Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
titre article
Aurélia Hetzel

Du Bartas, « ingénieux escrivain »

Violaine Giacomotto-Charra, La Forme des choses. Poésie et savoirs dans La Sepmaine de Du Bartas, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, coll. « Cribles XVIe-XVIIIsiècles », 2009, 319 p., EAN 9782810700486.

« Davantage, puis qu’il est ainsi que la Poësie est une parlante peinture, et que l’office d’un ingénieux escrivain est de marier le plaisir au profit, qui trouvera estrange si j’ay rendu le paysage de ce tableau aussi divers que la nature mesme ? »

1L’ouvrage de Violaine Giacomotto‑Charra, intitulé La Forme des choses. Poésie et savoirs dans La Sepmaine de Du Bartas, est consacré à l’écriture des savoirs et au travail de la matière « au sens physique du terme aussi bien que matière savante et intertextuelle dans laquelle puise le poète » dans La Sepmaine ou Création du monde (1578) de Guillaume Du Bartas (1544‑1590). C’est à partir du texte biblique que celui-ci réécrit l’événement fondateur de la Genèse en procédant par une amplification du texte nourrie de toutes les connaissances livresques et scientifiques du poète savant ainsi que de son expérience du monde. En se faisant miroir de la Création, le poème célèbre le monde, mais surtout le geste créateur.

2En analysant le rapport de Du Bartas au savoir, et en particulier au savoir de son temps, V. Giacomotto‑Charra montre qu’il reconstruit un univers singulier et élabore une pratique d’écriture. Elle analyse ensuite la structure du texte et le rapport des mots aux choses pour tenter de dévoiler la signification du monde ainsi recréé par cette « fable du savoir » (p. 292), entre hymne et encyclopédie.

Un texte, des textes

3Dans son introduction, V. Giacomotto-Charra fait le point sur la difficulté à classer cette poésie hybride, le plus souvent dénommée « poésie scientifique ». Son style composite, incluant des formes brèves, révèle son ambition encyclopédique et les multiples rapports du poète savant au monde qu’il décrit, qu’il raconte et qu’il (re)construit. Cette poésie de la variété est donc à l’image de son objet : le monde, incluant les savoirs sur ce monde, dont V. Giacomotto‑Charra montre l’articulation et le « mode d’utilisation », véritable enjeu du poème :

En ce sens, il nous semble que le texte de La Sepmaine relève d’une poésie des savoirs, plutôt que du savoir, qui n’est pas tant la reproduction au miroir d’un monde certain que la lecture personnelle d’une vaste bibliothèque, dont l’exploitation passe par les deux procédés de la lecture choisie et du réagencement. (p. 19)

4Or, et c’est ce que V. Giacomotto-Charra montre admirablement, et c’est peut-être la clef de l’œuvre, composition du monde et composition du poème se répondent : tous deux ont été créés par la parole. Et la poésie, en célébrant le Verbe divin qui a donné naissance à ce monde, loue ainsi le processus créateur. Plus encore, et cela participe de l’aspect didactique de La Sepmaine, il y a une véritable réflexion sur la création en cours : d’une part parce que le poème se met en abyme, notamment avec de nombreux commentaires métatextuels, d’autre part parce que le poète dialogue avec la science de son temps. On voit à quel point Du Bartas a conscience de ce que la connaissance du monde est en constante évolution, au rythme des nouvelles découvertes, auxquelles il fait place dans son texte comme « parlante peinture ». Or, ces textes profanes, savants, polysémiques, qui se font écho, s’ignorent ou se contredisent, constituent, avec la Bible, parole unique, de référence, « nécessairement monosémique et performative » (p. 20), un double intertexte à partir duquel Du Bartas construit sa propre parole poétique, et peut-être son propre monde notamment grâce à la mise en fiction des savoirs et de la Création.

Une « nouvelle et bisarre methode »

5C’est dans cette perspective que V. Giacomotto-Charra rappelle à quel point il est important, pour apprécier vraiment le texte de Du Bartas, de bien connaître le cadre intellectuel, en particulier les théories de philosophie naturelle élaborées à la Renaissance, d’autant plus qu’elles mènent vers les autres disciplines : le lecteur est invité à mobiliser son savoir et à le mettre en perspective. Elle consacre donc son premier chapitre à ce contexte scientifique et met en valeur le rôle trop peu étudié, et pourtant déterminant, des éléments dans la représentation du monde et dans la réflexion de la Renaissance, et montre ainsi le rôle de la physique aristotélicienne aussi bien chez les théologiens réformés que chez les naturalistes en mettant en lumière « la complexité fondamentale des rapports entre la conception biologique du vivant et sa conception théologique » (p. 25), la corruption dans le monde terrestre étant interprétée comme un châtiment.

