Tolkien de A à W
1Le dictionnaire consacré à Tolkien, dirigé par Vincent Ferré et publié aux éditions du CNRS, est, comme le veut le genre, un copieux volume d’environ 650 pages. Il n’est pas vraiment utile de présenter V. Ferré aux lecteurs de Tolkien : même si « on peut en effet estimer qu’il n’existe à proprement parler aucun “spécialiste” universitaire de Tolkien en France » (p. X), pour reprendre ses mots, il est sans doute l’un des universitaires qui, en France, a consacré le plus de temps et de travaux à l’œuvre de l’écrivain anglais1.
2Si cette publication est indéniablement un événement dans le monde de Tolkien, ce n’est pas véritablement une première puisqu’un autre volume du même type, mais en anglais, une « Encyclopedia »sous la direction de Michael D. C. Drout2, a vu le jour il y a quelques années seulement. Le volume en français coordonnée par V. Ferré a déjà l’avantage d’être nettement plus maniable que son homologue anglophone qui reste un outil de bibliothèque3 mais ce n’est pas là la principale différence entre les deux ouvrages. La comparaison entre les deux volumes est évidemment inéluctable, nous y viendrons, même si l’objectif de chacun de ces ouvrages ne saurait être le même, compte tenu de la différence de lectorat.
3C’est en effet le souci du lecteur qui a présidé à l’élaboration de ce dictionnaire comme le rappelle V. Ferré dans son introduction : « Un dictionnaire, enfin, pour tous les lecteurs4 » (p. IX), qu’ils soient spécialistes ou non, qu’ils soient universitaires ou non. Ce souci est sans doute la conséquence du profil de l’équipe qui a travaillé à la réalisation du volume. L’équipe éditoriale est mélangée, regroupant des lecteurs de Tolkien, qu’ils soient universitaires (issues de différentes disciplines) ou non (« “lecteurs‑chercheurs” travaillant hors de cette institution» (p. X) comme les appelle le maître d’œuvre). Ce parti pris a le courage de dire que la bonne connaissance d’une œuvre n’est pas toujours le fruit exclusif d’une orientation universitaire.
L’ouverture et l’empan du Dictionnaire Tolkien sont manifestes dans la diversité des domaines de spécialité des 63 auteurs qui ont participé à son élaboration : aux côtés de la littérature anglaise, les littératures médiévales et comparées sont bien représentées ; mais aussi la philosophie, les études cinématographiques, l’histoire… (p. IX‑X)
4Parmi les noms d’universitaires attendus on pourra relever ceux de Fabienne‑Claire Caland, de Myriam White ou d’Anne Besson pour la littérature comparée, de Leo Carruthers et de Thomas Honegger pour la littérature médiévale anglaise, de Michael Devaux pour la philosophie. La liste n’est bien sûr pas exhaustive puisque l’ouvrage a réuni une soixantaine de collaborateurs.
5La différence essentielle entre l’encyclopédie américaine et le dictionnaire français vient bien sûr du fait que le dictionnaire dirigé par V. Ferré s’adresse à un public francophone, qui lit donc Tolkien dans une traduction, et cette dimension de réception est particulièrement prise en compte, et ce, dans tous ses aspects. C’est même probablement l’une des deux caractéristiques majeures de ce dictionnaire, l’autre étant la volonté de synthèse avec une forte proportion d’« entrées transversales » (p. IX).
Un dictionnaire fortement axé sur la réception de l’œuvre
6Dans la mesure où ce dictionnaire s’adresse plutôt à un public qui lit Tolkien à partir de traductions françaises, la question de la réception de l’œuvre occupe une place majeure dans ses pages. Deux articles sont à cet égard très révélateurs, « Réception aux États‑Unis », « Réception en France », le premier signé par A. Besson, le second par V. Ferré5. Leur lecture parallèle est des plus instructives. V. Ferré rappelle que le succès français de Tolkien a explosé depuis 2001 (et l’adaptation au cinéma du Seigneur des Anneaux) alors qu’A. Besson ne parle même pas de cet événement parce que la notoriété de Tolkien était déjà largement faite aux États‑Unis à ce moment‑là : détail qui montre la diversité des réceptions possibles. L’aspect le plus étonnant à propos de l’étude des différentes réceptions de l’œuvre est probablement la place accordée aux réceptions aussi bien dans d’autres arts (graphiques, cinéma…) qu’aux réceptions moins conventionnelles (adaptations radio, groupes de fans, jeux de rôles, etc.).
