Un Saussure au plus près, mais pas des plus nouveaux
1S’il est en linguistique un sujet romanesque pour ne pas dire romantique, c’est bien celui du mystère qui entoure l’expression de la pensée linguistique de Ferdinand de Saussure. On le sait, de son vivant, Saussure a très peu publié, et ses travaux livrés au public portent sur la grammaire comparée. Dans le domaine moins exclusif de la Linguistique générale, dont il est considéré comme le fondateur, Saussure n’a rien écrit qui soit destiné à la publication. S’il est mondialement connu, c’est à travers un livre, le Cours de linguistique générale, rédigé par deux de ses jeunes disciples et collègues, Bally et Sechehaye, qui ont compilé les notes prises par les étudiants de Saussure lors des trois cours de linguistique générale donnés à Genève entre 1907 et 1911. Dès lors la question des manuscrits qui comprennent à la fois les cahiers des étudiants aux différents cours, et pas seulement de linguistique générale, et ceux de la main même de Saussure se révèle essentielle pour prétendre pouvoir accéder à la pensée du maître Genevois. C’est de « L’apport des manuscrits de Ferdinand de Saussure » que se propose ce numéro de la revue Langages préparé par Loïc Depecker.
Quelle édition pour quels manuscrits ?
2Quand on sait qu’un pourcentage important (Estanislao Sofia parle de quatre‑vingt dix pour cent, mais même s’il ne s’agissait que de cinquante pourcent…) des manuscrits de Saussure sont encore inédits1, on peut se demander quels manuscrits ont été retenus pour montrer un apport spécifique, qui ne se retrouve ni dansle Cours de linguistique générale (CLG) ni dans le Recueil des publications scientifiques de Ferdinand de Saussure. Disons‑le d’emblée, il n’y a dans ce numéro de Langages que très peu de références à des inédits ou, du moins, à des transcriptions de manuscrits qui n’aient pas déjà été publiées. Maria Pia Marchese, qui a transcrit de nombreux manuscrits de grammaire comparée, discute ici d’extraits tirés des Archives de Saussure. D’autres auteurs utilisent en passant des extraits de ce même matériau. Sinon, pour la grande majorité des exemples traités, nous avons ici affaire à du matériel déjà retranscrit et publié. Citons, pour ce qui concerne les notes d’étudiants, Les Sources manuscrites du cours de linguistique générale de R. Godel, l’édition critique de Rudolf Engler, les transcriptions des trois cours par Komatsu et celle de l’intégralité du troisième cours établie par Claudia Mejia, avec en regard, là où il a été possible d’en établir le lien avec certitude, les notes préparatoires de Saussure éditées par Daniele Gambarara. Pour ce qui concerne l’autre aspect du travail de Saussure, le plus important dans son activité scientifique, les manuscrits mentionnés sont, par exemple, Phonétique ou encore, la Théorie des sonantes (textes établis en 1995 et en 2002 par M-P. Marchese), ou les Légendes Germaniques (Marinetti-Mieli) voire les Anagrammes (Starobinski et d’autres)
3Il faut encore mentionner l’ouvrage auquel la plupart des auteurs se réfèrent abondamment, les Écrits de linguistique générale (ELG), édité par Rudolf Engler et Simon Bouquet. Il s’agit de la publication d’une partie des « nouveaux manuscrits » de Saussure découverts en 1996 lors de travaux dans l’orangerie de la demeure familiale. Il comprend celles des notes de Saussure pour un « livre sur la linguistique générale » qu’on connaît sous le nom de l’Essence double du langage ainsi que des écrits concernant la linguistique générale conservés à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève (BPU), connue maintenant sous le nom de Bibliothèque de Genève (BGE). La question est difficile, parce que ce livre a fait l’objet de nombreuses critiques, et même à l’intérieur de ce numéro. Parmi les reproches adressés au CLG figure en bonne place le fait d’avoir changé l’ordre d’exposition suivi par Saussure dans ses cours. Or dans les ELG, comme le montre E. Sofia « dans bien des occasions, le recto et le verso [...] d’un même feuillet ont été séparés, et parfois même — quoique moins souvent — l’ordre du texte a été modifié à l’intérieur d’une même page. » (p. 38) C’est donc un peu l’histoire de l’arroseur arrosé, les détracteurs du CLG prétendant que dans les ELG on avait enfin accès au « vrai » Saussure, alors que cette dernière publication fait à son tour l’objet de critiques. En outre, le renvoi par les nombres des auteurs du numéro de la revue Langages aux seules pages des ELG en l’absence d’une table de concordances nous prive de la possibilité de savoir de quels feuillets du manuscrit des Arch. De Saussure 372 viennent les citations (pour les « nouveaux documents »), et de quels feuillets du Ms. Fr 3951 (pour les « anciens documents »), et, par conséquent, d’avoir une meilleure idée du contexte duquel elles sont extraites2. Inversement, la mise en parallèle en vue de les discuter d’extraits de manuscrits différents comme le fait M. P. Marchese dans ce numéro nous permet de mieux comprendre comment pénétrer cet univers mystérieux que constituent les manuscrits saussuriens.
