L’hypothèse scientifique comme fabrique de la fiction : poétiques du discours astronomique au XVIIe siècle
1Certains ouvrages, sans proposer de découvertes à proprement parler, font faire à la critique des progrès d’observation considérables, ou bien transforment notre vision d’un objet déjà connu. Le livre de Frédérique Aït Touati, enseignante et chercheuse à St John’s College, Oxford, et à l’Institut d’Études Politiques de Paris, est de ceux‑là. Paru en France dans la prestigieuse collection « NRF Essais », en même temps qu’une traduction en anglais aux presses de l’Université de Chicago1, Contes de la Lune apporte une contribution passionnante au champ des recherches sur les relations entre littérature et savoirs, en nous invitant à tourner le regard vers le corpus des fictions astronomiques du xviie siècle : Kepler, Godwin, Wilkins, Cyrano, Fontenelle et Huygens en sont les protagonistes principaux. Ce corpus n’est pas neuf : longtemps après avoir été repéré par Camille Flammarion dans son ouvrage fondateur sur La pluralité des mondes habités (1862), il a notamment été étudié par Marjorie Hope Nicolson2, et plus récemment par Ladina Bezzola Lambert3. Le pari de F. Aït-Touati est d’y revenir — comme on retournerait sur la Lune après y avoir débarqué une première fois et après en avoir observé toutes les facettes de près ou de loin — en utilisant des véhicules théoriques et des instruments d’analyse autrement plus sophistiqués que ne l’étaient ceux de Marjorie Nicolson, dont l’étude a longtemps fait office de référence incontournable.
2Non seulement Fr. Aït‑Touati capitalise les meilleurs apports sur les auteurs étudiés, mais elle mobilise le double éclairage conceptuel de la sociologie des sciences (ou « science studies » à l’anglo‑saxonne) et de la réflexion contemporaine sur la fiction. Littéraire formée à l’histoire des sciences, l’auteure s’inspire des nombreux travaux post‑foucaldiens sur le « discours » ou la « rhétorique » de la science, notamment ceux de Bruno Latour4, maître avoué, mais aussi, dans une perspective plus historique, ceux de Simon Schaffer et de Steven Shapin, qui ont profondément renouvelé, depuis le magistral Leviathan and the Air-Pump5, la vision de ce phénomène culturel total qu’a été la « révolution scientifique », ou, pour le dire en employant la notion d’époque, la « science nouvelle »6. La question de l’« écriture » de la science au xviie siècle n’a pas été négligée des littéraires, tels que Fernand Hallyn, dont Fr. Aït‑Touati revendique aussi l’héritage7. Mais c’est peut-être l’intérêt actuel pour la notion de fiction, initié par Jean‑Marie Schaeffer8, qui fournit, paradoxalement, l’instrument le plus neuf et le plus efficace de cette expédition intellectuelle.
3En effet, la question du rapport entre fictionnalité et factualité est d’emblée placée au cœur de la réflexion. Comment la science moderne, fondée sur l’observation, pouvait‑elle parler de ce qui devait rester invisible, sinon par hypothèse, par conjecture, donc par fiction ? L’astronomie fournit un cas d’espèce en ce siècle où la curiosité restait une passion discutée et polymorphe, où les mathématiciens les plus rigoureux, à l’instar de Kepler, conservaient une formation humaniste, écrivaient des poèmes en latin, se passionnaient pour les spéculations philosophiques les plus diverses et parfois les plus douteuses, quand ils ne se laissaient pas fasciner par l’hermétisme et par l’occultisme. Après avoir brièvement évoqué ce contexte, qui n’a rien à voir avec la science pure et « dure » telle qu’elle a été instituée depuis environ deux cents ans (du moins dans nos programmes et dans nos mentalités), Fr. Aït‑Touati affronte le paradoxe dans l’introduction de Contes de la Lune : le siècle de la science expérimentale, où les novateurs entendaient chasser les spéculations éthérées de la science péripatéticienne, aurait‑il fabulé un cosmos copernicien, plutôt qu’il ne l’aurait vu ? Pourtant, la lunette de Galilée transforme une science hautement spéculative, encore largement consacrée à « sauver les apparences » à l’époque de Copernic (De Revolutionibus, 1543) — c’est‑à‑dire à rendre raison des mouvements astronomiques observés depuis la Terre par des modèles géométriques conservant un caractère imparfait et conjectural — en une science consistant à observer directement les phénomènes réels, au moyen d’instruments aidant les sens. Galilée « prouve » que la Lune a une topographie inégale et diversifiée, faisant éclater le dogme aristotélicien de l’incorruptibilité des corps célestes. Mais le verbe « prouver » doit être mis entre guillemets, les données de l’observation étant restées longtemps controversées : l’illusion d’optique, ou d’autres interprétations des mêmes phénomènes, semblaient probables à de nombreux contradicteurs. La lunette livre moins de découvertes qu’elle ne génère d’interrogations, de débats, de spéculations, à commencer par l’hypothèse de la « pluralité des mondes », autrement dit l’hypothèse de la vie extra‑terrestre, sur la Lune ou ailleurs.
