Charlus, « l’artiste qui n’avait pas trouvé sa voie »
1Si l’intrigant visage du baron de Charlus impose bien sa vivante présence à tout lecteur de la Recherche, incarnée par une personnalité capricante qui unit en lui le chrétien, l’aristocrate, l’homosexuel et l’artiste, aucune étude d’ampleur ne lui avait encore été consacrée, à rebours de ce qui existe pourtant déjà pour les figures de Swann ou d’Albertine. L’ouvrage de Laurence Teyssandier entend précisément combler cette lacune par un méthodique travail d’étude génétique, suivant le personnage depuis sa création en 1909 jusqu’à son ultime transformation en 1916 et envisageant son évolution dans le sillage de la structure réellement mouvante de l’œuvre. Nous sommes alors confrontés à une archéologie de strates textuelles qui ne craint nullement la comparaison des manuscrits et des variantes, en un plan diachronique et linéaire capable de mesurer les effets de réécriture, « car il n’est pas rare, comme on verra, que les exigences — voire les contraintes — imposées par l’ample mouvement de fond du projet d’ensemble en constante évolution entrent en conflit avec celles de la dynamique créatrice engendrée par le personnage lui‑même » (p. 11). Il est vrai que M. de Charlus est en un mot, et cela dès l’origine du projet, « un artiste qui n’avait pas trouvé sa voie » (3e cahier du manuscrit au net du Côté de Guermantes II, NAF 16707, paperole du folio 65 r° [RTP, t. II, p. 1822, variante « a » de la p. 857]).
Année 1909
2La première présentation du personnage s’opère dans une station balnéaire, lorsqu’un mystérieux inconnu, apparaissant sur la plage en une attitude étrange qui le fait ressembler à un dément, un espion ou un assassin, est identifié à Guercy ; si le héros remarque alors des contradictions en l’être qu’il rencontre, il ne parvient toutefois pas à les résoudre, ne pouvant qu’enregistrer « l’étrangeté de ses regards, tantôt captateurs tantôt fuyants, le contraste entre son discours résolument “viril”, plein de haine à l’égard des jeunes gens efféminés, et la sensibilité qui affleure pourtant constamment chez lui, les particularités de sa voix aux inflexions parfois si féminines » (p. 15). La seconde présentation du héros s’incarne dans une réception mondaine, lorsque l’oncle issu de la famille des Guermantes salue le narrateur avec ce singulier mélange de froideur et d’intérêt qui caractérise souvent son regard, finit par faire quelques pas avec lui dans la cour en lui tenant « familièrement » le bras, mais, après avoir aperçu l’une de ses connaissances, « le retire avec une brutalité à faire tomber le héros et lui adresse un salut à nouveau glacial avant de repartir avec son ami » (p. 16). La troisième présentation du personnage s’opère dans la vision d’apocalypse qu’en a soudain le narrateur en comprenant enfin l’inversion de son être ; assoupi et librement dévisagé, Gurcy est alors percé en sa véritable nature de sujet homosexuel et ouvre le texte à une vaste méditation sur la race maudite — tant il est vrai que « ce couplage entre révélation et exposé sur la “race des tantes” ne sera jamais remis en cause » (p. 16). Or si le nom de notre héros n’est pas encore complètement fixé — Guercy ou Gurcy, Hubert de Guerchy ou Palamède de Fleurus —, sa biographie est en tout cas bien plus rédigée que dans l’œuvre définitive.
3Après une jeunesse solitaire dans son château du Poitou, satisfaisant ses tendances homosexuelles par de fugitives étreintes avec un cousin, le personnage vient vivre à Paris, dans le monde, ayant une épouse et des maîtresses, tout en continuant de fréquenter de jeunes aristocrates qui partagent son secret. L. Teyssandier peut ainsi affirmer que « ces fragments du Cahier 6 présentent aussi l’intérêt de montrer que, dès le début, l’inversion est appelée à tenir une grande place dans le roman et que ce thème est génétiquement lié au personnage de Charlus : la création du personnage y est intriquée aux développements sur l’inversion » (p. 21). On comprend dès lors que l’élaboration littéraire du baron peut aussi préciser à rebours la datation des cahiers.