4Bref, tout cela montre que de publier des manuscrits suppose d’opérer avec des critères éditoriaux et qu’il faut toujours avoir cela présent à l’esprit. Comme le dit E. Sofia, les ELG supposent une « édition fondée, en tant que telle, non moins que celle effectuée il y a bientôt cent ans par C. Bally et A. Sechehaye, sur des critères éditoriaux précis » (p. 42). E. Sofia relève en outre d’autres problèmes philologiquesque posent les ELG parmi lesquels citons : la ponctuation, les abréviation, l’omission des passages biffés, des dates écrites par Saussure et qui ont été omises, l’ajout de termes qui ne figurent pas dans le manuscrit. E. Sofia conclut :
Souhaitons seulement que les éditions à venir seront plus attentives à l’intelligence et à la curiosité du lecteur. C’est l’exercice de ces deux facultés qui nous livrera sans doute un jour, l’apport des manuscrits saussuriens dans toute son ampleur. (p. 42)
5Autant dire que les ELG ne répondent pas encore à ce souhait.
6Si l’on imagine que ce numéro de Langages constituera pour beaucoup une porte d’entrée dans la nécessaire philologie saussurienne, on peut regretter qu’il ne comprenne pas une bibliographie unique ou du moins unifiée. En effet, la fameuse édition critique du CLG par Rudolf Engler, le CLG/E est tantôt présentée sous « Engler » (p. 19), tantôt sous « Saussure » (p. 49 et p. 73 par exemple). Dans un élan de purisme, le CLG est présenté dans la rubrique « Œuvres des commentateurs de Saussure » (p. 124) et non pas sous « Saussure » comme c’est généralement le cas ailleurs. Dans la bibliographie citée à la page 19 les notes prises par Constantin au troisième cours apparaissent sous « Constantin », alors que dans la même bibliographie les notes de « Constantin et de Riedlinger » pour ce même cours figurent sous « Komatsu ». Le fameux passage où Saussure explique comment, alors qu’il était élève au secondaire, la forme tetakatai lui aurait permis en quelque sorte « d’entrer en linguiste » renvoie tantôt à Godel 1960 (p. 66), la première et celle à laquelle on se réfère le plus souvent, tantôt à l’édition par M.‑P M de la Théorie des sonantes (n. 16 p. 80 et n. 7 p. 98) et enfin à Bally 1913 (p. 131), ces dernières étant des citations indirectes. Toutes ces références sont exactes, mais elles peuvent semer la confusion, alors qu’un léger travail éditorial aurait suffi à permettre d’établir le lien entre les différentes publications de ce même passage3. Dans le même ordre d’idée on aurait pu spécifier que les Manuscrits de l’Orangerie, dont on nous donne l’explication (n. 12 p. 14) sont ceux auxquels on fait référence sous la cote « Arch[ives] de Saussure et qui ont été publiés en partie dans les ELG4.
