Nizan retrouvé ?
1Dans la préface qu’il joint en 1960 à la réédition d’Aden Arabie, Sartre prétend que c’est le parti communiste qui a fait de Paul Nizan un écrivain1. La récente publication du premier roman que Nizan, alors âgé d’une vingtaine d’années, ait presque mené à terme — Essais à la troisième personne (1925‑1927) — révèle l’auteur qu’il était avant d’adhérer au Parti fin 1927. Parce qu’il offre l’occasion de se dégager des querelles relatives à l’inscription partisane de l’écrivain, ce texte de jeunesse rectifie donc quelque peu le portrait du révolutionnaire « intégral ».
2Dans le sillage des éditions Messidor, Le Temps des Cerises continue d’affirmer son dynamisme en vulgarisant des œuvres méconnues ou difficilement accessibles, comme les trois leçons autour du Discours sur l’origine de l’inégalité qu’Althusser avait dispensées à l’École Normale Supérieure. Choix astucieux, en cette année 2012 où l’on commémorait la naissance de Rousseau. Offrir une nouvelle vie au manuscrit inachevé d’Essais à la troisième personne s’avère autrement plus hardi, d’autant que Nizan n’avait pas souhaité qu’il quitte la sphère privée.
Le roman inachevé
3L’« inédit » que tout un chacun peut désormais lire a longtemps été connu des seuls amateurs qu’avaient affriandés les rapides allusions de la correspondance nizanienne. Essais à la troisième personne retrace l’éducation sentimentale et philosophique d’un alter ego du jeune Nizan, François Clouet, qui comprend que l’homme peut prétendre atteindre le bonheur en s’impliquant davantage dans le réel. Cette tâche, le héros ne peut l’abattre seul : aussi se cherche‑t‑il une communauté. Le manuscrit ébauche les contours virtuels d’une œuvre qui existe de manière prospective, grâce aux efforts de Michèle Sacquin. Cette conservatrice chargée du fonds Nizan a en effet patiemment retranscrit les soixante‑dix‑sept feuillets d’Essais à la troisième personne. En 2006, le texte ainsi reconstruit a pris la forme d’une édition hors commerce2 dont la Bibliothèque nationale de France a distribué cent‑cinquante exemplaires à ses mécènes. Anne Mathieu et François Ouellet, tous deux membres du Groupe Interdisciplinaire d’Études Nizaniennes (http://www.paul-nizan.fr/) — groupe qui entretient la mémoire trop souvent bafouée de l’écrivain — permettent dorénavant au plus grand nombre de découvrir ce roman inachevé.
4Une gageure, car éditer un manuscrit « dont l’identité n’est pas fixée par un texte publié3 » sous le contrôle de l’auteur ne va jamais de soi. Non seulement on ne peut comparer les états préparatoires à une œuvre finie, mais le statut même d’œuvre est mis en doute par le caractère provisoire et éclaté des documents. Revenant sur la reconstitution parcellaire du grand roman de la Résistance que Malraux avait annoncé sous le titre de Non, Jean‑Louis Jeannelle rappelle qu’une telle démarche met parallèlement en question la capacité des pièces retrouvées à former une œuvre, la légitimité de leur publication et leur intérêt pour le grand public.
5Malgré des manques (les chapitres II et III, notamment), des superpositions (le chapitre IV existe en deux versions4), le manuscrit d’Essais à la troisième personne s’avère assez complet pour dessiner une « œuvre » ; mais Nizan l’estimait sans doute de moindre valeur, puisqu’il n’avait pas souhaité la publier, ne serait‑ce que par bribes, comme il l’avait précédemment fait pour les fragments de romans à venir5. Il a tout de même un « geste d’auteur6 » lorsqu’il conserve ce manuscrit imparfait, rédigé quinze ans avant sa mort. La divulgation d’Essais à la troisième personne se fait aujourd’hui sur l’accord des ayants droit, sans qu’on s’arrête aux raisons pour lesquelles Nizan a remisé le manuscrit (qu’il ait abandonné après son adhésion au parti communiste un roman jugé moins engagé qu’Aden Arabie — d’ailleurs peu ou prou issu d’Essais à la troisième personne —, ou suivi le conseil de sa future épouse, laquelle ne s’y retrouvait pas entièrement).