4On conviendra donc que le marquis de Guercy, en 1909, est avant tout un regard déroutant, une attitude imprévisible, un exemple d’inversion. Nul besoin de la rencontre avec Jupien pour le comprendre. Une grande sûreté de trait préside ainsi à l’élaboration du personnage lors même que le projet global du grand œuvre n’est pas encore arrêté. Proust peut définir en ce sens le passage de la fondation du Temps perdu à la révélation du Temps retrouvé par l’inversion même de Charlus, comme en témoigne sa lettre à E. Fasquelle du 28 octobre 1912, et nous présenter un être qui énonce vraiment la poétique globale du roman.
Année 1910
5Notre héros se voit parfois confier la fonction d’échangeur textuel lorsqu’il se trouve mis en demeure d’articuler entre elles diverses masses narratives. Le roman enchâssera ainsi sa description à la rencontre entre le narrateur et le peintre Elstir afin de conjoindre deux visages qui ne devaient pourtant jamais se rencontrer et permettre l’un de ces portraits indirects qui se trouvent très discrètement exprimés grâce à leur indexation apparente à l’action : c’est parce que Montargis désire rendre visite à son oncle qu’il n’accompagnera pas le héros chez Elstir et qu’ainsi le portrait de cet oncle peut s’imposer, par la logique narrative elle‑même, lorsque Montargis le décrit pour se justifier de devoir abandonner le narrateur chez le peintre — la proximité des deux figures d’artiste constituant un repère axiologique majeur pour la signification du roman : Charlus est « un artiste qui n’avait pas trouvé sa voie » et Montargis ne peut le saisir que par la coïncidence des opposés (homme snob mais bon, veuf inconsolable mais coureur invétéré). La séquence pourra même être liée à l’ébauche de 1909 par un lien narratif fort simple : lorsque le narrateur veut vérifier le lendemain dans la nature la réalité de la belle lumière d’Elstir, il croise le baron sur la plage. L’efficacité romanesque de l’œuvre est ainsi révélée par ces opérations de structure qui semblent elles‑mêmes révélées par la figure du baron : si « ce montage provisoire de 1910 met en évidence la proximité de deux thèmes fondamentaux du roman en gestation : la découverte de l’art d’Elstir qui marque une étape décisive sur le chemin de la vocation du héros et le thème de l’homosexualité » (p. 37), le Cahier 35 se séparera de la figure d’Elstir pour la remplacer par celle de Bergotte, avant que l’année 1913 ne voie le retour de la première intuition, liant indissolublement les vocations mondaines et artistiques du narrateur.
Année 1912
6Lorsque le Cahier 43 réécrit largement la soirée chez Guermantes correspondant à la seconde apparition du héros en 1909, il adjoint à l’épisode de la rencontre du baron par le narrateur le motif de la fascination amoureuse de ce même narrateur pour une jeune fille. Sont ainsi suggérés l’ambiguïté de l’attirance et l’entrelacs de la quête sensuelle avec la réalité de l’inversion au moment même où Charlus se propose de régir la vie et la carrière du jeune homme :
Je pris <pris> congé <dis à la princesse> de la princesse en lui disant qu’il fallait que je revienne avec <parte tout de suite> M. de Gurcy <m’attendait*>. « Comment vous partez [?] Restez donc encore un moment [,] dit-elle d’un air contrarié. Pourquoi revenir avec M. Palamède ? ». « Vous y voyez un inconvénient ? ». « Du tout, mais je trouve que vous n’êtes pas de même âge. Il aura l’air Vous aurez l’air de revenir avec votre précepteur ». (Cahier 43, f° 64 r°)
7Apothéose de la carrière mondaine du héros, amorce de l’intrigue amoureuse et motif de l’inversion sont ainsi tissés ensemble grâce à la figure énigmatique et centrale du baron. C’est ce dernier que le narrateur croisera du reste ensuite à l’opéra, là où il comptait pourtant revoir la jeune fille aperçue chez Guermantes ; et nous ne sommes pas alors surpris de constater que c’est en cet endroit du texte que se produit la révélation de la vraie nature de Charlus :