L’expérience du monde

6Justement, l’expérience personnelle du monde, qui passe par la perception, est le meilleur moyen de le connaître et d’en rendre compte. Cette appréhension directe du monde est très présente dans le poème, suggérant la possibilité d’une théologie naturelle, grâce aux comparaisons avec la mécanique et la biologie, ainsi qu’au recours à la fiction du voyage exploratoire, en particulier à la traversée maritime comme aventure de la connaissance, parfois périlleuse mais toujours guidée par Dieu (p. 275). La métaphore du voyage, qui prend aussi la dimension d’un pèlerinage, permet de conjuguer la dimension savante et la dimension religieuse.

7Cela va dans le sens de ce que montre justement, tout au long de son ouvrage, V. Giacomotto‑Charra : la parole poétique réorganisant les connaissances scientifiques dans une perspective théologique crée un monde fictionnel traduisant le regard singulier du poète, qui en parle ici et maintenant, à partir de ses connaissances et de ses perceptions. On comprend ainsi la très grande importance de l’air et de l’eau dans La Sepmaine, figurant « le caractère incertain et mouvant que revêt la connaissance en cette fin de siècle. L’instabilité de la science et du savoir se trouve ainsi incarnée, non seulement dans le texte, mais dans le monde que ce dernier construit » (p. 274). L’élément aquatique figure l’informité de la matière et symbolise la vie, la connaissance, le primordial, le mouvement, la variété, la transformation de la matière : « l’eau est la métaphore même de l’aventure scientifique et poétique » (p. 277), d’autant plus qu’elle fait écho au « mystère du Premier Jour : l’esprit de Dieu soufflant ou flottant sur les eaux » (p. 90).

8L’étude des éléments permet donc de mieux comprendre le système naturel ainsi que le système théologique. Or cette étude passe bien sûr par la lecture, donc par les jeux intertextuels, et en faisant le point sur la polysémie du mot « élément » (p. 66), V. Giacomotto-Charra montre ce jeu de miroir entre le monde et le texte. En effet,

les éléments […] offrent […] à l’écriture un ensemble de possibilités théoriques, terminologiques, métaphoriques et symboliques à partir desquelles va pouvoir se déployer le poème. (p. 290)

9Mais tout en montrant à quel point le monde est varié, merveilleux et harmonieux, l’étude des éléments, « objets lexicaux et textuels autant que physiques » (p. 70), révèle aussi son instabilité et sa dégénérescence : loin d’être celle d’un monde figé, l’image que propose La Sepmaine est celle d’un monde qui vieillit, s’éloignant de plus en plus du moment de sa Création.

Le jardin de la connaissance

10V. Giacomotto-Charra explique justement comment science et Histoire s’articulent dans une perspective théologique. En effet, l’historicisation du temps et la dégénérescence du monde sont entraînées par la Chute :

La séparation des règnes et la spécialisation des espèces sont le signe d’un appauvrissement de la nature, dont chaque élément devient tristement monovalent, et de l’appauvrissement de l’esprit humain, contraint d’en passer par la recension et le classement pour tenter d’approcher la connaissance innée et foisonnante qui caractérisait Adam. (p. 120).

11Dans la perspective d’acquérir ce savoir de nouveau, La Sepmaine est exemplaire. En même temps, Du Bartas prend en compte le progrès, à travers les nouvelles découvertes, s’inscrivant ainsi dans la science de son temps et confirmant le caractère mouvant et insaisissable du monde dans lequel l’homme évolue et par conséquent des limites de tout savoir. Il laisse également place dans ses inventaires, aux merveilles, « possibilité laissée par Dieu à la Nature de transgresser ses propres lois », permettant au poète de s’interroger « sur les limites et la raison d’être de son propre discours » (p. 215). Cette ambition totalisante, prenant même en considération la progression du savoir humain, et cependant consciente de ses limites, puisque la connaissance du monde est en constante évolution, s’exprime en particulier dans La Sepmaine par une poétique de la liste, suggérant à la fois ce vertige et sa circonscription, ne fût‑ce que textuelle.