6La redécouverte d’Essais à la troisième personne confirme le regain d’intérêt pour les manuscrits contemporains, à une époque où les manuscrits anciens se raréfient et où l’informatique rend la création littéraire chaque fois plus volatile. Les inédits de textes inachevés ne focalisent toutefois pas l’attention des spécialistes, qui leur préfèrent les variantes et autres versions préalables d’œuvres publiées, particulièrement si elles jouissent d’une notoriété établie. Ainsi, depuis qu’elle s’est institutionnalisée dans les années 1970, la critique génétique s’est historiquement déployée autour de corpus canoniques, dont elle prétend confirmer le statut :
[Elle] présuppose l’appartenance de l’auteur concerné au panthéon, et il ne s’est jamais produit, au terme d’une analyse des manuscrits, que cette place puisse être remise en question. L’intérêt de connaissance prétend coïncider avec une visée hagiographique qui anticipe les résultats de l’investigation7.
7De ce point de vue, exhumer un roman inachevé du jeune Nizan s’avère beaucoup plus risqué, sur le plan intellectuel autant que commercial, que d’exhumer un texte signé Flaubert, Proust ou Sartre, même si le fait que le fonds Nizan ait rejoint en 2004 la Bibliothèque nationale de France, après avoir été mis en dépôt à l’IMEC, témoigne de la progressive patrimonialisation de l’écrivain. Nizan, mort au feu en 1940, deviendrait‑il une figure nationale ?
8Hélas, les vicissitudes auxquelles son œuvre est exposée depuis l’automne 1939 — date à laquelle, ayant contesté l’invasion de la Pologne et la signature du pacte germano‑soviétique, le propagandiste jusqu’alors impeccable quitte le parti communiste —, sa lente intégration à l’histoire littéraire dans les années 19708, permettent encore d’en douter. Le pari du Temps des cerises n’en a que plus de force.
Une reconnaissance fragile
9Si le succès du documentaire Les Nouveaux Chiens de garde (2011) a porté ce titre nizanien sur le devant de la scène, la majeure partie de l’œuvre de Nizan reste au placard, comme si elle n’autorisait que les lectures militantes. Hors des textes classés comme pamphlets (Aden Arabie, 1931 et Les Chiens de garde, 1932), elle trouve ainsi rarement l’écho qu’elle mérite : les écrits de jeunesse et ceux rédigés lors du séjour en URSS demeurent mal connus ; les romans, qui valurent à l’écrivain une pleine reconnaissance de son vivant9, passent aujourd’hui pour désuets, quand on ne les taxe pas de dogmatisme. L’ensemble reste tributaire d’interprétations essentialistes où le « tout politique » le dispute au « tout littéraire ». Essais à la troisième personne présente le double avantage (car c’en est bien un, malgré les apparences) de donner à connaître un Nizan qui n’a pas plus de visibilité politique que littéraire. Ce faisant, ce texte déplace l’image mythique du jeune révolté crachant sur ses vingt ans ; car, s’il forme la matrice d’Aden Arabie, Essais à la troisième personne n’en adopte que très ponctuellement la tonalité pamphlétaire. Aden Arabie paraît en effet dans un contexte bien distinct : Nizan, jeune normalien soucieux de prouver sa ferveur, à un moment où le parti communiste bolchévisé se méfie des intellectuels, redouble alors de virulence, et transforme le récit de son voyage à Aden (septembre 1926-mai 1927) en réquisitoire contre le capitalisme et le colonialisme. De ce séjour, il ne reste guère de traces dans Essais à la troisième personne, qui le relatait à l’origine : l’étudiant qui le compose rêve en effet d’amours de vacances autant que de politique… S’il s’intéresse déjà au marxisme lors de son passage à Aden, Nizan se plaît à jouer les précepteurs dans une riche famille, et envisage de s’associer au négoce de son patron. Sa critique de l’autorité n’a pas encore subi l’épreuve du service militaire ; son père, dont la disparition amorce la réflexion biographique sur la trahison de classe, vit encore.
