Une chronique du siège de la littérature comparée
1L’intensité du débat théorique comparatiste réactivé depuis quatre ou cinq ans invite à combler un manque très regrettable, même avec quelque retard. Il s’agit ici d’un ouvrage fondamental passé relativement inaperçu. Le guide de survie et le « développement durable » culturel qu’évoque son sous‑titre ne sont pas un vain mot, l’actualité brûlante d’une pensée qui n’est pas celle de la « crise » galvaudée dans son immédiateté ne fait que se confirmer tandis que mondialité, réseaux à haut débit et aveuglante visibilité et réseaux lents et ténus, d’autre part, transférabilité, inertie et résistance traductive enfin apparaissent de plus en plus clairement comme la nouvelle donne de nos espaces‑temps littéraires. À défaut du long essai que nous aurions voulu consacrer à ce livre, d’une portée comparable aujourd’hui à l’œuvre d’Étiemble il y a presque cinquante ans, à tout le moins convient‑il d’attirer impérieusement sur lui l’attention des comparatistes francophones qui voudraient bien faire l’effort d’explorer et de translater ces « mémos » (memoranda) dont la succession très construite et d’une grande originalité assigne aux enseignants et aux chercheurs de demain des responsabilités incontournables.
2Le titre allusif et à double entente du livre, son style complexe alliant de façon très « baroque » l’ellipse à la répétition, l’exploitation intensive des ressources de la langue anglaise, depuis la fluidité d’une syntaxe sinueuse jouant sur les volutes et les incises jusqu’à l’abondance des paronomases, les biais et latéralités par lesquels la discipline se laisserait presque définir en même temps que ces biais la tourmentent et l’engagent, l’érudition historique et philologique qui se déploie quasiment avec insolence, rien de tout cela ne peut ni ne doit nous laisser indifférent. Et rien de ce livre n’est innocent, ce qui n’empêche aucunement que tout y soit sincère et s’y expose donc vaillamment à la controverse, comme le souligne Wlad Godzich en quatrième de couverture.
3Dans les vers épigraphiques, cités en traduction anglaise, du poème de 1982 « Report from the Besieged City », dont D. Kadir a tiré son titre, Zbigniew Herbert dit avoir reçu « the inferior role of chronicler / I record — I don’t know for whom — the history of the siege ». D. Kadir, en se glissant tour à tour dans la peau ou dans l’ombre d’Eric Auerbach, de Fray Servando ou d’Italo Calvino, raconte avec une allégorique discrétion les murs, les mésententes et les métamorphoses séparant l’intellectuel comparatiste d’un impossible « lui‑même », impossible, c’est‑à‑dire tout d’abord non identifiable à un seul lieu, à une seule culture, chassé de son origine imposée avant même d’avoir obtenu un passeport pour l’exil. Sachant faire la part de l’ironie d’une posture quasiment à la Kafka, non endossée ou, a fortiori, adoptée, mais certes essayée par le sujet auteur auto‑réflexif qui se nomme moi‑Kadir, narrateur malgré lui et sans narrataires listés d’avance, nous devons prendre au sérieux la ferme invitation qui nous est faite à une lecture non littérale et non pré‑ordonnée. Il y a du Cortazar, nouvelliste et marelliste/moraliste, en D. Kadir. Mais aussi quelque chose de l’ordre de la mosaïque et du puzzle, quelque chose de la recomposition d’un livre inachevé et perdu, Neige d’Orhan Pamuk, d’une vie intellectuelle dont chaque objet sensible s’impose au présent en criant de mémoire inactuelle (Le Musée de l’innocence).
4Laissant de côté, pour une éventuelle re‑lecture, l’ordre apparent de l’ouvrage, et la vaste galerie de portraits (dont O. Pamuk) qui hantent le cabinet d’amateur, à la manière de ceux qui regardent Velázquez peindre Les Ménines, on se plongera dans trois bassins qui mirent certaines intensités très particulièrement mobiles : Fray Servando, Eric Auerbach, Italo Calvino, figures plus particulièrement mises en scène dans trois chapitres.