4Dès lors, la fiction du voyage astronomique permettra de porter le regard bien au‑delà des limites des meilleures lunettes, de décrire le ciel d’un autre point de vue (à partir de la surface lunaire par exemple), d’explorer ces nouveaux mondes, qu’on imagine habités.
L’inaccessibilité de l’objet considéré suppose en effet des techniques d’écriture pour décrire l’invisible et dire l’inconnu des nouveaux mondes cosmologiques. Dans ce contexte, la fiction joue un rôle central, car elle permet de substituer une nouvelle image du cosmos à l’ancienne. (p. 18)
5Le problème est donc épistémologique : c’est dans l’espace du « probable » et du « vraisemblable », plutôt que dans celui de la certitude démonstrative ou de la preuve expérimentale, que s’inscrit l’usage de la fiction dans le discours astronomique du xviie siècle. Fr. Aït-Touati n’oublie pas que cette « rhétorique » de l’astronomie nouvelle est aussi de nature polémique : en baladant le lecteur dans l’espace ou sur la Lune, il s’agit toujours de rendre crédible le système copernicien, d’habituer l’esprit à l’idée que la Terre n’est pas au centre, de faire admettre le paradoxe de l’héliocentrisme (alors que l’expérience ordinaire montre que c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre). Mais l’enjeu de Contes de la Lune est surtout de montrer la porosité du littéraire et du scientifique : en témoigne la nature d’un corpus mêlant des textes écrits par des astronomes professionnels (Kepler, Wilkins, Huygens), d’autres par des amateurs de science, littérateurs et poètes (Godwin, Cyrano, Fontenelle), sans qu’il soit possible d’opposer nettement ces deux groupes d’auteurs, et sans qu’il y ait aucun artifice dans l’établissement d’un tel corpus, qui s’impose de lui‑même.
De la métaphore du « voyage » optique aux fictions de voyages lunaires
6Le premier chapitre de l’ouvrage (« Nouveaux mondes. Où l’on découvre l’existence d’explorateurs d’un nouveau genre ») est consacré à l’étude d’une métaphore matricielle de la science moderne, dont la fréquence est comparable à celle de la nature comme « horloge » ou comme « montre » dans la pensée mécaniste. Il s’agit de la métaphore du « voyage » optique, fréquemment employée par les astronomes pour désigner l’observation du ciel à la lunette. On sait le rôle idéologique qu’a pu jouer l’image des grandes explorations chez les partisans d’une « augmentation de la science », un rôle fixé dans le célèbre frontispice de l’Instauratio magna de Francis Bacon (1620) représentant un navire passant les colonnes d’Hercule, avec la devise « Multi pertransibunt et augebitur scientia » (« Beaucoup feront la traversée, et la science en sera augmentée ») : les prophètes et les apologètes de la science nouvelle n’ont pas manqué d’arguer que le champ de la connaissance, tout comme celui de la cosmographie ptoléméenne, n’était borné que par le préjugé de sa clôture. Mais à l’évidence, la métaphore a revêtu une pertinence toute particulière en astronomie : tout comme de « nouveaux mondes » avaient été découverts au‑delà des mers, de « nouveaux mondes » devaient être découverts dans le ciel selon les partisans d’une refondation de l’astronomie, inspirés par l’exemple maritime au point d’en faire un postulat — lequel montre, si besoin en était, à quel point les mutations épistémologiques dépendent aussi de « paradigmes » culturels plus généraux, pour reprendre la fameuse notion de Thomas Kuhn9. Que ces deux révolutions intellectuelles se rencontrent dans les esprits de l’époque, on le voit chez Thomas Harriot, explorateur de la Virginie et passionné par ces lunettes que les artisans hollandais, avant même Galilée, commençaient à pointer vers le ciel. L’instrument fait office de moyen de « transport » : il porte le regard au‑delà de ses limites ordinaires, fait apparaître l’inaperçu, et, plus surprenant encore, montre que le déjà‑vu n’avait jamais été vu correctement, en faisant apparaître le relief, l’accident, la corruption à la surface de cette Lune qu’on croyait incorruptible et formée d’éther.