10Parce que l’étude des manuscrits suppose qu’on prête toute attention à la chronologie, on regrette que l’édition du Temps des cerises inscrive si furtivement Essais à la troisième personne dans la continuité des écrits des années 1920, qu’A. Mathieu connaît bien10. Une contextualisation plus fine aurait pu compenser le prophétisme qui conduit à réduire le roman à une préfiguration d’Aden Arabie, Antoine Bloyé ou La Conspiration, comme s’il ne trouvait de valeur que comparé à des œuvres achevées et reconnues. Difficile, certes, de ne pas sacraliser un texte qui donne l’illusion de toucher une écriture qui se forme, dans une utopique intimité avec un génie auquel ses balbutiements donnent taille humaine. Difficile aussi de ne pas céder au finalisme lorsque se font jour les grandes lignes des futurs romans nizaniens : les apprentissages de la jeunesse, les flâneries parisiennes, le goût de la thèse.
11Peut‑on lire un manuscrit de manière rétrospective ? La question s’est dernièrement posée, lors de la parution du Condottière, un roman de jeunesse inédit que Perec n’avait pas réussi à publier. Claude Burgelin, qui eut la chance d’en lire une version longue dès les années 1960, reconnaît que, considéré à la lumière de l’œuvre à venir, ce roman qui l’avait alors ennuyé « devient très excitant11 ». Et Tiphaine Samoyault d’encourager à son tour « une lecture faite à rebours de la chronologie », tant W ou le souvenir d’enfance, La Vie mode d’emploi, Je me souviens, Un cabinet d’amateur, Un homme qui dort y émergent en filigrane12.
12Moins riche, moins plaisant que Le Condottière, qui associe à une structure policière une langue souvent truculente, Essais à la troisième personne se prête plus difficilement au décodage thématique, en raison de la rupture que manifeste l’adhésion au PCF (quand bien même elle n’affecterait pas l’imaginaire du jeune écrivain), mais surtout parce que l’approche thématique constitue dans les facultés de lettres l’un des lieux communs de la critique universitaire nizanienne. Le portrait que Sartre, voulant réhabiliter son ancien camarade, brosse dans la préface à Aden Arabie (1960) a en effet contribué à légitimer les interprétations psychologiques ou thématiques — l’angoisse métaphysique, l’éternelle révolte — liant l’homme et sa production. En lieu et place de notations thématiques ou de remarques finalistes, on aurait attendu que la présente édition d’Essais à la troisième personne inclue une véritable étude critique qui, sans se perdre dans des détails philologiques accessibles aux seuls érudits, intègre des analyses génétiques, comme A. Mathieu l’avait fait en comparant la dactylographie corrigée et un jeu d’épreuves non définitives d’Aden Arabie13.
La confession d’un enfant du siècle
13L’auteur d’Essais à la troisième personne n’est encore, on l’a vu, qu’un étudiant en philosophie auquel sa réussite scolaire et le milieu qu’il fréquente ouvrent la voie de l’écriture. Mais, fort de la vingtaine d’écrits qu’il compte à son actif en 1927 (essentiellement des textes brefs, poèmes ou courtes nouvelles), le jeune Nizan se considère vraisemblablement comme un écrivain. Cette vocation, il l’affirme depuis l’adolescence, par « idéalisme, […] désir de pureté » ; la littérature lui offre « déjà une forme de refus mais également de refuge14 ». Son statut de normalien désœuvré entre deux concours lui en donne les moyens. Creux insupportable, parce qu’il accuse un peu plus cette détente d’après‑guerre que décrit de manière métaphorique un texte trop souvent lu de manière littérale : « Inaugurations ». Cette courte pièce, dont Essais à la troisième personne récrit un extrait, est publiée en mai 1924, époque où les législatives propulsent le Cartel des gauches. Le printemps, dont le retour suscite tant d’espoirs chez le narrateur, y prend implicitement une couleur politique : « Quelle paix. Les questions sociales s’abolissaient […]15 ». En ces folles années, la démobilisation, la course aux plaisirs, le relatif bien‑être font en effet oublier les « questions sociales ». Mais le socialisme, arrivé au pouvoir « sans révolution » avec le Cartel des gauches, suffit‑il à combler une « attente » que seule l’action peut rendre acceptable ? L’impatience de retrouver l’aimée, avec le printemps, ne dissimule‑t‑elle pas ici une impatience politique ?