Il avait l’air d’ <On dirait> une femme. Maintenant j’avais compris ; c’en était une ! (Cahier 49, f° 46 r°)
8L’importance du thème est d’ailleurs confirmée par le long exposé sur la race des tantes qui suit immédiatement le passage (f° 46 r°‑62 v°), ce dernier étant désormais si connecté à l’action et si entrelacé avec les autres thèmes mentionnés que son énoncé n’a réellement plus rien de fracassant — or ce sera le cas de la rencontre de Charlus et de Jupien, suivie de la scène scabreuse de leur bruyant ébat, quelques années plus tard. On ne sera pourtant pas sans noter l’autre thème magistral auquel se lient les remarques précédentes et qui regarde autant le héros que le narrateur : l’art. M. de Gurcy, apprend-on en effet au même moment, possède de particulières lumières sur l’art de Wagner (« les réflexions sur la musique et sur l’art s’intercalent donc entre la représentation à l’Opéra dont elles interrompent le cours et la révélation de l’inversion de M. de Gurcy dont elles retardent le dévoilement » ; p. 57), ce qui ouvre à cette clairvoyance involontaire et à cette sensibilité exacerbée du littéraire qui constituent par ailleurs l’une des clés majeures de l’œuvre de Proust (Charlus étant déjà rapproché de l’art d’Elstir en 1910). Ce personnage nous invite en somme toujours à envisager les séquences qui le présentent en fonction du projet global de l’auteur, même si la conjonction entre l’Art et Sodome sera considérablement atténuée dans sa version imprimée.
9Proust sera en effet conduit à dissocier des champs qui, à force de cohabiter, rendaient la lecture du texte bien trop dense. Mais le travail génétique de L. Teysandier nous permet de mesurer la parfaite cohérence de son authentique vision romanesque. « Le Cahier 49 fait ainsi figure de pivot du roman de 1912 en ce sens qu’il présente une tentative unique et pour le moins ambitieuse de nouer les principaux fils de l’intrigue : la quête amoureuse, le thème de la vocation et de l’art et le thème de l’inversion avec le personnage de Gurcy. Il témoigne des efforts de l’écrivain pour condenser et organiser une matière sans dote déjà trop riche et trop diversifiée (avant même l’irruption d’Albertine dans le roman) sous la pression de laquelle le montage de 1910 finira par éclater » (p. 64).
Année 1913
10C’est lorsque Grasset décide de scinder le « Temps perdu » en trois volumes que s’esquisse une vaste réorganisation des masses narratives. La logique interne du chantier romanesque remettra certes en cause le plan annoncé par l’éditeur, mais il n’en demeure pas moins que la scène des propositions de Charlus au narrateur s’en trouve ainsi avancée et par conséquent éloignée de la découverte de son inversion, le motif de la vocation étant alors mis en sourdine pour ne plus être explicitement lié à celui de l’homosexualité. On se permettra pourtant de regretter ici la technicisation très poussée de la démarche de L. Teyssandier. Tout lecteur n’étant pas nécessairement spécialiste de la génétique de la Recherche, il faudrait sans doute expliciter parfois les liens existants entre les développements sur la structure même du texte en l’absence totale du visage du baron et le sujet même du présent volume souhaitant étudier son personnage (notre lecture s’égare en effet parfois, comme aux pages 91-93, 214-225, 262-266 ou 299-301). L’accumulation de remarques purement structurelles risque du reste de contrarier la visée première de l’étude — cerner la marche de l’épaisseur psychologique de Charlus — et de quitter la monographie attendue sur le personnage pour se changer en analyse structuraliste du traitement diachronique des masses narratives — si tel est vraiment le cas, il aurait alors fallu changer le titre du livre en passant des « transformations d’un personnage » aux « transformation d’une invention ». Mais il est vrai que la profusion de l’écriture proustienne n’est pas souvent facile à ressaisir. Le système d’entrelacs que révèle le montage romanesque est souvent même édifiant :