7Les conséquences épistémologiques de cette « défamiliarisation du regard » (p. 38) opérée par Galilée dans le Messager des étoiles (Sidereum nuncius, 1610) ont été maintes fois décrites. Fr. Aït‑Touati s’inscrit dans les traces de Philippe Hamou10 pour montrer comment une science abstraite, livrée aux calculs des mathématiciens, entre dans le domaine du visible, de l’observation, de ce qui peut être exploré par les sens. La rhétorique de l’« autopsie » (ou témoignage oculaire direct), ressassée dans les récits de voyage, trouve un champ d’application inédit. La forme même du compte rendu de voyage, suivant l’ordre chronologique, incite des astronomes tels que Kepler à adopter une « présentation historique » de leurs découvertes, au lieu de les imposer dans l’ordre synthétique du traité. Et les savants se rêvent en explorateurs, baptisant les astres nouvellement repérés du nom des souverains (à l’instar de Galilée avec les étoiles « médicéennes », c’est‑à‑dire les satellites de Jupiter), comme s’il s’agissait d’offrir des terres nouvellement conquises aux mécènes ayant financé l’expédition. Cette rhétorique du grandissement prend des formes surprenantes sous la plume de Kepler. L’image devient hypothèse, et l’hypothèse contient en germes la théorie de la pluralité des mondes, l’idée une possible navigation céleste, pourquoi pas celle d’une colonisation des autres mondes. Kepler est l’un des premiers à envisager sérieusement l’idée d’une possible démétaphorisation du « voyage », transport optique qui pourrait un jour devenir physique. Il le fait sur le mode de la provocation, du jeu, de la fantaisie, mais avec une constance surprenante, allant jusqu’à détailler les épreuves et les peines qui attendent les futurs voyageurs intersidéraux. De fait, la découverte d’une géographie lunaire crédibilisait l’idée avancée par Plutarque selon laquelle la Lune pourrait être habitée. Et c’est tout un pan de la littérature philosophique, comique et romanesque issue de l’Antiquité et de la Renaissance, qui avaient fantasmé le voyage aérien comme l’impossibilia pure, sur le modèle de l’Icaroménippe de Lucien, ou comme vision allégorique permettant l’élévation contemplative sur le modèle du Songe de Scipion de Cicéron, commenté par Macrobe, qui se trouve soudain doté d’une vraisemblance imprévue11.
8Dans la lignée de Fernand Hallyn12, Fr. Aït‑Touati s’interroge subtilement sur le cas du Songe (Somnium) rédigé par Kepler vers 1610 dans sa première version (chap. 2 : « Visions lunaires. Où l’on voit Kepler mettre la Lune en mouvement ») : pourquoi le génial astronome, à qui l’on doit la formulation des trois lois régissant la mécanique céleste du système solaire, dites « lois de Kepler » (lois des orbites, loi des aires, loi des périodes), produit‑il cette fiction excentrique d’un narrateur inspiré dans son sommeil par d’énigmatiques lectures, qui rêve l’histoire d’un certain Duracotus initié par sa mère, la sorcière Fioxhilde, aux secrets d’un Démon capable de les transporter jusqu’à la Lune, rebaptisée Levania ? Sur le plan générique, le Songe se présente comme un objet textuel non identifié : confession cryptée, voyage lunaire, traité d’astronomie, fiction allégorique et philosophique, satire plaisante. Et là où Kepler, tout aussi doué pour l’ésotérisme que pour la géométrie et l’arithmétique, semble lâcher la bride à son imagination (par exemple en décrivant les gigantesques habitants nomades de Levania, qui s’enfouissent dans des cavernes ou plongent dans les lacs lunaires pour s’abriter des variations de température extrêmes), il présente d’autre part tous les détails de son récit, non sans humour, comme des hypothèses étayées par un réseau de deux cent vingt‑trois explications scientifiques en notes, bien plus volumineuses que la narration elle‑même, qui décodent l’allégorie du Songe13. Partisan convaincu du réalisme astronomique (à la différence de ceux qui se refusaient à voir dans les calculs des astronomes autre chose que des conjectures abstraites), pourquoi Kepler recourt‑il à la fiction pour exposer ses idées les plus audacieuses ?