14Cette phase de tension, d’incertitude, de gestation, Essais à la troisième personne l’évoque à son tour. Dans un geste balzacien, le héros et ses amis se retrouvent une nuit sur la butte Montmartre :
L’univers est plein comme un œuf frais pondu ; il va accoucher de quelque chose de grand ; quel événement ? La révolution, un nouveau dieu, ou simplement le jour ; ils sentent des vérités battre en eux comme des colombes qu’on entend dans la nuit : ils les prendront un jour dans leurs mains, ils en toucheront la chaleur apprivoisée. (p. 85‑86)
15Faisant « fond de tout » (p. 58), à l’instar du héros d’Essais à la première personne, le jeune Nizan ne sait à quelle révolution se vouer. L’anticapitalisme le rapproche de l’Action française dont il avait chahuté en 1923 une réunion publique, puis du Faisceau auquel il adhère brièvement ; ses lectures le portent quant à elles vers les diffuseurs du marxisme : Sorel, Lénine, Édouard Berth, Labriola. En 1925, Nizan emprunte deux fois à la bibliothèque de l’École Normale supérieure Les Fondements du socialisme (1923) de l’économiste Robert Aftalion, et La Maladie infantile du communisme. Dans le même temps, il intègre le syndicat unitaire de l’Enseignement, invite Jean‑Richard Bloch et Georges Duhamel au Groupe d’Information internationale de l’École, qu’il dirige depuis août 1925. Rares « voix » (p. 124) à percer dans le concert « de mensonges, d’erreurs consenties, d’erreurs exploitées », ces rescapés du feu exhortent la jeunesse à reconstruire la civilisation mise en crise par la bourgeoisie qui a souhaité la guerre. Nizan entame une correspondance avec Bloch ; Duhamel lui semble capable d’exorciser ce « nouveau mal du siècle » qu’a caractérisé un article d’Arland promis à une large audience. Pour lutter contre l’« inquiétude » d’après‑guerre, Arland y préconisait de se tourner vers la métaphysique, l’idéologie, de favoriser une littérature « sans gesticulation », où « l’homme se penche sur son propre drame » avec une « simplicité nouvelle16 ». Essais à la troisième personne tente précisément de conjurer l’angoisse, dans la revendication d’un droit à la joie, confondue avec la femme aimée.
16Sans surprise, ce premier roman est donc dédié aux apprentissages. Dans un après‑guerre plombé par le souvenir de l’héroïsme des aînés, dans cette « Europe merveilleusement en ruines » (p. 83) où le quotidien s’accélère, le héros et son créateur cherchent une voie propre qui ne les accule pas à la solitude. Tâche ardue que signale un passage finalement rayé par Nizan :
Devant tous les hommes s’étendait ce travail, rebâtir le monde aux dimensions de l’homme. La plupart prenaient peur. Dieu et le confessionnal, la politique d’extrême droite, les tentatives de déraison servaient de refuge dans cette entreprise de démolitions qui leur était léguée. Ou bien ils se consacraient à la contemplation d’eux‑mêmes, et suivaient avec une complaisance et une délectation infinies les fantaisies de leurs personnes : c’est le seul péché, la condamnation sans recours. (p. 80‑81).
17S’assembler sans sacrifier sa personnalité : ce dilemme résume le nouveau mal du siècle. Pour le panser, les jeunes gens qui jugent que « les hommes de la guerre [ne sont] pas morts pour eux » (p. 83) embrassent l’éthique spinoziste : être présent au monde dans un double refus du mensonge lénifiant d’après‑guerre et des politiques de la peur, voilà la liberté. Nizan est de cette génération qui refuse qu’un événement auquel elle n’a pas pris part conditionne si implacablement son quotidien. Aux mauvais maîtres qui prétendent que « le seul acte qui compte dans la vie, c’est la mort », Essais à la troisième personne objecte donc cette proposition de l’Éthique : « La sagesse est une méditation sur la vie et non une méditation sur la mort » (p. 119).