(Re)trouver Saussure
7Ce numéro de Langages comporte une introduction par le responsable, neuf articles sur le thème ainsi qu’un hommage à la grande linguiste saussurienne récemment décédée, Claudine Normand. L’introduction « plante le décor » en quelque sorte et est en cela tout à fait bienvenue. Elle rappelle l’histoire du CLG et la découverte des « nouveaux manuscrits » (ceux de l’Orangerie, c’est‑à‑dire les « Arch. Saussure »). Elle explique également la nécessité de retourner aux manuscrits et présente les différents auteurs. On peut relever ici et là quelques coquilles : Saussure n’a pas enseigné trois semestres seulement mais bien six — même si pour le semestre d’hiver 1906-1907 les cours n’ont commencé qu’en janvier 1907 (p. 3). C’est un détail, mais la demeure des Saussure à Genève est une imposante maison patricienne et non pas un château ; le château est celui de Vufflens, situé dans le Canton de Vaud, une sorte de résidence secondaire qui appartenait à l’épouse de Ferdinand. Par ailleurs, Schmidt n’a pas écrit un compte-rendu de la Kritik der Sonantentheorie, (bibliographie p. 6), il est l’auteur de cet ouvrage dont Saussure a fait le compte-rendu pour les Indogermanische Forschungen, comme la note 2, p. 4, l’indique correctement. On ne peut qu’être d’accord avec la conclusion affirmant la « nécessité [...] d’une révolution philologique qui ressaisisse en profondeur la pensée de Ferdinand de Saussure » (p. 6). Cet ouvrage dirigé par Loïc Depecker contribue certainement à encourager à aller dans ce sens au même titre que le travail fourni actuellement par la communauté des saussuriens et, à ce sujet, on ne peut que renvoyer aux derniers numéros des Cahiers Ferdinand de Saussure. À titre purement philologique, citons l’entreprise lancée par le Cercle Ferdinand de Saussure de fédérer les éditions numériques en ligne des photographies haute définition des manuscrits avec la possibilité pour les experts soit de proposer une transcription, soit des corrections à des transcriptions déjà existantes, et de déposer des commentaires sur les passages examinés. Il s’agit là d’une œuvre collective sur les manuscrits qui mettra fin à la dispute stérile de savoir qui a édité le « vrai » Saussure. Les prototypes sont à des états avancés, mais pas encore en ligne. C’est à cela qu’E. Sofia fait référence p. 38 et ce que j’imagine que François Rastier appelle de ses vœux lorsqu’il parle de « la mise en ligne complète d’un fac-similé numérique » (p. 14). Enfin, la BGE pour sa part prévoit une mise en ligne des images sans transcriptions ni commentaires.
8François Rastier fait le procès à la fois du CLG et de ceux qui, comme Claudine Normand ou Jürgen Trabant, soutiennent que ce texte garde toute sa validité. Fr. Rastier fait remarquer outre les omissions déjà fréquemment citées, des adjonctions aux notes des étudiants par les éditeurs. Il est clair que l’on va pouvoir encore longtemps traquer tous les interventions réelles ou supposéses des éditeurs. Mais de là à affirmer que « la notion philologique d’authenticité leur était devenue étrangère » (p. 11) il n’y a un pas. Les décisions de Bally et Sechehaye n’étaient pas toujours dénuées de fondement : Par exemple, Thomas Robert5 discute la différence — à propos du schéma montrant les rapports qu’entretiennent « temps », « langue » et « masse parlante » — entre ce que Saussure avait prévu dans ses notes préparatoires, ce qu’il a de toute évidence tracé au tableau pendant son cours et enfin la présentation retenue par les éditeurs qui se révèle la meilleure solution. On peut espérer que la publication par E. Sofia de la collation Sechehaye nous permettra de mieux comprendre les choix opérés. Comme toute édition est une interprétation, l’herméneutique que Fr. Rastier pose comme une exigence s’en verra enrichie. Et comme il conclut que les écrits de Saussure « demeurent une source heuristique » inépuisable (p. 19), nous n’avons pas fini d’en parler.
9Le texte proposé par Simon Bouquet va encore plus loin dans l’herméneutique qui devient très personnelle puisqu’il ne propose rien de moins qu’une « linguistique néosaussurienne de l’interprétation. Néossaussurienne, parce que le Saussure qui a pensé ce programme reste aujourd’hui, quant à sa réception, nouveau [...]. Néosaussurienne aussi pour la raison que ce système de principes se laisse déployer, en l’état contemporain des savoirs linguistiques, au‑delà de ce que Saussure a pu penser et écrire » (p. 22). Ces principes sont au nombre de quatre :
-
la légalité (au sens que la linguistique étant une science, elle énonce des lois) comparatiste qui se laisse extrapoler
-
l’empiricité
-
la sémioticité qui se décline en a) transversalité, b) composiotionalité
-
la méthodologie.