« Le frère a regardé ses mains1 »
5Les autorités coloniales avaient très tôt vu dans les premiers indépendantistes mexicains un groupe de conjurés ou de conspirateurs. Or c’est exactement le jugement que Servando (longtemps après Bartolomé de las Casas, mais dans sa lignée) porte sur le colonialisme espagnol culturellement et physiquement génocidaire : un complot pour réduire au silence et reléguer à l’oubli complet, à l’inexistence historique, les populations indigènes. Prescott disait lui aussi la même chose de la conquête du Pérou. Non content de détruire les hommes à qui l’on refuse le statut d’humains en les qualifiant de diables sans âme, on supprime et remplace leurs signes, on s’accorde à taire l’exaction comme à étouffer les cris des victimes. D’où l’urgence de « comprendre la morphologie de la conspiration à la fois en tant que pratique culturelle et en tant qu’accusation préemptive employée par ceux qui conspirent impunément et par mission divine contre ceux qui pourraient démasquer leurs machinations à longue portée2. » (p. 115)
6Nous avons affaire à un point de passage en miroir, à double sens, (ou « chiasme ») entre conspiration et culture. Servando l’a vite découvert avec les conséquences de son fatal sermon de 1794, il est marqué comme qui traverse et est traversé par ce croisement en un incessant va‑et‑vient. Offrir une « alternative au paradigme impérial et à son histoire à dormir debout par la valeur différentielle de la lettre x » (p. 121) n’est donc pas sans risque, sans le risque d’être abusé, « spectralement », par le miroir de la théorie du complot :
L’absence fabriquée par le sentiment de perte devient l’objectif par lequel nous voyons à l’intérieur du complot des autres, et l’ordonnance de notre propre complot. (p. 124)
Le récit comme intrigue conspiratoriale, ou comme théorie du complot sert d’explication compensatoire à l’absence d’un discours — social, culturel, historique — universellement compréhensible ou compréhensif. (p. 127)
7Ou encore
[l]a théorie du complot vise à fournir une signification culturelle et politique dans une sphère dont les habitants ont l’impression qu’il n’y en a aucune. (p. 128)
8Nous approcherions ainsi d’une meilleure intellection des mécanismes de mythification et de contre‑mythification qui se font écho à ces points critiques de l’histoire qu’on appelle révolutionnaires, le complot ayant partie liée avec le secret et le mystère. Transiter d’une forteresse de mésentente à une autre, au péril d’une parole inaudible et d’un dessin aveugle, telle serait la version dramatique de la condition comparatiste.
9Au cœur de l’entre‑deux et de la résistance de Servando, se trouve le lieu de X, plus précisément le non‑lieu de l’exil en soi, celui d’une radiation (« crossing out ») de l’origine et d’une substitution indue, la Real Academia espagnole ayant décidé de supprimer cette lettre de l’alphabet, éminemment présente dans la toponymie mexicaine, à commencer par Mexico et le Mexique lui‑même, depuis longtemps (re)baptisé Nouvelle Espagne. Servando s’élève avec véhémence contre ce déni et cette assimilation intempestive. Le « crossing out » de la croisée des chemins ne serait‑il pas précisément cette censure et ce refoulement que toute étude de littérature « nationale » nous impose comme identité du réputé même, et que le comparatisme authentique combat par tous les moyens en le transformant en un « crossing over » vers l’autre de nous et en nous, pas le grand Autre, mais l’autre mineur sans lequel il n’y aurait pas d’un ?
