« L'amande du poétique » ou l’inachevable quête d’Yves Bonnefoy
1Parallèlement à la poésie, Yves Bonnefoy a toujours exercé les rôles de traducteur et de critique. Il a été, dans cette dernière activité, au centre d’une actualité éditoriale intense pour la seule années 2010 : en plus du présent recueil, ont paru Le Siècle où la parole a été victime1, La communauté des critiques2, Genève3, Pensées d’étoffes ou d’argiles4, la plupart étant des rééditions ou des reprises d’essais antérieurs. Cette même année a vu la publication de ces œuvres poétiques complètes dans l’équivalent italien de la Pléiade, I Meridiani5, consécration qu’il est le premier à se voir offrir de son vivant. Par sa double activité de poète et de critique, il se rapproche d’ailleurs des poètes italiens, caractérisés par une assise sociale et une ouverture sur le monde en général absents de la tradition française, où, pour des raisons développées dans ces entretiens, la poésie est « plus difficile qu’ailleurs sur terre » (p. 159).
2À travers ce recueil, qui fait chronologiquement suite aux Entretiens sur la poésie (1972‑1990)6, ce sont néanmoins les trois activités qui sont invoqués : discours sur la poésie en général et sur celle des autres, sur son propre travail de poète (non en tant qu’exégète de son œuvre mais comme penseur de cet art) et de traducteur. Y. Bonnefoy tire les fils tendus par ses interlocuteurs pour dérouler une réflexion au long cours, tant, pour lui, la poésie ne s’envisage pas seule mais prise dans un rapport dialectique au discours conceptuel, rapport qui est celui du critique.
Poètes de tous les siècles
3Dans la première partie, intitulée « Sur des œuvres et des auteurs », le questionnement sur d’autres poètes apparaît comme une manière d’interroger ce rapport : Rimbaud, dont la poésie tente de « libérer un rapport au monde, plus instinctif, que le discours refoulait » (p. 89), Mallarmé, oscillant entre une croyance de l’intelligibilité du monde et la prise de conscience que l’univers est impénétrable à notre pensée, et que les mots ne fixent que des notions pures distinctes de la réalité. Quant à Valéry, « il montrait lui aussi la valeur, et les ressources pour l’avenir, d’une activité d’essayiste qui, entre philosophie et expérience de l’existence, pourrait servir de boussole sur le chemin de la poésie » (p. 109). Ce sont autant d’attitudes poétiques par rapport auxquelles Y. Bonnefoy se situe en tant que critique et poète. Le rapport contradictoire à Valéry, pris dans un conflit générationnel, et le récit de la rencontre et de l’amitié avec Pierre‑Jean Jouve, ou encore une relation tortueuse au surréalisme et à ses inventeurs (Breton, duquel, tout en côtoyant les surréalistes, il se tint à distance pour aujourd’hui en reconnaître l’apport, Éluard, sur lequel au contraire il modère son jugement) ajoute à la réflexion une dimension de prise directe avec le xxe siècle. Cependant, les poètes des époques passées sont invoqués avec la même spontanéité que ceux qu’il a connu : Dante, apparemment témoin d’un autre monde, préfigurait l’inconscient en s’égarant dans la selva oscura, Leopardi, comme Mallarmé, a dénoncé le caractère illusoire de nos représentations ; Baudelaire revendiquait déjà le devoir pour un poète d’être également critique. Ces positions fondent leur modernité et font d’eux des contemporains, des interlocuteurs du critique.
Le concept et la présence
4Mais il est aussi question, au début et à la fin de cette partie, des autres formes de création artistique, auxquelles Y. Bonnefoy s’est toujours intéressé. Interrogé dans le premier entretien sur l’architecture, le critique décide de l’orienter « en le plaçant sous le signe de la poésie » (p. 16) en tant que tous les arts, l’architecture, la peinture, la sculpture, sur lesquels il a beaucoup écrits, ont toutes pour lui une dimension poétique originelle, « comme une façon fondamentale d’avoir rapport à la réalité à son plus profond, là où celle‑ci débouche, indéfaite encore, dans les soubassements du langage » (ibid). Ces langages artistiques, Y. Bonnefoy y reviendra souvent au cours des entretiens, projettent, par les moyens des mots ou des autres matériaux de l’art, dans une réalité plus intense, plus vraie que celle qui nous est donnée par le discours conceptuel, une réalité qu’il appellera ailleurs la présence. La large domination du discours conceptuel en France serait à l’origine de l’importance moins grande des poètes dans ce pays, notamment depuis le xixe siècle et l’époque du romantisme, relativement à ces voisins européens, et de là une vision de la poésie comme un obstacle à ce discours.
