Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
titre article
Christophe Reffait

Tout connaître pour écrire

Savoirs en récits I – Flaubert : la politique, l’art, l’histoire, textes réunis et présentés par Anne Herschberg‑Pierrot, Saint‑Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 2010, 181 p., EAN 9782842922429 & Savoirs en récits II – Éclats de savoirs : Balzac, Nerval, Flaubert, Verne, les Goncourt, textes réunis et présentés par Jacques Neefs, Saint‑Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 2010, 167 p., EAN 9782842922436.

1Ces deux petits livres élégants présentent la relation entre littérature et savoirs depuis le point de vue de Flaubert, auquel reste consacrée la moitié des articles du volume II, pourtant pluraliste. Cela vient naturellement de ce que ces deux ouvrages ont leur origine dans le séminaire Flaubert de l’Institut des textes et manuscrits modernes et dans quelques interventions au colloque de Cerisy « Flaubert, écrivain » de juin 2006. Cela implique surtout un éclairage inquiet sur le rapport du xixe siècle aux savoirs, à l’opposé d’un encyclopédisme sûr de lui et d’une ambition satisfaite de totalisation. Ainsi donc, « Savoirs en récits », parce que d’abord éclatement du savoir en savoirs pluriels, en « grandes individualités historiques1 » dont ce siècle éprouve et construit la progressive spécialisation : élaboration disciplinaire de plus en plus pointilleuse et bientôt segmentation en méthodologies, langages et approches de plus en plus distincts. Les deux volumes s’ouvrent sur un extrait de la lettre de Flaubert à Louise Colet du 7 avril 1854, cité par Anne Herschberg‑Pierrot et Jacques Neefs dans leur introduction commune et d’ailleurs repris par Jacques Noiray en amorce de son article sur Jules Verne dans le second volume :

Il faudrait tout connaître pour écrire. Tant que nous sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons ! […] Les livres d’où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens‑là ; et nous, nous ne savons rien.

2L’idée qui préside à ce double ouvrage n’est donc pas celle d’une jubilation intellectuelle où la littérature serait montrée dans l’élan d’une connaissance universelle, mais plutôt celle d’un débordement de l’auteur et d’un risque d’isolement de la littérature : loin de la Renaissance et de l’assurance encyclopédique des Lumières, le xixe siècle apparaît marqué par le divorce des « trois cultures » (selon Wolf Lepenies nommé dans cette introduction) et la littérature apparaît comme un discours de plus en plus contraint, exposé à la présence mais aussi à la fragmentation des savoirs, condamné à se penser et s’écrire par rapport à eux, qui se complexifient à mesure.

3On peut se demander si l’esprit flaubertien de ces deux volumes n’est pas d’autant plus sensible que certains romanciers du siècle n’ont pas trouvé place ici. « Hugo, Zola pouvaient assurément être des exemples souverains » en matière de dispositio des savoirs2 et d’interrogation du rapport entre savoir et croyance, reconnaît J. Neefs dans son introduction au second volume (II, p. 133). Trop « souverains » justement ? On devine que le rapport de Zola aux savoirs n’est pas tout à fait le « rapport déroutant à la fragmentation, à la pluralité, aux contradictions » (I ou II, p. 7) qui fait l’objet de ces livres jumeaux. Certes l’article de Stéphane Vachon sur Balzac et Geoffroy Saint‑Hilaire4 aurait pu être flanqué d’un article sur Zola et Claude Bernard, mais on devine que les ressemblances (rapport mimétique de la fiction au savoir mais aussi « hypertrophie du détail vrai5 ») auraient pu déboucher sur un repérage de différences (écriture seconde de Zola qui réfléchit aux « Différences entre Balzac et moi », lacunes critiques de son positivisme, répartition millimétrée des notes documentaires dans le plan détaillé des romans) qui n’aurait peut‑être pas fait de l’auteur crâne du Roman expérimental l’exemple le plus probant d’une mise à l’épreuve des savoirs. Quant à Stendhal, il aurait peut‑être détonné dans le propos de ces deux livres, où seraient ressortis plus évidemment le caractère intransitif de ses lectures (quoique cela le rapproche de Balzac), l’innutrition dédramatisée et euphémistique de son « réalisme sérieux » par un immense savoir6, bref tout ce qui pourrait le rattacher à un autre siècle (bien que son savoir soit souvent un savoir d’actualité et qu’il touche au même désenchantement du monde7). Or nous ne sommes ni dans la sûreté ni dans l’euphémisme, à lire les présentes études du rapport entre littérature et savoirs mais au contraire, avec et autour de Flaubert, dans « une lutte subtile, harassante, avec les savoirs, les mythes et les croyances » (I ou II, p. 8).