10Une même figure, celle du siège, de l’invasion et de la destruction d’une ville centre de culture et de richesses par des forces impériales/impérialistes — aujourd’hui comme à mainte reprise, Bagdad, perpétuel objet d’attaques impitoyables — donne une mesure de lisibilité à d’autres sièges, invasions et destructions, dans le passé, lesquels permettraient peut‑être en retour de comprendre l’immobilité du présent, la répétition pathologique, en tentant de lever le siège, le blocus d’une libre pensée comparatiste (par la langue de bois totalitaire qui taxe de complot toute pensée critique tendant à dévoiler ses intérêts iniques). Il y a une force certaine dans le déploiement narratif et argumentatif qui met en œuvre cette hypothèse historique et rhétorique. Une force de séduction qui provient du spectacle d’un décryptage très audacieux. D. Kadir a donc absolument raison de faire de Servando l’un des prototypes du comparatiste militant. Et, comme lui, il participe à une guerre philologique anti‑impérialiste, qui fait jeu du grec et du latin, de l’anglais, de l’espagnol, de l’italien et de bien d’autres langues modernes.
Ka à Byzance, Ulysse à University Park
11La « cicatrice d’Auerbach », c’est un peu à quoi D. Kadir se reconnaît lui‑même, occupant à Penn State un poste titulaire qui fut (pour raison de santé précaire) refusé au philologue exilé venu d’Istanbul, arrivé en 1947 aux États‑Unis, et qui aboutit finalement à Yale, un nouveau port, pas Ithaca toutefois. C’est peut‑être aussi la cicatrice, plus ou moins visible à nos propres yeux et cachée à ceux de la plupart des lecteurs monistes, que porte chaque véritable comparatiste arrivé en haillons sous les murs de sa propre ville perdue, occupée par les prétendants, où se détisse chaque nuit l’impossible tapisserie du retour tissée pendant le jour.
12Quoi qu’il en soit, les commencements sont difficiles, avec plusieurs entrées du carrefour, intersection ou trivium, mais aucune signalisation pointant vers une destination reconnaissable. Au seuil du livre, D. Kadir convoque et s’adresse à la fois à Auerbach et à Mandelstam, et à Dante à travers ces deux médiateurs, et encore à un lecteur dont la rencontre pourrait être déclenchée par l’ouverture d’une bouteille à la mer.
13Le chapitre 1, (fonctionnellement) très éclaté, poursuit des pistes qui ne réapparaîtront que de l’autre côté du grand erg.
— L’identification d’Auerbach, pas seulement de sa méthode mais de ses vicissitudes vitales et de celles de sa carrière, à la (naissance de la) Littérature Comparée, à sa nécessité, aux calamités qu’elle subit
14Entrant dans le détail historique des tribulations d’Auerbach aux États‑Unis, Kadir nous dit que « Inevitably, one must countenance these historical details, and others even less felicitous and unworthy of dissemination, since Auerbach’s predicament and intellectual vocation have so often been rendered as synonymous with the history of the discipline of comparative literature and its place in the modern university. » (p. 26)
15Le verbe « countenance » est loin d’être neutre ; du fait de sa polysémie particulière, on pourrait presque le considérer comme comparatiste par excellence : il couvre toute la gamme de la simple tolérance (« contenir », « endiguer » même serait l’ordre du jour) à l’approbation et au soutien ; dans un cas comme dans l’autre, l’impact sémantique du substantif « countenance » se fait sentir : expression faciale, calme (de composition) ou comportement en général, avec l’idée générale de l’apparence, du front, de la face que l’on présente à autrui et que l’on fait aux événements. Auerbach fut à la fois quelqu’un qui fit face et qui, sans jamais se rétracter, sut s’effacer, non devant l’horreur mais devant la bêtise incurable, pour penser à côté. Certes les circonstances qui firent de cet homme récit sont‑elles étroitement homologiques de l’aventure d’une entité non personnelle, la « représentation de la réalité », qui est au centre de son œuvre comparatiste, et vice versa la Littérature Comparée a‑t‑elle quelque chose à gagner à se reconnaître (expérimentalement, avec précaution) dans cette incarnation concrète, historique et personnelle qui l’a portée plus loin en elle‑même et plus loin d’elle‑même, en la créditant notamment des exigences (et des limites) de la philologie. Mais n’est‑ce pas trop concéder au localisme nord‑américain, à la façon de Gayatri Spivak dans Death of a Discipline ? D’autres histoires (françaises ou nordiques, par exemple) de la Littérature Comparée la font remonter, qui à Ampère, qui à Joseph Texte, lequel écrivait en 1899, dans son introduction à la bibliographie pionnière de Louis‑Paul Betz :
L’histoire comparée des littératures n’est pas [...] une nouveauté, et ce n’est pas d’aujourd’hui, ni même d’hier, qu’on s’avise de la nécessité de pareilles recherches. Bien au contraire, on peut affirmer que la méthode comparative a été, pendant des siècles, la méthode par excellence de l’histoire littéraire. Il en a été ainsi, notamment, dans l’antiquité classique, à la Renaissance, à l’époque classique de la plupart des littératures modernes3.