L’insertion d’Albertine dans la trame primitive du roman — dans le premier séjour à Balbec puis à Paris lorsque le héros fait son entrée dans le milieu Guermantes — n’interfère pas avec la genèse de Charlus : pour la raison évidente que les deux personnages ne se rencontrent pas. Mais plus encore parce que c’est au nouveau personnage qu’il revient de se frayer un chemin et de trouver sa place dans une structure romanesque plus ancienne où il n’était pas prévu. La situation s’inverse dans les nouveaux cahiers de brouillon qui développent autour de 1913-1914 le drame d’Albertine : cette fois, c’est au baron de Charlus, qui occupait en quelque sorte le terrain romanesque depuis 1909, de « faire avec » Albertine, fraîchement débarquée sans prévenir dans l’œuvre en 1913. (p. 101‑102)
11C’est d’ailleurs dans les interstices laissés par l’action d’Albertine dans la diégèse que peuvent s’insérer de nouvelles facettes de Charlus ; au sein du drame de l’amour vécu par le narrateur naissent ainsi d’inédites révélations sur le caractère du baron — par exemple « une conversation sur l’amour située à la fin du Cahier 71, peu après l’annonce du départ d’Albertine (f° 97 v°‑99 v°), au cours de laquelle le baron, qui vient lui aussi d’être quitté par son pianiste, récite des vers au héros » (p. 102). Cette connexion masquée entre Charlus et Albertine dévoile une version homosexuelle du drame de la jalousie dans les manuscrits, donne l’exacte mesure de l’amour de Charlus pour Félix et explicite sans doute les longs développements structuraux dont nous soulevions à l’instant la difficulté :
En témoigne la révolution qui s’accomplit dans le regard que le baron portait jusqu’alors sur son vice : « l’universalité d’un vice » dont la découverte chez autrui était jadis pour lui à la fois un objet de curiosité et une source d’amusement et de plaisir s’est métamorphosée en souffrance. Cette curiosité autrefois « mêlée de désir ou seulement de bienveillance » de savoir si les hommes en étaient, s’est chargée d’horreur. L’universalité de l’inversion devient source d’angoisse en multipliant à l’infini les dangers — extérieurs ou intérieurs, réels ou imaginaires — qui entourent son jeune amant et que l’imagination du baron lui fait voir partout : en Félix lui-même dont le « corps adoré » recèle peut-être « le désir intermittent de se prostituer à de tout jeunes gens » (f° 3 r°) et que sa vénalité peut amener à céder ‘aussi bien à un autre vieillard qu’il avait cédé à lui-même » (f° 4r °). (p. 104)
12De là l’oxymore de « Vénus masculine » forgé par Proust, la profusion de symboles mythologiques soigneusement analysée aux pages 104‑106 de l’ouvrage, ou encore le délire fantasmatique de l’imagination du héros (« Cette armée des hors-natures dont il avait jadis jusque-là refait avec tant de plaisir le dénombrement, lui apparaissait maintenant effroyable, sortant de tous les pavés, ce entourant son pauvre <jeune> amant, le cernant, l’empêchant de par cent, par mille, par dix mille offres, de retrouver la bonne voie, même s’il avait voulu la chercher » ; Cahier 54, f° 6r ° ; précisons que cet avant-texte disparaîtra totalement du montage final de la version imprimée, la souffrance ici désignée étant à ce point la même que celle qu’Albertine fait endurer au narrateur que le risque de double emploi paraissait trop grand).
13Ce dernier développement concerne véritablement le personnage en tant que tel et constitue l’exemple même de ce que l’ouvrage possède de plus suggestif. On comprend aussi les modifications à venir, le personnage étant sans doute devenu psychologiquement trop proche de son créateur (le Cahier 54 coïncide du reste avec la fuite d’Agostinelli en décembre 19131) malgré une identité plus profonde et plus tragique que celle de l’être caricatural que nous donne à voir la version finale de l’œuvre. Se dévoile le cabinet de travail de la Recherche.