Savoir cité, savoir mimé

4« Savoirs en récits », aussi, parce que récits agis par des savoirs : à la fois amenés à leur faire textuellement place et mus par les méthodologies qu’ils leur empruntent. « Il importe de distinguer deux savoirs », écrit ici Bertrand Marchal au début de son article sur Hérodias8 : « le savoir de type documentaire […] qui confère en somme une forme de caution historique à la fiction » et le « savoir de type critique », le xixe siècle étant « par excellence le siècle de ce savoir second » (II, p. 71). D’un côté le savoir cité, de l’autre le savoir mimé — mais l’un et l’autre sont évidemment difficilement dissociables, de même qu’il n’est pas facile de voir à partir de quel moment une fiction, parce qu’elle repose sur un socle épistémologique commun aux discours qui l’environnent (mettons : le modèle biologique chez le médecin, l’historien, l’économiste ou le romancier naturaliste du xixe siècle), entre consciemment dans un rapport mimétique à ces méthodologies. Ce rapport mimétique conscient, c’est bien celui de Flaubert, qui dans la citation mise en exergue désigne nettement les savoirs comme réservoirs à « idées » et leviers de « comparaisons9 ». Et ce rapport mimétique intègre bien sûr une puissance de contestation.

5Lorsque nous parcourons ces deux volumes de Savoirs en récits, il est possible de faire entre eux une légère distinction (avec toutes les mises en garde qui s’imposent) : si l’un et l’autre ont pour objet d’étude déclaré « l’absorption et l’exposition des savoirs », si leur introduction commune se propose notamment d’analyser des « formules de montage, de découpage et d’exposition » des savoirs (I ou II, p. 8‑9), il nous semble que ce dernier objectif est plus nettement le sujet du second volume. Comme son titre l’indique, la réflexion plurielle sur les « éclats de savoirs » chez Balzac, Flaubert, Nerval, Verne ou les Goncourt rencontre en effet plus fréquemment les problèmes de l’« intégration structurale » des « exposés didactiques » ou des « collages de morceaux », termes repérables dans les présentations respectives par J. Neefs des articles d’Agnès Bouvier, de Jacques Noiray et de Jean-Louis Cabanès (II, p. 12‑13). Moyennant quoi le second volume en passera par des considérations d’ordre génétique — Savoirs en récits relance la collection « Manuscrits modernes »10 — dont nous ne trouverions pas d’équivalent dans le premier. Bien qu’il soit impossible de dire que le second volume travaille sur le savoir cité tandis que le premier se concentre sur le savoir mimé, nous y repérons plus de développements sur les enjeux textuels de l’insertion des savoirs, en regard des considérations sur les enjeux herméneutiques.

L’intime savoir

6Car la relation aux savoirs est d’abord enjeu génétique et textuel, et cet enjeu se complique de ce que la relation au savoir est bien sûr bijective, comme l’écrit St. Vachon : « Sont‑ce les habitudes de travail, les méthodes de composition, la gestion documentaire qui déterminent un traitement spécifique de la science dans la fiction ou est‑ce la relation aux savoirs qui détermine les procédures de mise en texte singulières ? » (II, p. 41). La question vaut ici pour Balzac, pour lequel toute « exogenèse » est presque inconnue. Elle vaudrait tout aussi bien pour Zola, dont les dossiers préparatoires exposent au contraire la fécondation croisée de l’enquête documentaire par le scénario. Mais cette question est bouleversée dès lors qu’on entreprend, aux côtés de B. Marchal lisant Hérodias, une « généalogie à la fois documentaire et imaginaire de Salomé » (II., p. 80) : archéologie, mythologie et psychologie mêlées, cette lecture nous montre en effet que les déterminations du personnage de fiction forment un entrelacs où la Bible de papier, la Bible de pierre, l’ouvrage archéologique, le souvenir intime ou encore l’impression de voyage se motivent mutuellement pour former un véritable « personnage‑palimpseste » (II., p. 78). C’est un peu cela que suggère aussi l’article de Sarga Moussa11 sur les manières si dissemblables dont Flaubert et Du Camp peuvent rendre compte, respectivement dans le Voyage en Égypte et dans Un voyageur en Égypte vers 1850, de la même chose vue (l’apparition du khamsin ou un chameau agonisant) : l’évidence que la réception du document ou des savoirs est d’emblée construction du récepteur.