16Ce ne serait rien retirer des mérites et de l’immense exemplarité d’Auerbach que de le situer plus largement dans l’histoire de la pensée et de l’action comparatiste. Son universalisme même, post‑goethéen, et la lucidité de ses analyses politiques dans un contexte de guerre mondiale, s’enrichiraient de parallèles avec d’autres universalismes et d’autres analyses politiques des structures de la globalisation très contemporains de ses propres travaux.
— Lecture du texte autoritaire, perception de l’inauthenticité
17Ces deux points sont étroitement liés, dans « l’ambivalence européenne » même que relève D. Kadir à propos de l’interprétation par Auerbach des contradictions du kémalisme.
18La confrontation entre discours mimétique (au sens aristotélien de figuration des possibles de l’action humaine) et discours autoritaire intervient au tout début de Mimesis, quand Auerbach asserte que l’on (le lecteur) peut parfaitement avoir des doutes historiques sur la guerre de Troie ou les errances d’Ulysse sans pour autant renoncer à ressentir les effets que le poète a voulu produire, tandis qu’il est impossible que l’acte de parole du récit biblique du sacrifice d’Abraham s’accomplisse (produise l’effet escompté) si l’on ne croit pas à l’actualité de cet événement dans le passé. Une figuration consciente d’être figurale et hypothétique, un possible parmi des possibles, une interprétation non close, c’est justement ce que le comparatisme devrait toujours assumer, face à tout monisme, entre autres et spécialement celui de la « factualité historique ».
19D’autre part, dans une lettre du 3 janvier 1937 à Walter Benjamin, où il semble, d’après la traduction anglaise citée, parler de Mustapha Kemal, encore vivant, au passé, Auerbach situe la longue marche de celui‑ci dans une double lutte, contre les démocraties occidentales, d’un côté et contre l’économie du vieux sultanat panislamique, de l’autre ; avec pour résultat
a fantastically anti‑traditional nationalism: rejection of all existing Mohammedan cultural heritage, the establishment of a fantastic relation to a primal Turkish identity, technological modernization in the European sense, in order to triumph against a hated and yet admired Europe with its own weapons […] Result: nationalism in the extreme accompanied by the simultaneous destruction of the historical national character4. (p. 28)
20Auerbach souligne les similarités avec l’Allemagne et l’Italie fascistes, tout cela étant une « ruse de la Providence pour nous mener par un chemin sanglant et tortueux vers une Internationale de la trivialité et une culture de l’esperanto », (ibid.) mais il précise que ce qui ne pouvait être qu’intuitivement pressenti en Europe acquiert, dans le cas turc, le caractère d’une quasi certitude. D. Kadir insiste sur le fait qu’Auerbach détecte plus facilement cette « terrible inauthenticité » en formation en Europe une fois qu’elle est « translocated », délocalisée, déplacée à l’Orient ; pour lui, ainsi, le même « tumulte historique » et la « transformation mythique des traditions culturelles » qui rendent le comparatisme indispensable démontrent le « fond vicié » sur lequel la Littérature Comparée est condamnée à opérer.