9C’est qu’elles sont aussi les plus hypothétiques. Puisque l’enquête sur la nature des astres ne peut être menée qu’a priori et non a posteriori (par l’expérience), constate‑t‑il, la fiction fera office d’expérience de pensée, ou pour reprendre ses propres termes de « preuve », comme il l’écrit (en manière de boutade ?) au jésuite Paul Guldin : « Si vous vous transportez mentalement vers les villes de la Lune, je vous prouverai que je les vois » (p. 53). Le Songe constitue dès lors une exceptionnelle fabrique de la science képlérienne : d’une part, la fiction se donne à lire comme une représentation visible et convaincante sur le plan rhétorique — relevant de l’hypotypose — des raisonnements faits par Kepler sur la nature de la Lune ; mais de l’autre, les notes montrent comment l’analogie, qui permet à Kepler de déduire des caractéristiques objectives de l’astronomie lunaire les caractéristiques supposées de sa géographie, de son climat, des formes de vie qui s’y trouvent, constitue le principal moteur du raisonnement scientifique. Écartant les explications réductrices sur le rôle de la fiction dans la pensée de Kepler, Fr. Aït‑Touati montre comment le Songe se donne comme un exercice intellectuel de haute volée, qui conduit le lecteur à faire l’expérience mentale d’une relativité des points de vue dans le cosmos, en suivant dans le ciel de Levania la longue description des rotations de Volva — autrement dit la Terre, car elle tourne, et vite !
10Le recours à la fiction, chez Kepler, semble pallier les limites intrinsèques de l’observation, comme si le voyage imaginaire devait prolonger le voyage réel ou optique. Il en va différemment chez les auteurs qui, à l’instar de Wilkins énumérant les moyens possibles de monter sur la Lune dans The Discovery of a New World (1638), prennent au sérieux la possibilité de construire des machines volantes dans un avenir proche (chap. 3 : « Arts de voler. Où Godwin, Wilkins et Cyrano inventent des machines pour aller sur la Lune »). L’idée, si l’on peut dire, était dans l’air : des savants éminents tels que Mersenne et Hooke la soutiennent avec assurance, les expérimentations réelles sur le vol se multiplient, de même que les récits de voyage aérien dans les années 1610‑1650, de sorte que s’instaure un va‑et‑vient entre deux types d’inventions : « les fictions lunaires fournissent une partie des arguments et des idées développées par les ingénieurs », tandis que « les tentatives de vol nourrissent l’imagination des écrivains » (p. 83). L’auteure rappelle ainsi que Wilkins, membre fondateur de la Royal Society et partisan de la méthode expérimentale, s’inspire en bonne part du Man in the Moone de son compatriote Godwin, récit échevelé des voyages de l’Espagnol Domingo Gonsales, propulsé jusqu’à la Lune par un attelage d’oies volantes (les gansas). Si le matériau du roman de Godwin est d’ordre plus utopique que scientifique, la finalité n’en reste pas moins de crédibiliser le système copernicien : durant son ascension, Gonsales voit la Terre tourner et se range aux idées nouvelles. En conséquence, la logique du probable régissant l’écriture du roman est similaire à celle qui régit l’écriture du traité sélénographique de Wilkins : ce que les poètes imaginaient dans leur fable semble devenu vrai, ou du moins vraisemblable.
11Le cas de Cyrano vient conclure ce chapitre sur une note différente : si les États et empires de la Lune et du Soleil (1656)constituent l’une des premières fictions nourrie par les débats de l’astronomie et de la science moderne en France, Fr. Aït‑Touati prend quelques distances vis‑à‑vis de la thèse d’un roman de « science‑fiction » qu’une critique d’inspiration positiviste a voulu y reconnaître. La comparaison avec Kepler fait en effet ressortir que l’imagination fictionnelle, chez Cyrano, fonctionne en « roue libre », et non plus contrôlée par le raisonnement scientifique. Les machines extravagantes, dont l’efficacité s’avère assez aléatoire dans la série des envols de Dyrcona, ont pour effet de « juxtaposer l’effet de plausibilité de la mécanisation du vol et le rappel constant qu’il n’est que fiction » (p. 102). C’est même à une inversion de priorités qu’on assiste : le copernicanisme est moins un « but » qu’un « moyen d’enclencher le pouvoir déstabilisateur de la fiction libertine » (p. 105), bien entendu dans le sens d’un exercice de transgression des opinions reçues. Fr. Aït‑Touati rejoint ici les tendances les plus actuelles dans l’étude du libertinage : l’astronomie nouvelle semble surtout intéresser Cyrano en raison de sa nature paradoxale (affirmer le mouvement de la Terre va contre le sens commun), et en raison de ses conclusions relativistes (le renversement du géocentrisme prépare le renversement de l’anthropocentrisme et des dogmes religieux qui lui sont liés).