7Plus encore, il faudrait dire que l’intime est le lieu même de l’élaboration des savoirs, comme le montre J.‑L. Cabanès12 lorsqu’il analyse le Journal des Goncourt comme une « machine textuelle métamorphosant tout ce qu’elle incorpore en savoirs » (II, p. 140). De même que le collectionneur « a “inventé” l’objet », comme l’écrit ailleurs Pierre-Marc de Biasi à propos du musée13 (I., p. 148), le Journal des Goncourt fait d’une chose vue ou entendue un « document intime » (1857) ou un « document humain » (1876), un savoir sur les contemporains et les formes de sociabilité, par le seul geste de l’insertion dans un discours diariste unitaire — voir les procédés mêmes de collage d’anecdotes ou de portraits qui sont observables au tout début du Journal (en 1853, notamment). Or comme ces documents vont devenir autant de « réserves mimétiques » (II, p. 140) pour les romans à venir (J.‑L. Cabanès évoque ici le carnet de La Fille Elisa ainsi que le roman Charles Demailly en relation avec le Journal), le Journal apparaît bien comme journal d’écrivains, « réseau insertif d’une matière disparate » (II., p. 145) qui consiste à exposer comme documents ce qui relève ailleurs d’un avant‑texte dissimulé. Bref, le Journal exhibe « l’intimité d’une genèse » (II, p. 146) en même temps qu’il atteste et fonde la validité documentaire des fictions. C’est sur ce point que le propos de J.‑L. Cabanès sur l’intimisation des savoirs dans l’œuvre rencontre l’article de Marie‑Ève Thérenty sur le biographisme de Sainte‑Beuve, J.‑L. Cabanès établissant le rapport entre la fabrique documentaire et fictionnelle des Goncourt et l’histoire littéraire de la vie privée (II, p. 153).

Résistance et porosité du texte aux savoirs

8Que l’appropriation du savoir relève de l’intime et soit singulière (il y aurait aussi place ici pour plus de remarques sur les biais documentaires des romanciers) ne résout pas la question de leur inscription textuelle. Chez Balzac, les savoirs sont pris en charge par le discours du narrateur, délégués à des personnages ou mis en perspective par la fiction, explique St. Vachon. Mais les savoirs des personnages, s’ils sont souvent simplifiés, sont parfois aussi occultés, parce que la narration ne saurait éclairer l’objectif d’un chercheur d’absolu. Claës est disciple de Lavoisier (et cela motive un morceau d’histoire de la discipline), mais il meurt en poussant un « Euréka ! » dont le roman doit préserver l’énigme (II, p. 45‑46). Ce qui est à craindre, inversement, est que l’exposé didactique nuise à l’intérêt romanesque. J. Noiray14 observe en l’occurrence les modes d’inscription du savoir dans le récit vernien : parenthèses du narrateur, récitatifs autonomes délégués à des personnages, séquences de transmission du savoir15 — la  robinsonnade, ici L’Île mystérieuse, étant un genre qui concentre la problématique des savoirs dans la fiction. Mais J. Noiray nous fait sentir la distance de Verne par rapport au cahier des charges Hetzel : ironie du narrateur sur les compétences botaniques du jeune Harbert, comique des interruptions par Pencroft de toute leçon, restauration du lien entre savoirs et pratiques à travers l’héroïsation de l’ingénieur Smith, pendant que d’autres opus des Voyages extraordinaires font la satire du cuistre ou du savant.