21Remarquons qu’Emily Apter, revenant une nouvelle fois deux ans plus tard sur ce furet ou cet objet fétiche idéologique qu’est devenu pour la théorie comparatiste la scène d’ « Auerbach à Istanbul5 » ne fait pas la moindre allusion à D. Kadir parmi ses abondantes lectures sur le sujet, alors que D. Kadir la mentionnait, à propos de The Translation Zone, parmi ceux qui ont fait « des efforts admirables [...] pour tracer des parallèles, suggérer des correspondances, invoquer des analogies et susciter des similarités entre l’auteur Auerbach comme faber et sa persona auctoriale comme instance de la fabula. » (p. 26) Dès la page 1 de son récent pamphlet, E. Apter a classé D. Kadir parmi les suppôts d’une Littérature Mondiale (en)globalisante, qu’elle abhorre. Lire D. Kadir aurait pu pourtant lui éviter de souligner, à contresens, « l’attention d’Auerbach à l’intraduisibilité de l’expression culturelle6 ». Exil d’exils, la scène théorique nord‑américaine est trop souvent support d’apartés qui gardent même le parterre hors du propos.
— Ironie, formation & récit
22Le jeu optique qui fait apparaître au loin ce qui aurait dû être évident de près n’est cependant qu’une des formes inévitables de la « condition » historique et critique qui nous condamne et heureusement nous oblige à ne nous reconnaître qu’au miroir d’autrui, nous empêchant de sombrer dans la « terrible inauthenticité » de l’identité.
23Auerbach se reconnaît en Montaigne, pour toute sorte de raisons qui tiennent à leur commun statut, et délibéré et contraint, de « particuliers » portant en eux, dans leur singularité, leur être‑à‑part, toute l’humaine condition, aussi bien qu’à leur nomadisme textuel et aux exils qu’ils assument, de façon différente, en des temps troublés et sanguinaires. L’auto‑ironie et la modestie de Montaigne, si sincères soient‑ils, n’en cachent pas moins une « attitude très définie qui sert son propos majeur et à laquelle il adhère avec la ténacité d’une charmante élasticité qui lui est propre. » (cité p. 36) Tout en constatant les rigueurs d’un déterminisme historique qui les fait vivre parmi les terreurs du dogme et l’abolition de la pensée inquisitive, Auerbach et Montaigne voient dans les décrets d’un dieu caché un symptôme de ceux qui y croient plutôt que la figuration d’une mécanique imparable. Ils sont à la recherche de hasards, de contingences, de rencontres fortuites pour soulager la stérilité d’une éventuelle adhésion au tragique. Tout en jugeant que Montaigne « se conçoit trop calmement lui‑même, bien qu’il ait tant sondé sa propre insécurité », Auerbach, encore une fois cité par D. Kadir, admire en l’auteur des Essais qu’il ait été, « de tous ses contemporains celui qui eut la notion la plus claire du problème de l’orientation de l’homme par lui‑même ; autrement dit la tâche de faire comme chez soi dans l’existence sans points de support fixes. » (p. 39) L’équilibre précaire ainsi conquis entre « formation et récit » est caractéristique du genre de l’essai que fonde Montaigne et dont D. Kadir reprend en partie le procédé par les zig‑zags narratifs, le mélange du dire de soi et du dire‑le‑monde, de l’anecdote concrète et du discours d’idées, par le « dialogisme » entre cité et citant, entre irruption d’alter‑textes et glose, tels que la figure de l’auteur et celle du lecteur attendu ne puissent que balancer entre les deux, tertium comparationis, ni ici ni là: « En une contingence éminemment muable, le formel/rhétorique devient attelé à l’éthique en tant que moment historique. » (p. 33) Malgré la redondance et la nature fuyante du moment historique (l’instabilité qui le constitue parmi la répétition trop humaine du déni de l’humain, du siège sans cesse refait de la ville emblématique), c’est une des formules les plus frappantes de D. Kadir, de celles qui œuvrent en effet comme mémos, tournées, à partir du présent s’adressant au passé, vers le futur où elles pourraient devenir une prescription chaque fois réinventée.