Du voyage lunaire au « voyage » comme parcours conceptuel du système solaire
12Il semble toutefois qu’une réticence se manifeste quant à ces mises en scène de récits de voyage lunaire ou stellaire dans la seconde moitié du xviie siècle. Les machines fantastiques, les cités utopiques, les sélénites tenant des discours iconoclastes ne contribuaient‑ils pas à déréaliser les théories coperniciennes dont ces récits se voulaient la défense et illustration fictionnelle ? La filiation qui relie les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) de Fontenelle aux États et empires de Cyrano témoigne d’une volonté de revenir à une norme de vraisemblance ne choquant pas le sens commun (chap. 4 :« Le grand théâtre du monde. Où Fontenelle déclare à une marquise ses scientifiques passions »). Le voyage astronomique, chez Fontenelle, se fera simplement en paroles et en (douces) pensées, dans l’entretien entre la Marquise et le Philosophe, autrement dit sous forme de « voyage conjectural » (p. 114). Le public visé est différent : loin de s’adresser à une élite d’esprits forts, les Entretiens proposent, on le sait, de rendre l’astronomie aussi lisible que la Princesse de Clèves (selon la fameuse comparaison de la Préface), en s’adressant au beau sexe. Le dialogue est pourtant plus maïeutique que didactique, il vulgarise autant les doutes suscités par la nouvelles astronomie que ses certitudes — si tant est qu’on puisse encore employer le terme de « vulgarisation », très contesté, à son sujet, il ménage du moins un pluralisme des perspectives sur les mondes nouveaux14. Comme le constate Fr. Aït‑Touati, la métaphore du théâtre, ou son avatar dans la métaphore de l’opéra du « Premier soir », tend à remplacer celle du voyage : la nature est une machine produisant des effets merveilleux sur la scène du monde, mais dont les causes restent cachées aux spectateurs admiratifs qui n’auraient pas entrevu, comme Descartes, le jeu des cordes et des poulies en coulisse. Surtout, fait comprendre le Philosophe, être mécanicien n’interdit pas de rêver : on peut continuer à admirer le spectacle lorsqu’on en connaît les artifices. Tout le travail de Fontenelle, dès lors, est de constituer une poétique rationaliste du merveilleux scientifique, qui remotive les anciens codes de la « merveille » naturelle en jouant sur le double registre de l’explication des causes et de l’admiration des effets.
13Tout cela est bien connu. Mais, fait remarquer Fr. Aït‑Touati, la disposition des Entretiens, qui va des corps célestes les plus proches aux plus lointains, et des hypothèses de mieux en mieux acceptées (l’héliocentrisme) aux plus novatrices et aux plus audacieuses (la pluralité des mondes, l’infinité de l’univers, l’historicité de l’existence des corps célestes et donc de la Terre), prend la forme d’un « itinéraire abstrait » qui « conduit à une distance de plus en plus éloignée de la Terre et, dans le même temps, à distance des idées reçues » (p. 121). Et il ne s’agit pas de mener le lecteur d’assurances en assurances, bien au contraire. La corrélation entre deux phénomènes stylistiques majeurs des Entretiens — le rôle qu’y jouent l’analogie, omniprésente dans le discours du Philosophe, et la rhétorique du probable, qui tend à modaliser toutes les assertions de vérité ou à les remettre en cause — incite l’auteure de Contes de la Lune à penser que Fontenelle, presque systématiquement, « fragilise l’édifice qu’il construit en en révélant la réversibilité au moment même où il l’énonce », comme s’il visait à « signaler la vulnérabilité de toute construction hypothétique » (p. 130). C’est que Fontenelle, chez qui la rémanence du scepticisme pré‑moderne rencontre un sens tout romanesque de l’analyse psychologique, reconnaît volontiers le caractère passionné des conjectures émises par ses personnages : il fait du désir la force motrice de l’enquête, retournant une rhétorique hostile à la libido sciendi dans un sens positif, heureux, galant.