Année 1915
14Les Cahiers 72 et 73 complètent le portrait de notre héros par la radicalisation de ses précédents caractères — esthète cultivé, personnage de comédie et noble arrogant. L’inversion va devenir source de comédie avant que l’inverti lui-même ne devienne figure comique. Cette logique moliéresque n’était certes pas prévue mais se trouve associée à l’apparition des signes de la déchéance physique de Charlus. Diffractés en divers endroits du texte après avoir été élaborés ensemble par le Cahier 72, ces signes peuvent se rassembler dans le motif itératif du derrière dandinant du héros constituant la synecdoque de son corps tout entier et symbolisant la chute de l’être affecté par un vice alors localisé avec malice. L’activité intellectuelle elle-même semble affectée par la proximité de la chute ; si l’homosexualité et la sensibilité artistique étaient liminairement liées et faisaient tout le charme de la conversation de Charlus, le vice fait peu à peu perdre toute autonomie au goût esthétique et contribue au déclassement du personnage, de plus en plus attiré par les personnages sulfureux de Balzac (« Dans la littérature il ne s’intéressait plus guère qu’aux cas de perversion sexuelle » ; Cahier 72, f° 30 v°). S’annonce une fin pathétique, lorsque le personnage succombe au piège de classe des Verdurin ou s’abîme dans le détraquement décadent du maquillage outrancier :
M. de Charlus atterré et stupéfait regarda autour de lui mais voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux, il eut le pressentiment de quelque malheur et ce grand Seigneur pris de timidité et d’effroi dans ce salon qu’il méprisait <dédaignait pourtant> leva de tous côtés sans oser <ce grand seigneur pris de à qui la suprématie sur les roturiers n’était pas plus forcément inhérente que ne le qu’elle ne le fut pas à tant de ces [sic] ancêtres, angoissés devant le tribunal révolutionnaire et finalement décapités sur l’ordre de gens de rien> [,] paralysé par l’effroi, ne sut rien dire [,] leva de tous côtés des yeux interrogateurs <des regards> épouvantés et <moitié indignés et moitié> plus suppliants <plus encore> qu’interrogateurs. Puis au bout d’un instant voyant que le violoniste n’était plus là [,] cet homme si éloquent quand il vous faisait à froid une scène préparée <devint* muet, — et plus touchant ainsi peut‑être — quand il n’avait plus l’initiative des opérations>. (Cahier 73, f° 61 r°)
15puis
Il semble que la révo[lution] le corps de M. De Charlus était arrivé au maximum de distance de son âme véritable et noble. Il fallait [faire] effort, il fallait se redire en pensée les belles lettres qu’on avait reçues de lui pour identifier cette pensée si haute, à cette face grimaç[ante] peinturlurée de polichinelle <pierrot> qui faisa<n>t constamment les grimaces et les mines de ces hommes chanteurs de café concert qui [,] les bras et le cou nus et blanchis par la poudre de riz qui [,] pour jouer un rôle de femme [,] se con[torsionnent] contorsionnent leurs bras nus et leur cou nus préalablement blanchis de poudre de riz. Puis au bout d’un moment il reprenait sa gravité de prêtre / rel[igieux] inter[dit] sataniquement sacerdotale de prêtre interdit à laquelle donnait quelque chose de plus solennel encore la pâleur de ses joues et le double rang de bistre de ses yeux trop cernés et de ses sourcils peints. (Cahier 73, f° 51 v°)
16Le projet devient monstration exemplaire de la déchéance du baron liée à la vérité de son vice et au violent retour du refoulé. Voilà qui maintient jusqu’au bout le caractère problématique du personnage liminairement affirmé sur la plage de 1909. La lutte (entre le héros et son inversion) est simplement devenue trop inégale — « l’absence de commune mesure entre l’inflation du thème de l’inversion devenue synonyme de déchéance et les autres éléments constitutifs de la personnalité du baron est une des caractéristiques majeures de ce brouillon d’une richesse foisonnante, véritable creuset de la genèse » (p. 212). La création d’Albertine fut donc bien le catalyseur puissant d’une inventio romanesque continuée.
