Borges et le manuscrit-labyrinthe
1La collection « Sources » des Presses Universitaires de France, en collaboration avec la Fondation Martin Bodmer, propose d’entrer dans l’atelier des écrivains, à partir de reproductions des manuscrits de grands textes, commentés et édités par des spécialistes. Ce livre offre au lecteur deux manuscrits de Jorge Luis Borges, acquis depuis peu par la Fondation Martin Bodmer. Il s’agit de la première et de la dernière nouvelle du recueil qui a rendu l’écrivain internationalement célèbre, Ficciones (Fictions) : « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », acheté au libraire de Buenos Aires Victor Aizenman en 2008, et « El Sur », offert par Borges à son ami Bioy Casares et racheté par la Fondation chez Christie’s en 2002. Ces deux pièces sont reproduites en fac-similés, commentées et analysées par Michel Lafon, spécialiste reconnu de l’œuvre de Borges_. L’ouvrage est organisé en trois parties, après une adresse de María Kodama, veuve et héritière universelle de Borges, qui est en soi un hommage très borgésien à l’écrivain, mais sans grand rapport avec les manuscrits eux-mêmes. La première partie est une longue introduction de Michel Lafon, qui présente le contexte d’écriture des manuscrits et commente leurs spécificités. S’ensuit la reproduction des deux manuscrits, puis leur retranscription et leur traduction de l’espagnol au français.
Un parcours dans la composition du recueil
2Comme le note M. Lafon, le fait que les deux manuscrits réunis ici soient ceux qui ouvrent et clôturent Ficciones est, en soi, un heureux hasard. Bien que la raison principale en soit que ce sont les deux premières pièces de Borges acquises par la Fondation Martin Bodmer — il y en a eu d’autres depuis —, cette association des deux textes fait sens et apporte une vraie richesse à l’ouvrage en question. Rappelons en effet, à la suite de l’introduction de M. Lafon, que Ficciones a eu une histoire éditoriale quelque peu complexe. La première partie de l’ouvrage, El jardín de senderos que se bifurcan, composée de huit nouvelles et s’ouvrant sur « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », est parue en décembre 1941 à Buenos Aires, chez Sur. Trois ans plus tard, Borges y a ajouté une seconde partie, Artificios, comprenant six nouvelles, et a rassemblé le tout sous le titre définitif de Ficciones. Mais cette édition de 1944 ne comportait pas encore « El Sur », ajouté seulement en 1956, lors de la première réédition du livre, chez Emécé, en compagnie de deux autres nouvelles inédites_. La mise en regard des deux manuscrits n’est donc pas simplement intéressante par la place qu’ont les deux nouvelles dans le recueil ; elle permet aussi d’avoir un aperçu du travail de Borges sur plusieurs années, au fil du perfectionnement de l’économie générale du recueil. Bien qu’il soit difficile de dater exactement le moment d’écriture de chaque nouvelle, il semble qu’il y ait environ une dizaine d’années entre la rédaction des deux textes, « Tlön » datant de fin 1939-début 1940, et « El Sur » du début des années 1950. De plus, l’inspiration qui préside à leur création remonte encore plus loin et contribue à brouiller les repères chronologiques. M. Lafon note (p. 16-17) qu’il est tout à fait possible d’envisager que l’écriture de « Tlön » se soit étendue sur plusieurs années, puisqu’on y retrouve très clairement l’inspiration de l’artiste Xul Solar et de ses langues imaginaires, que Borges a commencé à fréquenter dans les années 1920. « El Sur », pour sa part, a un caractère autobiographique marqué : l’accident dont le personnage principal, Juan Dahlmann, est victime en février 1939, est un proche souvenir de celui de Borges en décembre 1938, qui a été, selon le mythe forgé par Borges lui-même, le déclencheur d’un tournant dans son écriture. En somme, la clôture du recueil, près de quinze ans après, revient sur ce qui en a été l’origine.
3Ces réflexions sur la genèse des deux textes permettent à M. Lafon d’esquisser, avec la parfaite maîtrise du corpus borgésien qui est la sienne, un commentaire comparé des deux nouvelles, qui s’avère particulièrement convaincant. Partant d’une interrogation logique — pourquoi Borges n’a-t-il pas intégré « El Sur » à son recueil El Aleph, plus proche chronologiquement, plutôt que de revenir à un recueil ancien ? —, il montre que « Tlön » et « El Sur » sont en fait intimement liés. Le sujet de « Tlön » est l’intrusion d’un monde imaginaire dans le monde réel, intrusion que l’on retrouve dans « El Sur », dont la deuxième partie se situe non plus sur le plan réaliste, mais dans un univers fantasmé. La différence entre les deux est que « Tlön » a un caractère, si ce n’est philosophique, au moins théorique, tandis qu’« El Sur » relève de la narration fictionnelle. Les deux nouvelles interrogent la possibilité d’une double lecture du texte, créant la boucle que Borges ne cesse de répéter dans ses écrits, qui fait se rejoindre réalité et littérature. À quelques années de distance, les deux nouvelles se répondent donc en écho.