14Dans un dernier chapitre, sans doute le plus original et le plus brillant du livre, Fr. Aït‑Touati se penche sur cette étrange machine textuelle qu’est le Cosmotheoros (1698) de Christiaan Huygens (chap. 5 : « Machines célestes. Où Huygens est artiste et architecte en étant astronome »). Le savant néerlandais propose une relecture critique de la tradition des voyages astronomiques qui le précède : hostile aux débordements de l’imaginaire utopique comme à la volonté de communiquer les débats astronomiques à un public d’amateurs, Huygens propose en quelque sorte un récit de voyage théorique, conduisant le lecteur à travers un parcours descriptif du système solaire allant du centre (le Soleil) vers la périphérie (Saturne), et retour. L’enjeu est de rendre visible non seulement ce que l’astronome voit dans sa lunette, mais aussi ce qu’il pense et ce qu’il suppose. Il ne semble guère y avoir de différence, en effet, dans la mise en scène des observations et des conjectures : tout comme il soutient fermement la réalité physique des anneaux de Saturne, qu’il est le premier à avoir observé et qu’il considère comme un corps solide, Huygens soutient la réalité des formes de vie extra‑terrestres, décrivant des « planéticoles » étrangement semblables aux habitants de la Terre.
15Il ne s’agit pourtant, comme Huygens le reconnaît lui‑même, que de « vraisemblables conjectures », fondées sur l’interprétation correcte des données de l’observation. Mais plutôt que de déployer un ballet d’hypothèses divertissantes, à la manière de Fontenelle, Huygens travaille à étayer les siennes par des raisonnements déductifs, déclarant sans sourciller à son frère Lodwig :
J’ay dessein de vous raconter tout ce que j’ay decouvert de particulier dans Jupiter et Saturne a peu pres comme si j’ay avois esté. (p. 155)
16Huygens, selon Fr. Aït‑Touati, produit une modélisation textuelle comparable à ces maquettes construites au xviie siècle pour observer et comprendre les mécanismes du système solaire à échelle réduite. Et jusqu’au bout, l’astronome maintient une distinction entre l’hypothèse et la fiction, qui garde mauvaise réputation (qu’est-ce que la fiction, sinon le faux ?), ce qui n’est pas sans impliquer un certain déni de la part de fictionnalité du Cosmotheoros — celle qui ressort de manière évidente, a posteriori,pour le lecteur moderne.
Science et littérature en partage : communauté ou séparation des biens ?
17Si la première moitié du xviie siècle a été tentée d’accorder de plus en plus de poids à l’idée de voyage astronomique, au point de faire d’une simple métaphore la matrice de fictions qui semblaient explorer les voies du possibles, la seconde moitié du siècle tend à une certaine abstraction, qui renvoie la métaphore à son statut originel, celui de produit de l’imagination, de mise en scène du discours. La clôture du premier âge d’or des voyages astronomiques est proche : l’avènement du système du monde newtonien, avec la publication des Principia mathematica (1687), réduit sans doute la marge du rêve, comme elle fait basculer l’astronomie et la physique modernes vers un nouveau régime de certitudes. « Hypotheses non fingo » : si l’on possède les démonstrations adéquates, on peut se passer de « feindre » des hypothèses, comme le veut la célèbre formule de Newton, et dès lors on peut sans doute aussi se passer d’écrire des fictions. Le voyage intersidéral revient alors sous la forme du « conte », voire du pastiche (ce qui serait peut-être une bonne manière de présenter le Micromégas de Voltaire). Fr. Aït‑Touati ne va pas jusqu’au xviiie siècle. Mais le fait que la science newtonienne ne se laisse mettre en fiction que sur un mode second, privé de sa fonction heuristique au profit d’une fonction plus didactique, signale l’ampleur du changement.
18C’était bien la nouveauté et l’incertitude du discours astronomique qui rendait le choix de formes narratives et fictionnelles si engageant dans l’intervalle séparant Galilée de Newton :
Le débat cosmologique du xviie siècle semble pris dans l’oscillation entre fait et fiction, entre la nécessité d’accréditer le discours cosmologique et l’impossibilité d’établir la vérité de la nouvelle astronomie autrement que par la fiction. (p. 167)
19Concluant sur l’impossibilité de répartir le travail de la littérature et de la science entre fiction et non‑fiction, Fr. Aït‑Touati propose toutefois de dégager deux tendances au sein du corpus étudié : d’une part, les « récits fictionnalisants » qui ne renoncent pas à l’ambition cognitive mais choisissent l’amplification imaginaire à partir des données scientifiques ; d’autre part, des « récits factualisants », qui ne renoncent pas à l’usage de la fiction mais tendent à l’étayer par des observations, des raisonnements, des garanties de véracité scientifique.