9Aussi le texte romanesque développe‑t‑il une forme d’élasticité : il réagit aux savoirs qu’on veut y faire pénétrer, de même que la fable de La Fontaine réagit à sa moralité. Au niveau microtextuel, l’incorporation des savoirs pose d’évidents problèmes : Verne les domine par l’ironie ou par une tentative de revitalisation de la poétique rabelaisienne de la liste ; Flaubert les dépasse par un art de la citation du savoir historique qui procède par contrepied — mais ce n’est plus cette difficulté technique de l’écriture des savoirs, bien connue, qui intéressera ici Gisèle Séginger ou Nicolas Bourguinat dans Salammbô16. Au niveau macrotextuel, en revanche, se manifeste la grande avidité de la fiction pour les savoirs, car ils sont principes de composition. Composition de l’œuvre : St. Vachon, reprenant l’Avant‑Propos de La Comédie humaine et évoquant la véritable veille scientifique de Balzac, rappelle comment l’anatomie comparée de Cuvier puis « l’Unité de composition » théorisée par Geoffroy Saint‑Hilaire permettent de remédier au « défaut de liaison » de Walter Scott en catégorisant l’étude des milieux sociaux (II, p. 19‑23). Composition du roman : Agnès Bouvier17 montre en quoi le festin des mercenaires qui ouvre Salammbô emprunte au principe des « livres de banquets » (festin de mets et de savoirs), suivant un protocole antique de présentation des savoirs qu’illustre le Banquet des savants d’Athénée. J. Noiray montre de même que L’Île mystérieuse s’articule en trois moments qui recouvrent trois parties de la philosophie : la physique, lorsque les colons se réapproprient l’île Lincoln par la science et les techniques ; la morale, lorsqu’ils recueillent Ayrton et le ramènent à l’humanité ; la métaphysique, lorsqu’ils interrogent les signes de la présence de Nemo caché dans l’île (II, p. 122). La fiction littéraire est affamée de concepts et de savoirs dès lors qu’ils peuvent contribuer à l’ordonner en grandes masses sans obérer son foisonnement. Ici sans doute, l’exemple de Zola et de son instrumentalisation de l’hérédité aurait montré la relation souple de l’inventio aux savoirs.

L’herméneutique fictionnelle

10Mais en cela, l’œuvre est aussi un discours d’accueil qui lie les savoirs et interroge leur cohérence. Et comme elle n’est pas un vulgaire excipient, elle joue ses propres genres et elle interroge la falsifiabilité de ces savoirs dans l’opération d’incorporation. « “Savoirs” et “œuvres” plutôt que “science” et “littérature” », souligne St. Vachon en se référant à Michel Pierssens18 et en rappelant le propos de Michel Foucault : « Un savoir se définit par des possibilités d’utilisation et d’appropriation offertes par le discours19 » (II, p. 17). Cette idée que le savoir n’existe que lorsqu’il s’inscrit dans un circuit de communication est exactement celle dont repartait J.‑L. Cabanès dans son analyse du Journal des Goncourt. L’incorporation des savoirs dans l’œuvre atteste ou interroge leur nature discursive. St. Vachon fait la distinction entre Flaubert concevant les savoirs comme compartimentés et Balzac entreprenant de faire converger les savoirs, synthétisant des savoirs sérieux (l’anatomie comparée) autant que des savoirs « déconnectés de la vérité » (le mesmérisme ou la phrénologie), parce que les uns comme les autres servent le roman balzacien, entendons son imaginaire de la profondeur et sa volonté de totalisation (II, p. 26‑28). Si Balzac peut parfois annoncer Bouvard et Pécuchet (voir dans La Peau de chagrin l’échec sériel des savants pour percer le mystère du talisman), c’est lorsqu’il montre la fragmentation des savoirs, le moment où selon M. Foucault les bribes de connaissances échouent précisément à constituer un savoir.

11Ainsi l’œuvre, parce qu’elle interroge la discursivité du savoir, parce qu’elle opère la liaison des savoirs, peut en voir aussi les limites et s’ériger en herméneutique concurrente. C’est bien le sens de la double contribution de N. Bourguinat, historien20, et de G. Séginger sur l’écriture de l’histoire dans Salammbô. G. Séginger dit la profonde lecture de l’histoire par Flaubert ; elle rappelle la tentative de Bouvard et Pécuchet d’« écrire l’histoire sans point de vue et sans recours à une causalité » (I, p. 65) ; elle souligne le trait esthétique majeur de l’histoire pour Flaubert, qui est son impersonnalité (I, p. 66) ; elle rappelle enfin le caractère organiciste de sa conception de l’histoire : il hésite entre une histoire classique pour laquelle tout se répèterait sans se dépasser, et une histoire plus moderne pour laquelle tout se répèterait en se développant, mais il ne saurait adhérer au modèle téléologique progressiste de Michelet (I., p. 70‑71 ; voir aussi, sur cette opposition entre organicisme et progressisme, l’article de N. Bourguinat p. 51‑53)21. L’exemple de Salammbô, écrit alors que l’archéologie carthaginoise en est à ses balbutiements, est un exemple a fortiori des ambitions historiographiques du roman. Flaubert y développe une « histoire intégrative » qui effectue la « mise en relation de l’économie, de la religion, des lois, des coutumes et de la psychologie collective » (I, p. 69‑70) et dont N. Bourguinat rappelle ce qu’elle doit à la méthodologie de Vico, de Michelet ou de Fustel de Coulanges (I, p. 46). Pour G. Séginger, l’intensité de cette étude sociologique tend à effacer tout finalisme historique et confirme l’idée, déjà patente dans l’organicisme de Flaubert, qu’il entretient une « conception définalisée de l’histoire » (I, p. 64). C’est ici que diverge la lecture de N. Bourguinat, qui estime pouvoir lire Salammbô comme une vaste syllepse où la peinture de Carthage permettrait de développer une « méditation sur la décadence » (I, p. 53), sur la société capitaliste, sur l’expansion impériale, sur les barbares et la régénération de la nation. Si cette syllepse associant Carthage à l’Europe du second xixe siècle est selon N. Bourguinat parfaitement détectée par le lecteur de l’époque (I, p. 55), alors la réflexion sur la régénération contrevient à l’idée de « définalisation » (I, p. 60).