10L’énoncé de ces principes amène à des conclusions dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont très audacieuses. Voyez : « une linguistique qui sera, comme la physique, mathématisée et galiléenne, ou ne sera pas » (p. 24) ou encore « toute linguistique se fonde sur l’empirie de l’interprétation [...] seule l’interprétation actuelle de ces systèmes dans l’esprit d’un individu saurait être son objet empirique » (p. 25). Bref, la linguistique imaginée par Bouquet « est incontestablement en mesure de décrire le sens avec plus de finesse qu’aucune autre » (p. 32). Devant ce qui reste pour l’instant un programme, on ne peut que saluer la hardiesse de l’entreprise et se réjouir d’en examiner un jour la concrétisation.
Du comparatisme à la linguistique générale
11Après ces deux contributions consacrées à l’interprétation, et une salutaire mise au point sur qui a pu être présenté comme une source parfaitement fiable, nous allons évoquer trois contributions qui font le lien entre l’activité du Saussure comparatiste et ses réflexions sur la linguistique en général. Gabriel Bergounioux s’intéresse à la manière dont Saussure a présenté l’histoire de la linguistique dans ses trois cours et il montre que « la consultation des notes d’étudiants, sur un point précis, confirme combien la référence au Cours de linguistique générale est source de malentendus. » (p. 62) En reprenant les notes pour chacun des cours, il donne à voir en quoi « l’histoire de la linguistique équivaut à une critique constamment reconduite des insuffisances et des déports de la linguistique, déterminée par le déplacement de l’observation, en quoi elle est inséparable de la linguistique avec laquelle elle se confond. » (ibid.) La démonstration est bienvenue et tout à fait convaincante. Mentionnons‑en deux passages. Le premier nous indique la probable origine de la phrase toujours citée comme le premier chef d’accusation contre le travail de Bally et Sechehaye : « la langue envisagée par elle‑même et pour elle‑même ». G. Bergounioux en trace la source chez Bopp « les langues dont traite cet ouvrage sont étudiées pour elles‑mêmes, c’est‑à‑dire comme objet et non comme moyen de connaissance6 » que Saussure paraphrase en « un problème digne d’être étudié pour lui‑même » dans le deuxième cours, avant enfin que les éditeurs ne la transforment comme on le sait et ne l’attribuent à Saussure (voir p. 56). L’intervention des éditeurs, pour dommageable qu’elle ait été, s’appuie bien d’un propos que Saussure a tenu. L’apport des manuscrits est ici irremplaçable. Le deuxième point que je voudrais évoquer concerne la démonstration de la déformation que font subir les éditeurs au programme exposé par Saussure. Mettant le passage de Constantin du troisième cours en parallèle avec le texte du CLG, G. Bergounioux montre comment, sur un canevas qui semble identique dans les deux cas, les décalages deviennent révélateurs. Citons-en un :
Alors que F. de Saussure proposait d’élaborer une linguistique synchronique de plein exercice, à l’instar de la linguistique historique, C. Bally et A. Sechehaye minorent le comparatisme et ravalent la synchronie à la conception qu’en avait la grammaire « traditionnelle », i.e. à la tradition de la grammaire générale. (p. 61)
12On peut être plus ou moins d’accord avec cette conclusion, mais on a maintenant grâce à l’apport des manuscrits apporté par G. Bergounioux, des bases pour discuter7.
13M. P. Marchese se propose « d’examiner certains fragments appartenant aux Arch[ives] de Saussure 378 dans le but de mieux souligner combien la genèse des parties théoriques de la pensée de Saussure est enracinée dans les études comparatistes » (p. 65). Il faut dire qu’elle a une connaissance de première main de ce fonds qu’elle explore avec attention depuis de nombreuses années. Elle nous donne un premier exemple de la confirmation qu’elle a trouvé dans ces archives du passage opéré par Saussure de la comparaison/reconstruction à une perspective plus théorique à propos de l’intonation du lituanien.