20Ce distinguo est bienvenu. La principale objection que l’on pourrait faire à Contes de la Lune porterait en effet sur la généralisation de l’idée d’une quasi‑indistinction entre littérature et science au xviie siècle. Entraînée dans une intention militante de restaurer un dialogue entre les « deux cultures », Fr. Aït‑Touati va souvent loin, notamment lorsqu’elle affirme dans la conclusion qu’
[à] la suite de Kepler, les astronomes du xviie siècle rêvent de devenir de vrais poètes, c’est‑à‑dire des démiurges. Ils tentent de reproduire ce que le créateur‑artiste a construit, de répéter les actes créateurs de la genèse. Pour ce faire, tous les moyens sont bons. (p. 166)
21Pénétrés d’une humilité profonde vis‑à‑vis du Créateur, dont ils entendaient seulement comprendre les œuvres, la plupart des savants du xviie siècle se reconnaîtraient‑ils dans ce portrait ? Et tous les moyens ne se valent pas : sans même parler des milieux résolument hostiles à l’usage de la fiction, la critique de la métaphore par Galilée, par Bacon, par Descartes, par Thomas Sprat écrivant pour le compte de la Royal Society, ne joue‑t‑elle pas un rôle fondateur dans la définition du style scientifique moderne, quand bien même ceux qui formulent l’interdit ne le respecteraient pas toujours, et quand bien même les contre‑exemples, de Kepler à Fontenelle, seraient aussi nombreux qu’éclatants ? N’y a‑t‑il pas aussi un partage à l’œuvre entre la Renaissance et les Lumières, qui débouche sur les coupures disciplinaires modernes ? Les fictions astronomiques pourraient bien constituer un contre‑exemple local, parmi d’autres, tels que la poésie scientifique. Les choses, on le voit, sont complexes, et le cas passionnant du Songe de Kepler, tout de même à part dans l’œuvre de l’astronome, se prêterait à plus de discussions.
22Tout en appréciant la pertinence du propos, on peut donc en relativiser la portée. Parfois, l’auteure semble prendre au pied de la lettre ce qui n’est peut‑être qu’une rhétorique de la preuve maniée sans trop d’embarras dans les polémiques (ou avec ironie chez Kepler). Peut‑on vraiment affirmer, sans modalisation, que « [l]a fable lunaire permet d’accomplir ce qui n’était pas possible sur Terre : prouver son mouvement en se soustrayant à son influence » (p. 61), ou que « [s]’éloigner de la Terre par la fiction du vol lunaire, c’est permettre d’en observer et d’en démontrer, fictionnellement, le mouvement » (p. 81) ? Une preuve fictionnelle est‑elle vraiment une preuve, ou une fiction de preuve, une preuve imaginaire ? De telles formules jettent un peu de confusion par rapport à la thèse excellente de l’ouvrage, selon laquelle les fictions astronomiques « montrent » ce qui ne peut être démontré.
23Elles ne manqueront pas de nourrir la réflexion sur la nature du geste scientifique. Si l’imagination est toujours le premier pas de la science, l’arrachement conceptuel qui éloigne le savant de l’évidence pour l’engager dans le travail de la démonstration en est le corollaire nécessaire selon Bachelard. Ce n’est pas dénier la nature originellement poétique de la science que de le reconnaître, mais tâcher d’en cerner la spécificité. Celle‑ci apparaît brouillée dans tous les textes abordés, et Fr. Aït‑Touati le montre parfaitement. Mais on pourrait souhaiter, justement, plus d’effort dans le sens d’une clarification qui ne remettrait nullement en cause la validité de la thèse principale, mais étayerait au contraire le bienfondé de l’approche gradualiste distinguant un continuum entre certaines fictions plus littéraires dans leur finalité, d’autres plus scientifiques.
