie de singularité. Celle-ci peut trouver à s’exprimer dans un récit fermé, constitué d’une suite d’évènements, pris entre une question et une réponse et se déroulant dans un temps et un espace singuliers. Elle peut également se résumer à la convocation d’une figure, qui est susceptible d’apparaître dans une collection de récits ou sous la simple forme allusive. L’invariant du mythe peut donc se réduire à un nom propre :
Si l’on désigne par « mythe », comme il est usuel, l’ensemble des récits attachés au nom propre d’un personnage, on doit reconnaître que c’est justement ce nom — et lui seul — qui constitue l’unité de l’ensemble. (p. 140)
23La notion de singularité permet le rapprochement d’une multiplicité de variantes réalisées dans des textes nombreux : tout mythe littéraire a une histoire, constituée de ses versions successives et il est vain de chercher à se référer à une version authentique, qui serait assimilable, par exemple, au mythe originel de la tradition orale. Selon cette acception, le mythe n’existe donc pas en soi, il ne se manifeste pas dans un texte référent : il est fait des textes qui le précèdent, mais aussi de ceux qui lui succèdent11. De ce fait, la mythologie, au sens d’ensemble de récits, se trouve réévaluée : c’est dans le maillage de ces discours que se construit le sens du mythe12.
24L’idée de variations mythiques conduit J.-L. Backès à se référer au concept d’irradiation, qui constitue l’un des socles de la méthode mythocritique de P. Brunel : selon ce critique, « l’élément mythique, même s’il est ténu, doit avoir un pouvoir d’irradiation13 » ; on voit comment ce concept s’avère opératoire, en particulier à propos de l’allusion mythique. L’élément mythique apparaît de ce fait comme toujours signifiant, dans la mesure où il entraîne le lecteur vers d’autres textes, dans un détour qui finit toujours par le ramener au texte lui-même. Dans le même ordre d’idée, l’on pourrait se référer ici au rapprochement entre mythe et fiction mis en exergue par Véronique Gély14, qui réunit ces deux notions au moyen du concept de répétition :
Une fiction devient mythe, au sens le plus général et le plus courant du mot, quand elle est répétée, mémorisée, quand elle s’intègre au patrimoine culturel d’un groupe donné (une société dans son ensemble ou, au sein d’une société, une tribu restreinte) : quand elle entre dans une mémoire commune. Mais la répétition n’est pas littérale. La mémoire construit des mythes quand les fictions sont reconnues au sein de variations inventives. »15
25Ainsi, dans le cadre littéraire, il convient de remplacer le critère de la croyance, présent dans le mythe ethno-religieux, par ceux de familiarité et de culture, autrement dit par l’idée de communauté : le mythe est ce qui fait sens pour cette communauté culturelle. Il est aussi, d’une certaine manière, ce qui la fonde.
26La catégorie de singularité convoquée par J.‑L. Backès pourrait également aller dans le sens d’une distinction entre thème et mythe, ou entre figure mythique et type ; en effet, alors que le thème, selon P. Brunel, se définit par son caractère général, voire abstrait, le mythe procéderait à une actualisation de la figure ou du récit, en les singularisant. Le fait que cette question ne soit pas explicitement abordée ne sera pas pour nous surprendre, l’auteur considérant en effet que « la question de la légitimité des expressions n’a réellement que très peu d’intérêt » (p. 125) et refusant d’imposer l’usage des mots de thème, motif ou schème, en lieu et place de celui de mythe16.
27Au terme de cette étude se dégage une idée du mythe littéraire, qui peut désigner trois objets différents, liés les uns aux autres par la catégorie de singularité : le récit fermé, qui est à l’origine de la plupart des tragédies antiques, une collection de récits attachés à un ou plusieurs héros, et enfin, un modèle, un artefact, qui réunit dans une structure abstraite, narrative ou non, un certain nombre de traits attachés à une figure singulière.
28Ainsi, l’examen des « aventures du mot “mythe” » a-t-il permis de « construire un objet théorique », défini par la catégorie de singularité : « il se présente comme un ensemble de récits, liés à un personnage au moins, susceptibles de variations, sans qu’il existe de référence absolue » (p. 167).
29L’horizon épistémologique de cette étude se trouve clairement indiqué par J.-L. Backès lorsqu’il affirme :
La question qui va se poser maintenant n’est pas celle du mot « mythe » dans tous ses emplois possibles, mais celle de l’usage qui en est fait dans les études de littérature. (p. 101)
30Il ne s’agit pas de penser le mot « mythe » uniquement dans son emploi par les auteurs, mais bien de s’interroger sur le recours qui peut être fait au mot mythe lorsque l’on étudie un texte. Pour l’auteur, cet usage s’inscrit dans une perspective évidemment comparatiste, puisqu’il s’agit de mettre en regard divers textes, appartenant à des univers linguistiques différents ou non, qui convoquent un même schéma narratif ou une même figure :
Une histoire, une figure se profilent dans plusieurs textes ; le lecteur est invité, lorsqu’il lit une œuvre déterminée, à ne pas oublier l’existence d’autres œuvres qui proposent une narration presque semblable et mettent en scène un personnage qui porte le même nom. C’est la possibilité de cette lecture comparée, ou comparatiste, qui permettrait de distinguer, parmi les récits, parmi les figures de personnages, ceux ou celles qu’il est expédient d’appeler « mythiques ». (p. 96)
31La conception du comparatisme ici envisagée se veut ouverte et privilégie le rapprochement entre les textes, quelles que soient leur aire culturelle et leur époque.