17Le baron n’inverse-t-il pas aussi les convenances sociales les mieux établies du faubourg Saint-Germain, ces prérogatives du sang qu’il défendait lui-même avec fougue, en organisant dans ses propres salons une réception fastueuse pour accueillir le contrat de mariage de la fille de Jupien, son ancien secrétaire roturier ? N’est‑il pas celui qui assume l’ensemble des passages germanophiles de l’œuvre ainsi que le courage d’une position réservée envers le déferlement contemporain d’une littérature patriotique outrancière ? Ces graves passages disparaîtront certes de la version finale, mais l’esprit proustien se dit tout entier dans ces diverses et ingénieuses opérations de montage.
Années 1915-1916
18La stature de Charlus est ainsi de plus en plus ébranlée. L’incroyable scène de l’hôtel de Jupien, laissant apparaître le héros en Prométhée enchaîné « au rocher de la pure matière » et le présentant comme un malheureux et terrifiant fou pervers, le montre avec éloquence. La déviance est alors totale et le masochisme poignant. Dans la maison de passe de Jupien, Charlus se laisse attacher et flageller. L’amour change véritablement les êtres en titans dégradés et leur quête dégradante du plaisir les déshumanise toujours : « si la vision proustienne de l’amour ne pêche jamais par un excès d’optimisme, il est rare qu’elle atteigne une si profonde noirceur et qu’elle soit assimilée à un état pathologique aussi caractérisé » (p. 250-251). Dérisoire parodie de la situation eschylienne, la narration proustienne hausse pourtant son personnage vers le mythe, enchaînant Charlus à un lit de bordel (style bas) lorsque Prométhée était cloué à un rocher caucasien (style noble) :
… et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil-de-bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; et alors cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cette œil de bœuf, et là sur, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice ne devait pas avoir lieu pour la première fois, [recevant] les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice ne devait pas avoir lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. (Manuscrit au net du Temps retrouvé, Cahier XVIII, f° 36 r°‑37 r°)
19La définition proustienne de l’amour est donc bien cette « cosa mentale », ce pur produit de la subjectivité.
20Si l’on conçoit bien sûr l’intense travail d’unification que dut mener la narration pour lier ces diverses séquences et leur donner leur cohérence, il aurait sans doute été possible, à nouveau, dans un vrai souci didactique, d’alléger un peu les nombreux efforts de datation qui ne mentionnent nullement le nom même de Charlus (les pages 295-299 et 347-351 nous semblent à cet égard presque totalement inopérantes). Apprendre que la réception chez la princesse de Guermantes fut totalement réécrite, au point de passer de 37 folios en 1912 à environ 136 folios en 1915, inquiète par exemple la lecture : Charlus est certes le personnage qui y est prévu depuis l’origine, avant Swann lui-même, et celui que le narrateur observe avec attention en connaissant pertinemment son inversion, mais il conviendrait sans doute d’indiquer ces éléments dès le début de l’analyse (p. 335) au lieu d’attendre vingt pages pour le mentionner simplement en passant (p. 355). Nous pensons en effet que si l’objet du livre est bien de « donner une vision globale du personnage et de son évolution » (p. 10), la myopie de l’analyse semble bien ce qu’il conviendrait d’écarter avant tout. Cette remarque n’empêche évidemment pas l’étude de comporter un grand nombre de passages précieux où se trouvent cités des états antérieurs du texte parfois totalement disparus et qui donnent un très juste climat de la création proustienne en général et du caractère de Charlus en particulier — toujours à l’intersection du monde aristocratique et du monde artistique.
21Au terme de cette étude, le personnage de Charlus est devenu pour nous un véritable mythe. Lorsque Laurence Teyssandier remarque qu’« il y a décidément beaucoup de Proust en M. de Charlus » (p. 256), elle confère du reste à la Recherche le vrai statut de monstre littéraire.