18Le héros, François Clouet, cherche une communauté qui lui offre cette joie susceptible de pallier le désespoir et l’ennui environnants. Éprouvant sa liberté, il refuse l’aliénation familiale, ravit à son frère aîné la femme qu’il aime, puis fuit en Afrique la dépendance amicale et amoureuse. Lors d’une escale, la pénétrante Mary-Ann Crossley détrône un temps sa précédente maîtresse, Anne. Mais le héros comprend finalement que, chez ces femmes dont les noms se répondent, seule la dernière crée du lien ; dans ces années folles où l’artifice supplée les restrictions passées, Anne détone en effet, avec ses cheveux « décolorés par le soleil, l’eau salée de l’Atlantique, mais non par l’eau oxygénée », « ses joues sans fard, […] son cœur sans ruses » (p. 49, p. 59). La tension vitale qui l’anime est le meilleur remède à la dépression ; Mary‑Ann, elle, n’offre que l’abandon. Malgré ses origines britanniques, elle évoque Marianne, la république française décadente : son époux, ses parents sont morts ; « les objets les plus fidèles aux jeunes femmes la fu[ient], ses sacs à main, ses ombrelles, de fidèles amis disparaiss[ent] » (p. 95). Son absence d’attaches l’enfonce dans un malheur qui la poursuit où qu’elle fuie ; près d’Anne au contraire, Clouet renforce sa liberté et sa lucidité : « […] ils étaient posés de tout leur poids sur leur mère la Terre, de qui ils tiraient tout espoir et toute densité » (p. 72).
La plume & le rabot
19Pris pour ce qu’ils sont — les exercices d’un novice —, ces « essais » saisissent, en dépit de leur gaucherie : une ouverture faiblarde, quelques formulations candides, des redondances. Un style s’y façonne dans l’hybridation des genres. Le roman a d’abord des assises poétiques : Nizan, qui compose de nombreux poèmes (à Aden par exemple, où il traverse une phase dépressive) semble certes reléguer la poésie à ses expérimentations d’écrivain débutant, conscient que ce genre est un passage obligé pour tout littéraire prétendant être autre chose qu’un fort en thème ; reste qu’il s’inspire d’un long poème d’Henri Franck, LaDanse devant l’Arche17 (1911‑1912), pour bâtir Essais à la troisième personne. Presque au seuil de la seconde partie (p. 90), quelques vers suggèrent d’ailleurs combien Nizan s’est identifié à ce jeune normalien socialiste, mort dans la fleur de l’âge. Dans sa quête inféconde du Dieu des juifs, le narrateur du poème autobiographique de Franck avait trouvé la joie de vivre parmi les hommes. À son tour, le héros d’Essais à la troisième personne comprend que sa propre vitalité est d’essence divine.
20Mais la poésie n’ouvre pas le champ d’action auquel aspire Nizan : plus introspective et plus confidentielle que le roman, désuète hors de l’avant‑garde, elle ne favorise pas l’insertion dans le monde contemporain. Par ses contraintes même, le roman fait au contraire figure de terre promise. Suivant l’appel d’Arland à rénover le genre en crise, Nizan mise sur la sobriété contre l’artifice, à la manière dont son héros choisit Anne plutôt que Mary‑Ann. Sous cet angle, la minceur narrative d’Essais à la troisième personne est moins imputable à une gaucherie de débutant qu’à un souci esthétique de condensation. Les différents états du texte révèlent ainsi qu’est déjà recherché ce style dense, raboté, qui fera le succès d’Antoine Bloyé en 1933.