7L’article intitulé « Adaptations cinématographiques », consacre cinq colonnes à la question de la réception, ce qui le classe parmi les articles les plus longs. Cet article d’Hervé Aubron est plutôt critique, mais sans doute juste à l’égard de Peter Jackson qui fait l’objet d’une autre notice qui lui est entièrement dédiée, signée par Gaspard Delon. Peut‑être aurait‑on pu se contenter de fusionner les deux notices, mais la confection de ce type de volume est avant tout une question de choix et de sélections qui ne sont jamais simples et auxquels on pourra évidemment toujours trouver à redire.
8C’est aussi une affaire de subjectivité : certains lecteurs s’attendront peut‑être à trouver plus d’entrées consacrées au Seigneur des Anneaux et seront surpris de ne pas trouver d’entrée « Nazgûl » par exemple (voir p. 446). Le projet porté par V. Ferré, volontairement et avec raison me semble‑t‑il, a choisi l’équilibre plutôt que la facilité, et a donc décidé d’accorder une place raisonnable à l’œuvre la plus célèbre pour permettre aux textes moins connus d’avoir un peu plus de visibilité. C’est sans doute servir Tolkien puisque cela montre l’étendue de son œuvre et surtout sa cohérence par‑delà la notoriété du seul Seigneur des Anneaux.
La question de la traduction ?
9Dans la mesure où la problématique de la réception a le mérite d’être au cœur du Dictionnaire, on regrettera tout de même l’absence d’un article de synthèse, un article « Traduction(s) », ou peut‑être même deux articles traitant deux questions dissociées : la première, celle des traductions des œuvres de Tolkien dans d’autres langues que l’anglais, et la seconde, celle du problème de la traduction ou du passage d’une langue à l’autre à l’intérieur de l’œuvre de Tolkien, comme thématique interne à l’œuvre.
10Pour ce qui est du premier cas, on est en droit de le regretter doublement puisque c’est V. Ferré lui‑même qui supervise la révision des traductions en français chez Christian Bourgois et que les quelques éléments qui apparaissent çà et là dans les articles consacrés aux questions philologiques se révèlent particulièrement intéressants et mettent également en valeur la spécificité indéniable de l’œuvre de Tolkien. Dans l’article « Noms, onomastique et nomenclature », Damien Bador (à qui l’on doit une bonne partie des articles traitant des langues) écrit par exemple :
Ces problèmes de compréhension [de la signification des noms] affectent les premières traductions de ses œuvres. De nombreuses lettres de Tolkien témoignent de son indignation face aux erreurs de rendu des noms propres, assimilés à du « bricolage ». La somme d’absurdités que renfermait la première adaptation suédoise du Seigneur des Anneaux décida Tolkien à rédiger la « Nomenclature of The Lord of the Rings » […], une liste des noms propres susceptibles d’être traduits. Ce texte explique leur signification et leur dérivation, donnant fréquemment des pistes de translation dans plusieurs langues. (p. 445‑446)
11Ce propos montre bien que la problématique de la traduction nourrit l’œuvre de Tolkien dans la mesure où les commentaires (en particulier philologiques) qu’il fait de sa propre œuvre sont chez lui partie intégrante de l’œuvre.
12Concernant le deuxième aspect, il est abordé ponctuellement dans différents articles (« Alphabets inventés » de Didier Willis ou encore par le biais du rapport de Tolkien aux langues dans « L’Anglais comme langue maternelle » de Sébastien Marlair) mais aucun d’eux ne traite cette problématique globalement, ce que l’on déplore au vu des perspectives que les remarques ponctuelles ouvrent.
La volonté de synthèse
13L’aspect sans doute le plus remarquable du dictionnaire réside dans le nombre considérable d’articles de synthèse. Il comporte en effet probablement cinquante pour cent de notices de synthèse6 qui proposent une étude, le plus souvent thématique de telle ou telle question dans toute l’œuvre : sexualité, sacré ou encore comique pour ne citer que quelques exemples. Ces notices demandent évidemment un travail accru : après le travail de prise en compte globale, il faut synthétiser et donc réduire une matière souvent colossale comme cela peut être le cas des notices « Arbres et plantes » ou encore « Armes et armures ». Outre l’intérêt propre au caractère synthétique qui donne une vue d’ensemble, ces notices mettent en évidence l’unité profonde qui règne dans l’œuvre de Tolkien.