Mais en réalité, une opposition, une valeur, suppose encore un terme positif, et il n’a jamais existé dans la langue un terme positif.... Il faut donc aller encore beaucoup plus loin, dire que […] sera une théorie des différences, se déroulant d’un bout à l’autre dans la NÉGATIVITÉ la plus complète. (Arch. de Saussure 378-cahier 7, fo 16 vo, cité à la p. 67)
14Cette page étant datée d’environ 1893-1894, on voit bien la genèse de ces idées qui ont fait le renom du linguiste genevois. Ce même passage est mis en regard d’un autre tiré des Arch. de Saussure 377(Cahier 3, fo 19 ro) et de la page 166 du CLG. La constance du propos est saisissante. Dans un autre domaine, M. P. Marchese montre la genèse de la distinction entre « phonétique » et « phonologie » fondée sur la prise en considération ou non du « temps », en mettant cette fois en regard trois passages tirés respectivement des Arch. de Saussure 378, de la Théorie des sonantes (provenant de l’ancien fonds BGE Ms fr 3955/1 fo 3 vo) et du CLG p. 55‑56. Toutes ces démonstrations, très probantes, permettent à l’auteur de conclure :
La lettre à Meillet du 4 janvier 1894 n’est pas le début d’une crise à partir de laquelle commence la réflexion théorique de F. de Saussure. La réflexion a déjà commencé [...] et, en prenant conscience de la partie théorique de l’étude comparative, F. de Saussure commence à éprouver un certain malaise [...] et c’est à partir de là qu’il se consacrera progressivement à la théorie. (p. 72)
15Cet article s’articule donc admirablement à celui de G. Bernounioux qui le précède.
16Dernier article qui s’inscrit dans la même ligne de pensée : celui de Marie‑José Béguelin qui met en exergue cette phrase de Fr. Rastier « Saussure se situe tout entier dans la linguistique historique et comparée, qu’il réfléchit pour la doter d’une épistémologie propre8 » (p. 75). M.‑J. Béguelin rappelle que « Saussure s’est interrogé, plus que tout autre, sur les conditions d’une appréhension scientifique du changement linguistique » et doit malheureusement constater que « les courants actuellement majoritaires en linguistique historique [...] se sont développés à l’écart de l’enseignement saussurien comme si la leçon du diachronicien le plus brillant de sa génération n’avait été ni comprise ni assimilée » (p. 77). L’auteur rappelle que pour Saussure l’étude des sons peut relever de la morphologie dans la mesure où « le son peut être porteur de l’idée » (ELG 182, cité ici p. 79). Elle va donc nous montrer « la continuité de la réflexion [de Saussure] depuis le Mémoire jusqu’au cours (encore inédit) de Morphologie professé en 1909-1910, en passant par l’Essence double de 1891 » (p. 77). Cela concerne :
— l’analyse morphologique
— le rôle central assigné aux formes concurrentes ou simultanées [...], qui a pour corollaire la notion d’état de langue
— le principe de différentialité ou d’identité négative des entités linguistiques, définitoire de la valeur (p. 83).
17À ces points essentiels de la conception de la linguistique générale développée par Saussure, il faut encore ajouter celui de la perspective du locuteur que l’on retrouve déjà dans les travaux du comparatiste. Cet ensemble de faits permet à M.‑J. Béguelin de conclure que « la sémiologie de Saussure est redevable à la posture méthodologique qu’il adopta au tout début de sa carrière » (p. 86) et ainsi, pour compléter la citation de Fr. Rastier par laquelle nous avons commencé ce paragraphe, que « couper [Saussure] de son contexte historique, c’est s’interdire de comprendre son originalité » (cité p. 77).