21En qualifiant d’« essais » un texte tenant du « factum18 », Nizan ne manifeste pas seulement son refus de l’appartenance à un genre déterminé ; il choisit le roman d’idées, principale voie de renouvellement de la fiction depuis la fin du naturalisme. Ce type de roman (également appelé roman à thèse) naît dans un contexte de crise : à la fin du xixe siècle, en réaction au naturalisme, le roman réaliste traditionnel est en effet ébranlé par l’irruption de nouvelles formes, où les développements théoriques occupent de plus en plus de place, où s’affirment les voix du narrateur et de l’auteur. Avec la Grande guerre, puis la révolution russe, « s’affirme le règne des idéologues19 » ; dans le sillage de leurs aînés, des « romanciers à la manière de Platon20 » érigent le roman en instrument de réflexion. Organisé en système autour d’un principe, d’une idéologie, le roman à thèse est fondé sur une rhétorique de la « redondance » ; il suppose que le lecteur entre dans un rapport d’« identification » — ou de « refus d’identification » avec l’histoire, qui présente « une règle d’action applicable (au moins virtuellement) à la vie réelle […] », et appelle en théorie « une interprétation univoque21 ». Certaines redites d’Essais à la troisième personne trouvent ainsi, peut‑être, une explication.
22Se réclamer de l’essai, c’est choisir une étiquette porteuse, dans cet entre‑deux‑guerres où il devient une catégorie éditoriale. Née en réaction à l’industrialisation du roman, cette dernière donne toute légitimité à un objet flottant entre la littérature, la philosophie et le document, entre l’actualité et l’universel22. Comme Aden Arabie, Essais à la troisième personne oscille donc entre témoignage autobiographique, pamphlet et roman ; les pages manquantes incluaient peut‑être également un récit de voyage.
23Ce brouillage accompagne un enchevêtrement des « voix » : la trajectoire de François Clouet, retracée à la troisième personne par un narrateur omniscient, en devient exemplaire, les souvenirs biographiques de l’auteur s’effaçant sous la « troisième personne » du héros. Quoiqu’écrit à la troisième personne, Antoine Bloyé — le premier roman que publiera Nizan — renouera avec une parole personnelle : l’ouvrage retrace en effet magistralement le parcours du père de Nizan, un homme du peuple qui, s’étant hissé hors de sa classe à force de travail, « trahit » finalement ses origines. Mais c’est à une première personne tapageuse que Nizan devra une bonne part de sa postérité : celle de l’ouverture d’Aden Arabie (« J’avais vingt ans »…). Affecte‑t‑il alors de s’exprimer en son nom propre pour gagner ses galons au sein du parti communiste ? Rien n’est moins sûr. S’il durcit la tonalité de son propos, il continue de brouiller les cartes : tout en affichant son « attachement au groupe », il signale en effet sa « vigilance critique », prouvant qu’un « ton de “parti pris”» n’interdit pas une forme d’objectivité. Il exprime ainsi « une autorité qui lui est propre23 », sans pour autant contester la ligne commune.
24Tout laisse croire qu’Essais à la troisième personne ne constitue pas exactement le premier roman de Paul Nizan, qui aurait voulu publier en 1925, sous le titre Le goût du définitif, une œuvre dont des extraits avaient préalablement paru en revue. S’il avait le goût du définitif, Nizan n’aurait sans doute pas souhaité que ses « essais » quittent la sphère privée, ne les jugeant pas assez aboutis. On doit toutefois se féliciter que Le Temps des cerises offre aujourd’hui au grand public ce texte fondateur, qui avait toutes les chances de ne pas lui être révélé. Roman inachevé, écrit de jeunesse que ne distinguent ni son contenu, ni son style, il aurait pu rester enseveli sur les rayonnages de la « très grande bibliothèque ». Rien n’aurait alors nuancé les figures du Nizan révolté ou du révolutionnaire absolu, que la postérité a mythifiées. Et seule la correspondance aurait éclairé l’auteur qu’il était avant son adhésion au parti communiste. Mais la correspondance ne confronte pas à une pratique littéraire ; elle ne trahit pas la fabrique de ce style qui fera la fortune d’Antoine Bloyé, et qu’Essais à la troisième personne donne heureusement à voir.