14Au sujet des synthèses, on aurait peut‑être préféré, à la multiplication des notices biographiques dédiées à chaque membre de la famille, une notice globale. S’il semble tout à fait évident que Christopher Tolkien mérite à lui seule une notice, qu’éventuellement on puisse faire de même avec Adam Tolkien, je suis plus sceptique sur l’intérêt des notices consacrées aux autres membres de la famille7.
Positionnement par rapport à l’Encyclopedia
15Ce dictionnaire ne peut guère échapper, comme nous le disions en amont, à la comparaison avec l’Encyclopedia américaine qui est un ouvrage très dense, imprimé sur double colonne, et qui contient, de fait, un nombre d’articles plus important que son homologue français. Cela, en soi, n’est pas vraiment surprenant compte tenu du fait qu’il s’agit d’une publication dans la langue de Tolkien à l’inverse de l’ouvrage dirigé par V. Ferré. L’ouvrage américain s’intéresse lui aussi beaucoup à la réception, même si elle représente une moindre mesure que dans l’ouvrage dirigé par V. Ferré. On retrouve globalement les mêmes notices fondamentales, mais leur traitement est parfois différent.
16L’ouvrage américain choisit par exemple de traiter la question du mal par le biais du conflit entre bien et mal dans un article signé par Brian Rosebury et intitulé « Good and Evil » : d’emblée l’analyse se positionne uniquement sur cet aspect de lutte en soulignant la très forte parenté avec la pensée chrétienne (libre‑arbitre, augustinisme, etc.) et l’importance de la tentation au vu des nombreux personnages chez Tolkien qui basculent du côté du mal sans en être les représentants a priori. L’approche est différente dans le Dictionnaire : l’article consacré à la question est directement intitulé « Mal », signé par Grégory Bouak, et se permet, dès lors, de traiter le problème du mal indépendamment du celui du bien dans une première partie de l’article. Ce développement sur l’origine du mal chez Tolkien apporte ici un complément par rapport à l’article de B. Rosebury. Dans une thématique voisine, l’article américain « Redemption » (de Joseph Pearce) est très orienté par une lecture chrétienne alors que son équivalent français, « Rédemption » (signé Annie Birks) l’est nettement moins.
17Certains articles du Dictionnaire ont le mérite d’être plus complets, comme c’est le cas pour l’article « Médecine », de Mélanie Bost‑Fiévet, qui, en soulignant la porosité de la frontière entre magie et médecine, met l’accent sur ce qui est essentiel à ce sujet, ce que ne fait pas l’article « Health and Medecine » dans l’Encyclopedia. Comme on peut s’y attendre, le contraire se produit également, notamment sur les articles concernant les sources de Tolkien qui sont beaucoup plus nombreux dans la version américaine.
18Si l’Encyclopedia est plus complète et offre de nombreux articles qui n’ont pas leur équivalent dans le volume français dans tous les domaines, l’inverse est parfois vrai, en particulier en ce qui concerne des articles transversaux. Le Dictionnaire se démarque par exemple en offrant au lecteur français un riche article « Vêtements » (d’Yvan Strelzyk) dont le propos concernant la couleur est presque plus complet que l’article « Colors » dans l’Encyclopedia.
19Dernier point de comparaison, au sujet de la redondance des articles. C’est un écueil auquel il est bien difficile d’échapper dans ce genre d’ouvrage. Le découpage territorial des notices est bien maîtrisé dans ce Dictionnaire et elles ne se chevauchent finalement que très peu, évitant ainsi les répétitions et l’égarement du lecteur. Son homologue américain y parvient moins bien à ce sujet, notamment en ce qui concerne la thématique chrétienne8 ou les sources9.
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20On l’aura compris, les deux ouvrages se complètent souvent plus qu’ils ne se répètent ; le Dictionnaire dirigé par Vincent Ferré n’est pas une simple transposition (encore moins une traduction) en français de l’Encyclopedia dirigée par Michael D. C. Drout. Si son but premier est évidemment d’orienter le lecteur strictement francophone à l’intérieur de l’œuvre de Tolkien, sa portée dépasse largement cette seule mission.
21En définitive, ce Dictionnaire Tolkien est un bel outil, à la fois synthétique et complet, qui est, de plus, agrémenté de quelques annexes tout à fait bienvenues : plusieurs index, une chronologie et une bibliographie qui, si elle n’est pas exhaustive — ce serait beaucoup demander — permet néanmoins d’orienter le lecteur de manière très approfondie.