24Pour ne prendre qu’un exemple, Huygens, précisément parce qu’il semble dénier la part de fictionnalité contenue dans l’hypothèse, écrit le roman des « planéticoles » sans le reconnaître — lui qui reprochait à Descartes d’avoir écrit trop de « romans » ! La « porosité » entre science et littérature est indéniable, mais il dépend de nous de reconnaître ou non son effacement. Huygens veut faire œuvre de science, mais il se laisse entraîner par ses convictions, semble‑t‑il, un peu au‑delà des « vraisemblables conjectures ». Autrement dit, il se trompe. Contrairement à l’histoire littéraire, qui s’abstient de juger d’une esthétique selon les critères d’une autre, l’histoire des sciences, malgré toutes les remises en cause du positivisme par les science studies, peut difficilement se passer de juger de la validité des thèses énoncées, ce qui n’est pas incriminant (l’erreur a aussi ses lettres de noblesse scientifique, car c’est elle qui permet le progrès). Il y a peut‑être là une difficulté inhérente au dialogue interdisciplinaire pratiqué de manière authentique par Fr. Aït‑Touati. Pour une fois, soulignons‑le, ce n’est pas un vain mot : l’auteure est animée d’un esprit mercurien digne de Michel Serres, autre modèle dans l’art d’outrepasser les barrières.
25On aimerait encore l’interroger sur l’usage de la notion d’« expérience de pensée » ; sur le rapport entre raisonnement par analogie et écriture métaphorique, qui ne va pas de soi ; sur les intersections entre les conceptions savantes et les conceptions poétiques de la vraisemblance (soigneusement évacuées, les notions de baroque et de classicisme rendraient pourtant bien compte de l’évolution du corpus au cours du siècle) ; sur le rôle de légitimation que joue l’héroïsation de la figure savante et la poétique de l’émerveillement, qui retournent les stéréotypes négatifs établis par les satires de la science, si productives dans le champ de la fiction narrative. Mais ce n’est pas le lieu, et il faudra attendre — avec impatience — les livres suivants.
26En effet, Contes de la Lune n’a pas été écrit comme un ouvrage érudit, mais comme un « essai » adressé à un public plus large que celui des seuls spécialistes d’histoire littéraire ou d’histoire des sciences, comme son titre le laisse supposer. Contes pourrait être mis au singulier : c’est une histoire que Fr. Aït‑Touati relate avec brio. Le style adopté est remarquable par la clarté de la langue, la concision et l’élégance des choix éditoriaux : l’annotation est peu abondante, réservée aux références les plus pertinentes ; l’ouvrage contient un index et une série de notices biographiques concernant les auteurs abordés ; l’illustration par une série de gravures d’époque rend sa lecture agréable15 ; la bibliographie secondaire est utilement remplacée par une bibliographie commentée. Ce n’est pas la moindre réussite de Fr. Aït‑Touati que de faire oublier que Contes de la Lune est le rejeton d’une thèse de doctorat de Littératures comparées, abrégée et resserrée autour de quelques chapitres16. Souvent elliptique, l’ouvrage a une qualité rare : il laisse toujours à penser.
27Le livre de Fr. Aït‑Touati est un ouvrage théorique au meilleur sens du terme : dénué de vocabulaire abscons, attentif à ces données empiriques que sont les textes dans les études littéraires, il en identifie les éléments pertinents, les isole et les soumet à l’épreuve des concepts modernes, utilisés comme autant de dispositifs expérimentaux. En mettant l’accent sur les conditions épistémologiques de l’usage de la fiction, il renouvelle totalement l’intérêt pour un corpus longtemps abordé à travers le prisme réducteur des origines de la science‑fiction ou de l’imaginaire utopique. C’est donc aussi un livre actuel. Parce que la méthode et les questions soulevées dépassent de loin la période étudiée, cet ouvrage recevra à n’en pas douter un succès considérable et mérité.
28Il est tentant d’ouvrir a posteriori le livre de Marjorie Nicolson, pour mesurer ce qui le sépare de celui de Fr. Aït‑Touati. Ce serait vouloir comparer la lunette de Galilée au télescope Hubble. Si l’honneur de la découverte — et l’émotion de la première description — revient à la première, la seconde fixe l’état de l’art actuel, et fournit des images autrement plus précises et autrement plus complexes des rapports entre science et littérature au xviie siècle. La critique littéraire serait‑elle capable de progrès ? C’est une pensée intrigante quant à son statut épistémologique, peut‑être plus proche, en définitive, de l’art de faire de la science que de l’art de faire des fables. Elle s’avère quoi qu’il en soit tout à fait capable, sous la plume de Fr. Aït‑Touati, de produire du savoir et de faire rêver dans le même temps.