12À ce savoir de la variété correspond une « écriture polymorphe et changeante » (p. 127), dont V. Giacomotto-Charra dégage les échos intertextuels mais aussi l’un des procédés les plus constants et les plus révélateurs du regard du poète sur le monde et sur son œuvre même. Car ce qu’expriment également les nombreuses énumérations, ainsi que les genres et les styles successifs, c’est l’absence de choix, donc le doute, qui pourrait révéler l’humilité du poète si elle ne suggérait pas en même temps la toute-puissance du livre et de l’esprit humain : en construisant tous les mondes possibles, le poète n’imite‑t‑il pas le geste divin de la Création ?

« Et qu’enseignant autruy moy-mesme je m’instruise »

13Or, comme l’écrivain a travaillé le texte biblique, les textes scientifiques, et réorganisé le monde selon ses connaissances et ses perceptions, La Sepmaine invite à construire une herméneutique sur la mise en relation, au cours de la lecture, entre les différentes étapes de la Création et les connaissances des lecteurs, en harmonie avec l’idée déjà analysée par V. Giacomotto‑Charra d’un dialogue avec un savoir vivant. La Sepmaine permet donc de relire la Bible et de regarder le monde autrement : elle fonde « une méthode de lecture heuristique » (p. 106). Plus encore, le créateur lui-même est invité à tirer profit de cette lecture, comme le montre l’analyse du Septième jour, d’autant plus pertinente que celui-ci est pour le moins inhabituel par rapport à la tradition hexamérale. Comme le monde, une fois créé, le poème invite à la contemplation et peut être source de connaissance :

Or l’ordre même de la Création tel que l’a redéfini Du Bartas par rapport à l’ordre initial, le transformant en un ordre scientifique spécifique qui confond Moïse et Aristote mieux que ne l’avaient fait ses prédécesseurs, est un ‘‘savoir lire’’, dont le Dieu du Septième Jour donne l’exemple en contemplant son ouvrage. Le regard divin devient ainsi modèle de la démarche du savant : celui-ci doit se fonder sur l’examen du cosmos achevé et non sur un a priori conceptuel, car il perçoit spontanément dans le monde une organisation sous-jacente qui détermine naturellement un parcours initialement conçu comme aléatoire. (p. 205)

Temps biblique, temps poétique : la « fictionnalisation de la création »

14La structure de l’œuvre apparaît alors dans son ensemble. En particulier, Du Bartas intègre les étapes bibliques dans une temporalité narrative. Il consacre le Premier Jour à la creatio, les Deuxième et Troisième à l’œuvre de distinctio et les trois derniers à l’œuvre d’ornatus. Cette réorganisation donne une « importance nouvelle accordée à l’instant liminaire et signale que la tripartition creatio/distinctio/ornatus est plus porteuse de sens que la chronologie biblique, car elle identifie mieux le monde au discours, également tripartite (inventio, dispositio, elocutio) » (p. 178). Le moment de la Création s’inscrit donc dans une durée, celle d’une temporalité textuelle et d’une transformation narrative permettant la « fictionnalisation de la Création » (p. 167). L’histoire de la Genèse et celle de la composition du poème se rejoignent dans une temporalité née d’un jeu original entre description et narration. C’est bien la mise en fiction des savoirs religieux et scientifiques qui couronne La Sepmaine :

La Sepmaine est un poème des savoirs en ce qu’elle est une fable du savoir, de sa perte dans la chute à sa reconstruction par l’effort individuel et collectif de l’homme renaissant. (p. 292)

15En considérant l’écriture et la composition du poème comme un écho au Verbe divin et à la Création, Violaine Giacomotto-Charra montre que la poésie de Du Bartas crée un nouvel ordre du monde. En proposant cette nouvelle lecture de La Sepmaine, son ouvrage renouvelle l’intérêt porté à l’œuvre du poète gascon, œuvre de son temps, ce dont il était nécessaire de considérer l’importance au regard des théories de la philosophie naturelle et du contexte de la Réforme, mais aussi œuvre fondant un art poétique original.