5Dans cette relation dialectique entre le discours conceptuel et la parole poétique, l’acte de traduire occupe une place centrale, très souvent évoquée au fil des entretiens. La traduction de Shakespeare, sur laquelle le poète revient longuement, « un de ces hasards dont ensuite on s’émerveille, parce qu’ils semblent répondre à ce qu’on attendait de toujours » (p. 71), fut décisive à cet égard. La rencontre avec la tradition prosodique anglaise, fondée sur l’impair et non le rythme régulier de l’alexandrin, constitua « une toute autre approche du monde par la parole, une autre façon d’accéder à l’expérience d’unité qui est le fond universel de la poésie » (p. 74). Dans son cheminement poétique, elle permit au jeune poète de prendre conscience des « possibles de la langue française » en s’affranchissant du joug d’une prosodie trop formaliste. Les détails concernant son travail de traducteur tranche d’ailleurs avec son quasi silence sur sa propre poésie pour laquelle il ne se livre guère à l’exégèse, montrant par là combien la traduction touche au fondement même de la création poétique, et comment aussi Bonnefoy critique n’est pas critique de lui‑même mais sépare ces deux activités (qui connaissent bien sûr des points de contact) pour les faire exister à part égale.
Le hasard comme clef
6Dans la seconde partie, intitulée « Sur les travaux et la vie », Bonnefoy approfondit cette question centrale du rôle de la poésie et de son rapport avec le langage, dans lequel la traduction joue un grand rôle. D’une part, la poésie doit se ressaisir par la critique pour ne pas se perdre, de l’autre, parler à partir du discours conceptuel permet de voir quelles en sont les failles d’où il peut s’ouvrir à autre chose. Dans cette dialectique, l’acte de traduire, parce qu’il montre la relativité de chaque discours conceptuel, encourage à cette transgression par une remontée aux sources de la langue. Le discours conceptuel parle des objets ; la poésie transgresse ce discours en invitant à « faire apparaître dans les mots la présence des choses » (p. 349). Cette quête pour retrouver « l’amande du poétique » (p. 322) se nourrit du contact avec les autres artistes, et en cela l’activité de la critique, outre qu’elle permet de lutter contre l’aliénation du discours conceptuel, crée une intimité avec des auteurs qui l’encouragent. Mais dans ce cheminement, le contact avec le monde extérieur, l’expérience de la réalité sensible, sont fondamentaux, et adviennent par le voyage, complémentaire en ce sens de l’étude. Dans l’un comme dans l’autre, c’est le hasard — autre nom de l’inconscient — présidant aux rencontres, qui se donne comme « la clef nécessaire de toute conscience vraie de la vie, des autres êtres, du monde ». Mais en retour l’inconscient, c’est‑à‑dire les structures fantasmatiques du moi qui constituent notre langage, forme un obstacle au projet poétique consistant à se souvenir de la présence, en ce qu’il « substitue à l’ouvert de la présence le clos d’une image » (p. 349). Dès lors, même la parole poétique est un leurre, et ce qui reste au poème est de permettre d’en prendre conscience. En cela, l’art est une continuelle remise en question de soi qui ne peut trouver son achèvement ; cette dimension est présente dans la manière qu’a Y. Bonnefoy de revenir encore et encore sur cet ensemble de questions, donnant ainsi son titre au recueil.
7Les entretiens accumulés au fil du temps, loin d’éviter la reprise des mêmes questionnements, ne cesse au contraire d’y revenir pour les approfondir et de les éclairer de plusieurs manières, portant au jour un travail de réflexion ininterrompu et resserré autour d’un enjeu central, la poésie, autour duquel s’articulent tous les autres. Mais c’est surtout, en un « écrit parlé » très éloigné de l’oralité, la pensée du poète qui devient une voix très reconnaissable dans les méandres de son cheminement, donnant au propos, malgré l’éclatement de la forme, sa force et son amplitude.