Si par une nuit d’hiver un voyageur [sort de la ville assiégée]
24Le chapitre 9, le dernier et le plus bref de l’ouvrage, emprunte (exceptionnellement) pour titre une fraction de celui du livre posthume Six Memos for the Next Millenium (de Calvino) autour duquel il circonvolue, à travers lequel il circule, et qui est l’une des deux sources (avec Zbigniew Herbert) du titre valise de Kadir Memos from the Besieged City. Le singulier « memo » correspond subtilement, sans le remplir, au vide laissé par l’absence du sixième mémo de Calvino, soudain décédé d’une hémorragie cérébrale alors qu’il allait partir pour les États‑Unis prononcer cette série de conférences à Harvard en 1985. La seule chose que l’on sache du thème de cette conférence jamais écrite est « consistenza », dont la sémantique s’étale sur un large spectre, depuis la cohérence logico‑mathématique (principe de non‑contradiction) jusqu’à la contingence philosophique (non‑nécessité), en passant par l’état de la matière, en tant qu’elle se tient ensemble. Le « mémo » ou la « proposition pour le prochain millénaire » de D. Kadir, sans se mettre à la place de celui de Calvino, est un supplément sur le lieu d’un manque, posé en vie sur la vacance d’une parole inachevée, d’outre‑tombe. Il y a cependant assez de modestie en cette « réponse » (« response », pas « answer ») pour laisser de côté ce qu’elle pourrait impliquer de sinistre: « Notre performance aura donné substance à ce qu’il confie en absence. » Des cinq vertus décrites (légèreté, promptitude, exactitude, visibilité et multiplicité), D. Kadir en retient particulièrement deux : la légèreté et l’exactitude. La première est exemplifiée par le geste de Persée qui, après avoir tranché la tête de Méduse — dont il n’a pas fixé les yeux, ne regardant que son image reflétée sur son bouclier — et délivré Andromède, a pour premier soin de chercher un endroit approprié pour y déposer la tête du monstre : quelle délicatesse ne faut‑il pas alors pour être un libérateur, un exterminateur de monstres ! Selon Ovide, un miracle s’ensuit : les petites plantes marines qui touchent Méduse se transforment en corail et les nymphes lui apportent des brindilles et des algues pour pouvoir se parer du corail ainsi produit.
25Le « of » du titre de l’épilogue de l’ouvrage, « The Inventions of Comparative Literature », assorti du sous‑titre sylleptique « A Minute on Method », est à double entrée, il s’agit à la fois (et encore une fois en miroir) des agents, forces et processus qui ont inventé (et continuent d’inventer ou de réinventer) la Littérature Comparée, et de ce que celle‑ci a inventé et pourra inventer — en tant que discipline scientifique légitimée aux contours légalement définis, en tant qu’institution universitaire solidement établie dans certains pays (corps constitué), et encore en tant que fronde, gang ou conjuration plus ou moins informelle contre l’ordre établi durci en diverses langues de bois uniformément mono- et tautologiques. Étant entendu que les inventions en question conjuguent par abduction, à travers conjoncture et conjecture, toute la constellation sémantique de la rencontre ou de la trouvaille, du bricolage et de la création de nouveaux dispositifs et outils, et de la découverte scientifique (lois, objets et descriptions dans un champ hypothétiquement délimité).