« El Sur » fait ce que « Tlön » dit, « El Sur » accomplit ce que « Tlön » prédit. On ne saurait rêver de lien plus intime entre deux textes que celui qui unit un programme fantastique à son rigoureux et discret accomplissement, comme une véritable culmination, d’autant plus savoureuse qu’elle a été longtemps différée, de l’art de la fiction. (p. 23)
Au cœur de l’atelier borgésien
4Ces analyses permettent évidemment de se pencher sur les reproductions des manuscrits en étant mieux armé pour en saisir les subtilités. Les deux manuscrits sont extraits de cahiers presque identiques, dont la taille est respectée pour la reproduction (202 x 167 mm pour le premier, 219 x 170 mm pour le second). Les deux sont écrits à l’encre noire sur un papier jaune, mais le premier est sensiblement plus long, puisqu’il se compose de 26 feuillets, contre 8 pour « El Sur ». On notera tout de suite l’excellent état des manuscrits, ainsi que la très bonne qualité de la reproduction, qui ensemble permettent de lire la graphie de Borges sans problème. Une loupe peut néanmoins être nécessaire pour le manuscrit d’« El Sur », dont l’écriture est spectaculairement petite, comme le montre la reproduction de la dernière page ci-dessous.
5La différence avec le manuscrit de « Tlön » est, de ce point de vue, assez flagrante, Borges n’utilisant dans ce dernier qu’une ligne sur deux. Cette particularité s’explique par la différence de nature entre les deux manuscrits, qui ne se situent pas au même moment du processus de création. Le texte de « Tlön », en effet, ne comporte que très peu de corrections et semble être, selon M. Lafon, la version définitive de la nouvelle, celle que Borges a dû faire dactylographier avant de l’envoyer à José Bianco, directeur de la revue Sur où le texte allait être publié pour la première fois. Cela semble confirmé par l’existence d’un autre manuscrit de la nouvelle, appartenant à une collection particulière, qui témoigne d’un travail d’écriture bien moins avancé. Le texte d’« El Sur » est bien différent : bien qu’il soit difficile d’avoir une certitude sur ce point, tout donne à penser qu’il s’agit là de la première mise à l’écrit d’une nouvelle que Borges, à son habitude, devait avoir commencé à composer mentalement. D’où une présentation sur la page beaucoup plus chaotique, où prolifèrent les corrections et ajouts de l’écrivain.
6Au-delà de l’émotion que peut procurer, pour tout lecteur de Borges, la vision de deux pièces aussi remarquables, l’intérêt de ces deux manuscrits est sans conteste lié à l’exceptionnelle somme d’informations qu’ils procurent sur le processus de création chez Borges. De ce point de vue, et comme M. Lafon le souligne, le manuscrit d’« El Sur » est d’une « extraordinaire richesse » (p. 34). Le document nous présente en effet, en un sens, la nouvelle en train de s’écrire, avec toutes les possibilités et bifurcations qu’envisage Borges. Cela est rendu possible par la méthode très particulière de l’écrivain, qui se refuse à barrer quoi que ce soit et procède par ajouts périphériques, de différentes façons. La plus spectaculaire consiste à aligner sous la phrase originelle toutes les variantes imaginées, faisant ainsi fonctionner son texte par une série de décrochements, qui rendent l’ensemble particulièrement difficile à lire lorsque l’on ne connaît pas le texte final sur le bout des doigts. Borges ajoute également des variantes hors du corps de texte, par le biais d’une croix en marge, comme on le voit ici :
7Un autre système, assez surprenant et amusant, est l’insertion de mots au-dessus du texte, mais à l’envers, brisant complètement le sens de lecture logique, comme on le devine sur ce détail du manuscrit :
8M. Lafon fait l’hypothèse qu’il s’agit peut-être là d’une manière de rester sur la même page sans avoir pour autant à appuyer sa main sur le feuillet déjà rempli, ou bien d’indiquer l’importance de l’ajout. Quoi qu’il en soit, le résultat est assez spectaculaire et dénote une attention quasi maniaque de l’écrivain vis-à-vis de son manuscrit, qui renvoie l’idée d’une écriture conçue comme une mécanique de précision, où chaque phrase possible a son importance.
9Le fait est que les variantes indiquées par Borges offrent, pour un exégète de l’œuvre, un matériau incomparablement riche. M. Lafon en profite d’ailleurs pour commenter avec acuité la différence entre plusieurs variantes, et en tire des conclusions d’une grande richesse. La question que soulève cette écriture efflorescente, en définitive, est celle de la manière dont on doit lire un texte qui n’indique jamais quelle sera sa version finale, dont le seul principe semble être de différer le moment de se fixer pour toujours. Sur la base de quelques détails signifiants, M. Lafon estime néanmoins que le manuscrit, sous ses aspects de brouillon, porte déjà en lui sa version définitive, même s’il ne l’indique que de manière très discrète, « comme s’il connaissait par cœur ou distinguait sans peine, dans ce labyrinthe, la bonne route » (p. 35).