12Dire que l’histoire flaubertienne est à double entente, tout comme en faire la préfiguration de l’école des Annales (I, p. 45), c’est dire deux fois la pertinence de l’œuvre. Le roman de Flaubert, qui n’est justement pas roman historique mais interrogation des principes et méthodes de l’histoire, comme l’était déjà la première Éducation sentimentale (I, p. 65), est un roman qui pour commencer prend à contrepied le savoir scientifique : N. Bourguinat cite Philippe Dufour qui, opposant Flaubert à Zola, remarque que le premier « se documente en vue d’une mise en pièces » : « il insère le savoir là où il est en défaut » (I, p. 44), il interroge les failles des historiens et les zones d’ombre, il fonde la légitimité de la fiction en disant d’abord le néant de l’histoire. Et pour finir, l’histoire flaubertienne esquive toute prétention à dire le vrai historique, au profit d’une vérité d’ordre énonciatif : de Carthage ou de l’Alexandrisme dans La Tentation de Saint-Antoine, « je suis sûr d’avoir exprimé l’idéal qu’on en a, aujourd’hui », déclare Flaubert (I, p. 82). Induction historique, invention romanesque : tel est le parallèle que proposent G. Séginger comme N. Bourguinat pour dire la force et la légitimité d’une entreprise romanesque où l’auteur ne s’abuse pas sur sa situation. « Savoirs en récits » : récits constitués en savoir, œuvres élaborées comme investigations autonomes de la vérité. À lire l’article de Jean‑Nicolas Illouz sur « Les religions de Nerval22 », on verra de même que depuis ses feuilletons jusqu’aux Chimères, Nerval élabore avec le Voyage en Orient une véritable anthropologie du sacré ou avec Les Illuminés une frappante « palingénésie religieuse » (II, p. 60). Ici encore, l’œuvre se pose moins en rivale de Quinet qu’elle ne se construit comme réfutation du désenchantement contemporain ; elle synthétise les hérésies, interroge la présence du sacré dans les époques positives, ou encore se propose la généalogie du sentiment religieux personnel, en développant en quelque sorte sa propre méthodologie. Cas extrême : comme l’avance Florence Vatan à propos de la Légende de Saint-Julien l’hospitalier, la suspension de toute relation critique aux savoirs peut permettre de refonder le plaisir d’écrire23.

Le savoir et les formes

13Or, ce que montrent J.‑N. Illouz en analysant le double mouvement de mystification et d’ironie des sonnets des Chimères, tout comme G. Séginger en évoquant l’impersonnalité admirable de l’histoire pour Flaubert, c’est que l’élaboration du savoir par l’œuvre engage profondément sa poétique. L’article de Françoise Mélonio24 sur le rapport de Flaubert au libéralisme politique et économique nous amène bien vers cette hypothèse. Flaubert apparaît selon ses propres termes comme un « libéral enragé » (lettre du 30 mars 1857), parce qu’il hait l’idolâtrie de l’État, le respect de la souveraineté du peuple mise en lieu et place du principe divin de la monarchie, ou encore les partis politiques constitués en dépit de la hiérarchie des capacités (I, p. 16‑29). Mais la lecture enthousiaste de l’économiste libéral optimiste Frédéric Bastiat par Flaubert montre plus avant comment ce rapport au savoir économique est déjà d’ordre éthique et esthétique (I, p. 29). Dans ses Pamphlets ou ses Sophismes, que Flaubert connaît au moins en partie et qu’il cite trente ans durant, Bastiat démonte les idées reçues des contemporains sur la richesse de la nation ou le protectionnisme, et surtout construit une position énonciative qui est celle de l’économiste voyant « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ». Cette position de l’économiste libéral, qui dans son retrait montre le jeu des intérêts, la loi naturelle de l’économie, enfin la « main invisible » du marché, ne conforte‑t‑elle pas, avance Fr. Mélonio, la mise au point d’un narrateur romanesque comparable à « Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part » (lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852) ? Il est évident que dans le cas de l’économie comme de l’histoire, le rapport de Flaubert à la méthodologie des savoirs inspire ou alimente un « art poétique » (I, p. 29). Mais notons que ce libéralisme-là s’arrête à l’évaluation de l’œuvre d’art : le retrait du narrateur est aussi homologue au retrait historique de l’artiste qui abandonne son œuvre au plus vaste public, comme le montre bien la conclusion de l’article de P.‑M. de Biasi sur le musée comme espace idéal, chez Flaubert, où l’œuvre est arrachée au règne de la valeur d’échange (I, p. 162).