32Se laisse également lire en filigrane la possibilité d’un usage personnel, individuel — nous serions tentée de dire singulier — du concept de mythe. En effet, c’est bien à un tel usage que semble nous inviter J.-L. Backès, lorsqu’il affirme que, dans le domaine des études littéraires, il est vain de prétendre s’accorder sur des définitions d’ordre général :
[Cette bonne volonté] est à la source d’incompréhensions désespérées dans les colloques et les soutenances de thèse. L’intervenant, ou le candidat, donne, en commençant, une définition de certains mots ; l’auditoire ou le jury lui reproche de n’avoir pas tenu compte d’autres possibilités ou au contraire d’avoir été trop large. […] (p. 106)
33Plutôt qu’à cette position dogmatique, qui consiste à affirmer que seules certaines définitions ou conceptions du mythe sont admissibles, l’auteur préfère se fier à la singularité de la posture critique, amenée à redéfinir constamment ses objets :
Dans le contexte d’un colloque ou d’une soutenance, il semblerait pourtant que le seul reproche dont on puisse accabler l’orateur ou le candidat soit de n’être pas resté fidèle, tout au long de son exposé, à la définition, c’est-à-dire à la limitation qu’il avait d’abord annoncée. Chaque nouvelle recherche peut être amenée à poser ses propres principes, dont on peut seulement souhaiter qu’ils soient intelligibles. (p. 106)
34Or, tel nous semble être en effet l’horizon des études littéraires : il n’est pas question uniquement de s’entendre sur des définitions figées, mais bien de s’approprier, ou de se réapproprier des concepts préexistants — car, après tout, pourquoi privilégier la néologie quand quelque chose nous semble avoir été justement nommé —, en en proposant une lecture renouvelée et singulière. C’est à cette condition, sans doute, que le mythe pourra prolonger son inscription dans l’histoire des concepts littéraires.
35Témoignant d’un véritable plaisir de lecture de son auteur — qui s’avère bien souvent communicatif —, Le Mythe dans les littératures d’Europe propose un parcours historique et théorique dans les usages du mot « mythe », tant dans la littérature que dans les études littéraires. Avec une certaine forme de malice, Jean-Louis Backès s’adresse ici à un large public, susceptible de réunir universitaires, étudiants, voire simples curieux, autour de cette problématique qui semble ne jamais devoir s’épuiser. Conscient de l’irréductible polysémie du mot « mythe », l’auteur refuse de donner des réponses là où il n’y en a pas, et double son épochè initiale d’une juste prudence :
L’hypothèse d’une définition qui rendrait compte, synthétiquement, de tous les emplois possibles du mot « mythe » et fournirait ainsi un guide sûr pour les recherches dans les études littéraires pourrait bien ne jamais conduire à autre chose qu’à une inutile illusion. (p. 197)
36Pour autant, l’ouvrage nous semble échapper à l’aporie, d’une part parce qu’il propose une méthode originale et fructueuse — celle de l’étude d’une notion à partir de l’usage qui est fait d’un mot dans les textes littéraires et critiques —, d’autre part parce qu’il permet d’éviter certains écueils, certaines simplifications abusives relatives au mythe. J.‑L. Backès affirme que « c’est peut-être le pouvoir de métamorphose de la donnée mythique qui en justifie l’étude » (p. 200) : à n’en pas douter, pourrions-nous même ajouter, c’est ce pouvoir de métamorphose qui constitue la richesse du mythe et qui permet que se tisse un dialogue entre les expressions textuelles, réelles ou possibles, de ce dernier. Il offre la possibilité d’une lecture hypertextuelle du mythe17, fondamentalement comparatiste, mettant en tension les textes, d’une lecture à la fois singulière et collective. Enfin, — et c’est sans doute là le principal mérite de cette étude — le mythe peut apparaître comme un outil précieux et complexe d’analyse non plus seulement du récit, mais, plus largement, du texte au sens barthésien : comme ce dernier et dans un mouvement spéculaire, le mot de « mythe » dans ses usages critiques s’ouvre à la puissance des virtualités et s’élève au-dessus de ce que la culture tend à figer. Le mythe, non plus comme donnée mythique mais bien comme notion littéraire, constitue un fonds commun de la culture européenne — en constante productivité.