La question de la valeur
18L’article de B. Laks s’intéresse à la « phonotactique saussurienne : système et loi de la valeur » et fait le lien avec les articles précédant, puisqu’il examine plus spécifiquement les documents comparatistes de Saussure (le Mémoire) mais aussi les manuscrits publiés sur dans Phonétique et Théorie des sonantes. B. Laks inaugure son propos en passant en revue la notion de valeur dans différentes sciences pour bien sûr en relever les caractéristiques qu’on retrouvera en linguistique. Cela n’est pas sans faire penser au passage du troisième cours où Saussure se livre à un examen de l’importance du facteur « temps » pour différentes sciences pour finir par montrer qu’en économie politique et, bien entendu encore davantage en linguistique, on est face à « l’impossibilité au moins en pratique de mener de front [...] le système de valeurs pris en soi <ou à un moment>, et le système de valeurs selon le Temps9. » En économie, dit B. Laks, on voit apparaître la notion de valeur relationnelle qui vient supplanter celle de valeur objective et on postule l’idée d’un système de co-définition de la valeur. En sciences naturelles, « la systématique du modèle, appuyée sur la valeur classificatoire des traits descriptifs, tentent d’épuiser la complexité du réel. » (p. 94). En chimie enfin, « la construction taxinomique mendelevienne [...] vise l’adéquation descriptive des propriété observées, l’explication des similitudes et des différences et la prédiction en définissant la notions d’élément de façon théorique et en prédisant l’existence d’éléments encore inconnus » (p. 95).
19D’après B. Laks, c’est sur cet horizon que va se déployer le travail saussurien : une épistémé où la science se construit comme une taxonomie et s’articule comme une systématique » (ibid.). L’auteur voit déjà les traces d’une approche taxonomique dans le fameux travail juvénile de Saussure : Essai pour réduire les mots du grec, du latin et de l’allemand à un petit nombre de racines10. Dans le Mémoire, quelques années plus tard, « une nouvelle logique classificatoire [...] est fondée » (p. 98). À propos des deux manuscrits (publiés) de Phonétique et de la Théorie des sonantes il faut souligner « l’extrême modernité d’une approche totalement abstraite des éléments sonores qui conduit à ne construire que trois classes » (p. 100) devançant par là celles que depuis Chomsky et Halle on appelle des “classes naturelles majeures” ». Enfin, B. Laks montre le passage des « valeurs pures » « une unité vide de tout contenu a priori » (p. 101) à leur actualisation dans la chaîne parlée : « la réponse de Saussure est à nouveau d’une extraordinaire modernité.[...] elle tient dans la mise en place d’une phonotactique » (p. 102). Pour finir, le propos de Bernard Laks rejoint ce qui a déjà été souligné par d’autres auteurs de cet ouvrage : « la langue est un phénomène de conscience et n’existe pas en dehors de cette condition » (p. 103‑104) ce qui fait de la linguistique saussurienne » une linguistique cognitive dans tous les sens du terme » (p. 104). On pourra par contre ne pas être d’accord avec l’affirmation, reprise de Bouquet, que « Saussure pose la linguistique de la parole comme préliminaire absolu et condition sine qua non d’une linguistique de la langue » (ibid.), même si l’on admet que le linguiste genevois pose la parole comme préliminaire à la langue, cela ne signifie pas pour autant une prééminence de la linguistique de la parole sur celle qu’a développé Saussure et qui a la langue pour objet.