La connaissance de l’« œuvre en soi »

14Quid alors des savoirs qui se donnent pour objet la littérature elle‑même ? Le long et éclairant article de M.‑È. Thérenty sur le rapport de Flaubert à l’histoire littéraire de son époque25 pourrait fonctionner ici comme conclusion, en ramenant de manière vertigineuse le littérateur au savoir qui prétend l’objectiver. Au temps de Flaubert apparaît une histoire littéraire qui se constitue en savoir non seulement préoccupé d’établir les textes, de les expliquer par leur contexte et d’en proposer une généalogie et une hiérarchie, mais encore s’érigeant lui‑même en écriture (I, p. 117). Face à l’histoire littéraire des Sainte‑Beuve, Villemain et autres Saint‑Marc Girardin, dont M.‑È. Thérenty rappelle ici les principes (I, p. 110‑118) et dont elle va montrer la parodie dans la fiction flaubertienne (I, p. 135‑139), le romancier est amené à élaborer une autre pensée critique : réhabilitation de la rhétorique contre l’historicisme, projet d’une généalogie des formes contre les hiérarchies de l’histoire littéraire, et surtout, contre l’enquête beuvienne sur l’auteur, approche de l’« œuvre en soi » (lettre à George Sand du 2 février 1869 ; I, p. 131). Nous voyons très bien dans cette opération la profonde cohérence de la pensée de Flaubert, toujours organisée autour du principe de l’impersonnalité : comme Fr. Mélonio l’a montré pour l’économie politique, comme G. Séginger l’a dit pour l’histoire, M.‑È. Thérenty souligne que la critique idéale se fonde chez Flaubert sur l’effacement de la figure d’auteur. L’histoire littéraire échoue à approcher le génie individuel ? Ceux qui disent le mieux l’esprit d’une époque se trouvent être les minores, justement parce qu’ils ne sont pas entrés dans l’intemporalité de la vraie littérature ? Raisons de plus pour promouvoir une critique de praticien qui soit une histoire des poétiques (M.‑È. Thérenty pense au Genette de 1971 là où nous préférerions évoquer Stevenson, Butor ou Gracq), une véritable « anatomie du style » (Flaubert en 1853 ; I, p. 133), une transposition de l’histoire naturelle à la critique littéraire (le modèle biologique, toujours : et nous en revenons à la question de l’épistémè en deçà de la querelle des « savoirs »).

15Ainsi donc, forcément, ce parcours sur les « savoirs en récits » centré sur la pensée de Flaubert finit par interroger la position du critique littéraire aujourd’hui, pour ne pas dire de l’universitaire. Car ce qui se joue en filigrane de cette imitation, contestation, réinvention continuées des méthodologies savantes par la littérature du xixe siècle, c’est la méthodologie propre de la critique. À lire l’article de J.‑L. Cabanès, nous sentons très bien que « l’autoportrait des Goncourt en dilettantes savants », leurs « postures d’experts » en histoire de l’art, « leur rejet des doctes, leur volonté de prendre en défaut ceux qui sont censés détenir les savoirs » (II, p. 141), constituent un avertissement. Rapprochons cela de la prise de position de Flaubert contre l’histoire littéraire de son temps, voire de la critique par Verne de toute séparation entre la science et l’application pratique : la littérature se donne, à travers sa pensée des savoirs, comme le seul discours sur elle‑même qui soit fondé.