26C’est ce dont rend certainement compte cette formule :
Parmi les nombreux contrepoints caractéristiques de la conversation qu’est la discipline de la Littérature Comparée, le plus commun est peut‑être le travail d’identifier assez de terrain partagé entre des éléments non communs et différentiels pour les rendre suffisamment comparables et entrer en conversation. (p. 205)
27À quoi s’ajoute l’indispensable correctif : « Il n’est pas moins crucial pour notre discipline de détecter le non‑commun et le divergent à l’intérieur de ce qui est suffisamment commun pour aller sans dire, de ce qui se considère comme assez consensuel pour juger la conversation superflue. » (ibid.) Centrale à ces inconclusions est l’idée, donc, de l’hétérogénéité, entre elles, des « figures » (ré)unies — tels Fray Servando, Nicolas de Cues ou Zbigniew Herbert — « parce qu’elles partagent le rôle de facteurs de changement et qu’elles ont eu à souffrir de leur non‑conformité ou de leur dissidence par rapport à l’orthodoxie dominante. » (206) La Littérature Comparée, dans sa vocation critique, trouverait à la fois ses objets textuels et ceux de sa pédagogie et de sa recherche dans de telles figures.
Se translater (encore)
28Le livre de Kadir est construit comme un flipper, on lance des billes qui roulent de haut en bas sur le plan incliné des chapitres, et ce qu’on gagne à ce jeu ce sont des parties gratuites.
29Sans buter sur les mêmes apories qu’E. Apter, D. Kadir, après l’avoir relativement négligé au fil des chapitres, recourt in fine lui aussi au concept polymorphe de translatio (translation, traduction, transcription, transcodage et transposition interculturelle) face à l’évidence trompeuse et sécuritaire de la traditio. Affaire de survie, la translatio ne manque pas d’affinités avec les cordes de sauvetage que les « mémos » tentent de nous lancer. Serait‑elle l’un des moyens d’entretenir ou de reprendre, à travers cultures et langues, une « conversation ouverte sur les répercussions potentielles de la convergence et de l’intégration [universelle] » ? (p. 216) La recherche incessante de nouveaux « points de vue analytiques, critiques et théoriques » (p. 217) semblerait, d’après D. Kadir, nous avoir éloignés de cet art de la conversation « qui est, par définition, la base de nos interventions comparatistes et par lequel notre médiation entraîne des phénomènes culturels tels que les littératures et traditions littéraires dans une relation conversationnelle à des intersections productives et reproductives. » (ibid.) Il n’est pas clair, d’après le contexte immédiat, si ces intersections apparaissent « spontanément », du fait du hasard et de la nécessité historiques, et si le comparatisme a dès lors pour mission de rendre conversationnelle une relation qui tendrait à être fondamentalement conflictuelle, dans la quête de pouvoir et de territoire de chacune des littératures en présence, ou bien si la médiation comparatiste met en contact conversationnel des littératures non ou peu communicantes entre elles, ou encore si ces diverses interventions (venues entre, au milieu) sont simplement complémentaires, faisant toutes partie d’une même stratégie.
***
30Djelal Kadir souhaite que nous dépassions par la conversation le métarécit qui nous octroierait la position surplombante de l’arbitre, que nous évitions les assertions, proclamations et dictées d’un discours institutionnalisé, que nous renoncions au monologue et nous engagions plutôt dans un col-loque. La personne pronominale du parler comparatiste serait la deuxième personne, prenant pour exemple le Goethe des Conversations avec Eckermann, d’abord publiées par Eckermann sous le titre de Conversations avec Goethe — la translatio produisant et illustrant la réversibilité conversationnelle de l’adresse. Dans tous les cas, le « memo of understanding » final déporte le sens de « memo » de celui d’instruction, note de service ou pense‑bête, vers la notation d’un accord de principe négocié, d’un traité courtois mais relativement informel de bonne intelligence, tel que l’intelligence soit dissociée de la surveillance aussi bien que de la solitude d’une analyse et d’une interprétation pour le seul profit de qui la possède. Pas d’instructions ici, rien — et c’est heureux — d’une « méthode » proprement dite, ni au sens practico‑technique ni au sens cartésien du terme ; mais, à côté d’avertissements assez souvent sévères, du signalement répété de tentations assertives, autoritaires, on a tendance à nous laisser aux portes de la ville où l’on ne sait d’où viendra quel messager nous apporter tel message codé, ou sur les plages de l’île où s’échouera une bouteille au contenu assoiffant la curiosité.