20Loïc Depecker, le maître d’œuvre de cet ouvrage, se propose d’examiner « l’élaboration du concept de “valeur” dans les manuscrits saussuriens ». Partant du principe qu’il faut revenir aux manuscrits, ce qu’on ne saurait lui contester, même s’il semble entendre par là surtout les notes des étudiants, l’auteur veut « retrouver le cheminement de la pensée de Saussure, depuis ses premiers travaux jusqu’à ses derniers cours (1912), en s’efforçant d’aborder ces documents dans un ordre chronologique » (p. 109). Il s’agit d’une méthode qu’il qualifie de généalogique et même d’archéologique, qui suppose aussi un point de vue archologique (mot portemanteau combinant « architecture » et « écologie »), permettant de situer les documents premiers, initiateurs de la réflexion. L’examen de L. Depecker commence par « nature et rôle », se poursuit avec « valeur et système », pour arriver « valeur et sujet parlant » avant de conclure avec « valeur et masse sociale ». En soi cette progression donne l’impression d’une sorte de positivisme qui postulerait un progrès d’un moment de la réflexion à l’autre. En outre, puisque L. Depecker en tant de directeur de ce numéro de Langages a eu accès aux différentes contributions qu’il a organisées, il aurait pu saisir l’occasion de se référer à ce qu’ont dit B. Laks, M. P. Marchese, M.‑J. Béguelin et G. Bergounioux, qui chacun parlent du concept de « valeur ». Enfin, la formulation selon laquelle « la valeur se révèle être le lieu d’échange entre l’intérieur du système, dans le quel les unités jouent entre elles, et l’extérieur du système où interviennent l’individu et la collectivité » (p. 123) nous semble entrer en contradiction avec ce qui est dit plus avant dans l’article, à savoir que « la nature sociale du signe n’est pas conférée de l’extérieur » (p. 121, nous soulignons dans les deux cas)
21Enfin, John Joseph fait parler les souvenirs que Saussure rédigea. Lorsque Godel les publia en 196011, on aurait pu croire qu’on avait affaire à un texte parfaitement fiable parce qu’il était authentique. Mais avec l’arrivée des nouveaux manuscrits, ceux de l’Orangerie, on a maintenant pas moins de neuf textes et donc autant de sources pour un même sujet. Partant du récit édité par Godel, J. Joseph déconstruit, précise voire contredit ce texte à la lumière d’autres versions produites par Saussure lui-même ou en utilisant d’autres témoignages. Preuve que, sauf peut‑être pour ce que le linguiste genevois a publié en lui donnant ainsi un aspect plus définitif, on n’est jamais trop prudent et que le croisement de différentes sources s’avère très parlant. On comprendra bien cependant qu’ici il s’agit d’un récit et que comme le savent les psychanalystes (et comment ne pas penser à Raymond, le propre fils du linguiste !), les récits varient au gré des problématiques du sujet. Citons donc quelques‑uns des points relevés par J. Joseph. Le premier concerne l’âge que Saussure indique pour son Essai et qui va, selon les versions, de douze à quatorze ans, alors que J. Joseph le situe, preuves à l’appui, vers dix-sept ans. Autre élément du folklore saussurien : le fameux exemple de tetakhatai que nous avons déjà évoqué :
Saussure se croyait le premier à [...] déduire un fait qui, en réalité, était déjà si bien connu qu’il figurait dans un manuel scolaire — un manuel dont il s’est servi lui‑même. (p. 132)
22Cela n’empêche nullement que l’écolier ait pu fait l’opération intellectuelle tout seul, quitte à la retrouver dans un manuel ; mais enfin, cela place cette révélation dans une lumière un peu différente. Mentionnons encore un dernier exemple d’inexactitude dénichée par J. Joseph : il s’agit de l’assiduité de Saussure aux cours à Leipzig : d’après Saussure lui‑même, dans au moins deux sources, il n’allait assister aux leçons que sporadiquement. J. Joseph montre que les six cahiers de notes prises au cours de Brugmann dont Saussure « ne se rappelait que d’avoir entendu “les premières leçons” avant de se décider à ne plus y assister » (p. 135) viennent tempérer un peu le propos.
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23Ce numéro contient de beaux articles avec de nombreuses analyses fouillées. Comme je l’ai dit plus haut, on aurait pu espérer avoir davantage d’inédits mais surtout, on peut regretter que le numéro continue d’exploiter cette insupportable querelle entre le « vrai » et le « faux » Saussure. Saussure avait de la peine à confier sa pensée à la presse d’imprimerie. Soit ! Ses anciens disciples ont donné à connaître sa pensée à travers un ouvrage auquel chacun reconnaîtra les vertus qu’il veut mais qui a en tous cas eu le mérite de servir d’instrument de diffusion. Le regain d’intérêt pour les manuscrits eux‑mêmes nous permet de découvrir des trésors qui permettent d’enrichir la connaissance que nous avons de cette pensée. Personne ne peut s’enorgueillir de quoi que ce soit, — et cela vaut tant pour les auteurs que pour les laudateurs des Écrits — si ce n’est de contribuer fidèlement, patiemment et avec toute la rigueur scientifique voulue à une meilleure connaissance d’une réflexion qui nous émerveille et a encore tant à nous apprendre.