10En comparaison avec « ces huit pages un peu miraculeuses » (p. 34), le manuscrit de « Tlön » est évidemment quelque peu décevant. Il ne manque cependant pas d’intérêt, puisqu’il montre que Borges, même lors de l’ultime étape de la confection d’une nouvelle, à savoir la recopie, continue d’apporter des corrections ou ajouts, et surtout qu’il revient plusieurs fois sur le manuscrit, ce dont témoignent les différences d’encre. On a là la confirmation d’une écriture qui cherche absolument le mot juste, comme si la nouvelle devait se traiter à la façon d’un poème, en corrigeant le moindre adjectif qui ne rendrait pas l’effet idéal.
Deux textes au miroir de la traduction
11Afin d’en faciliter la lecture, M. Lafon ajoute aux deux manuscrits une transcription dactylographiée extrêmement précise et fidèle, qui se veut un vrai calque de la mise en page de Borges. Dans le cas de « Tlön », la clarté du manuscrit original ne rend pas cette transcription très utile, même si elle procure une plus grande facilité de lecture. On n’en dira pas autant pour « El Sur », dont la transcription est une bénédiction pour tout lecteur qui souhaiterait ne pas perdre la vue en tentant de déchiffrer la minuscule écriture borgésienne. Le système utilisé pour rendre compte des décrochements et des inscriptions marginales de Borges, à l’aide d’un code de couleurs, est tout à fait efficace. Les textes ainsi transcrits sont par ailleurs accompagnés d’un appareil de notes permettant d’éclairer le contenu de la nouvelle.
12L’intérêt principal de cette retranscription est de lui adjoindre une traduction qui suit le texte espagnol au plus près, opérant comme par reflet, et dont M. Lafon explique ainsi le parti pris :
Ces traductions ne se donnent pas à lire comme des traductions littéraires autonomes, qui pourraient se substituer aux traductions officielles. Elles n’ont de sens, je le répète, que dans la proximité de l’original et dans la volonté de rendre compte de l’effervescence des corrections et des bifurcations, bref de l’intime vérité d’un travail d’écriture. Il m’apparaît en effet que cette littéralité absolue, qui pourra à certains moments être ressentie comme un fardeau, met le lecteur francophone (je veux dire : non hispanophone) au contact direct et continu de l’écriture borgésienne. (p. 172)
13L’effet d’étrangeté que procure une tradition littérale permet en effet de faire émerger la nouveauté fondamentale de l’écriture Borges, qui ne concerne pas uniquement la langue espagnole. M. Lafon cite ainsi comme exemple la phrase suivante de « Tlön » : « los escrupulosos índices cartográficos de la Erdskunde de Ritter ignoraban con plenitud el nombre de Uqbar ». Selon lui, la nouveauté de la langue borgésienne est parfaitement illustrée par l’association entre le verbe ignorar (ignorer) et l’expression con plenitud (avec plénitude), et il émet l’hypothèse qu’un traducteur a, en général, le réflexe de gommer cette étrangeté linguistique en se préoccupant de « ce qui se dit » dans sa langue (p. 172). Si l’on va voir la traduction française de référence, celle de P. Verdevoye, on constate effectivement que con plenitud est traduit par complètement, plus pauvre en invention linguistique. La traduction littérale offre ainsi une proximité au texte que la traduction éditoriale est obligée de gommer en partie.
14Le lecteur hispanophone peut également trouver son bonheur dans cette traduction, puisque celle-ci, non contente de suivre le texte au plus près, reproduit la mise en page du manuscrit. Même si la dimension proprement manuscrite n’est évidemment pas présente, cette initiative permet en un sens de créer un nouveau texte, en changeant la langue du processus d’écriture, par le biais des multiples variantes. C’est, en somme, un manuscrit possible qui apparaît ici, celui d’un Borges en train de réfléchir en français. Même s’il est en partie une illusion, l’effet produit est saisissant.
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15On ne peut donc que saluer la parution d’un tel ouvrage, qui est à la fois un très bel objet et un vrai travail scientifique sur le texte borgésien. On ne saurait trop insister sur l’impressionnant appareil critique constitué par Michel Lafon, qui offre un intérêt pour toutes sortes de lecteurs de Borges, qu’ils soient occasionnels ou spécialistes. Ce n’est pas sans émotion, au demeurant, que l’on se confronte à des lignes qui font partie des dernières écrites par l’écrivain argentin, peu à peu gagné par la cécité. Face à cette plongée dans le processus de création borgésien, on en vient presque à regretter qu’il n’y ait pas plus de manuscrits à comparer pour retracer l’exacte progression d’une nouvelle dans l’esprit de son créateur. On remarquera, en tout cas, la fascinante cohérence entre les manuscrits de Borges et leur contenu : on y retrouve la même impression d’un infini dont la clé est dissimulée, non sans humour, sous nos yeux, sans qu’on parvienne à savoir quel chemin il faut prendre.