Le nombre en musique & en rhétorique, un même concept ?
1Cet essai, riche et érudit, se donne pour mission de réfléchir aux concepts qui ont nourri à la fois le discours théorique sur l’éloquence et sur la musique. Il s’appuie sur le postulat d’une « parenté remarquable entre l’éloquence rythmique de la prose oratoire, l’éloquence métrique de la poésie, qui en était la source et l’éloquence rythmique de la musique » (p. 11) depuis l’Antiquité, postulat discutable non discuté. Il s’agit d’étudier les similitudes de concepts dans les deux domaines, quand les auteurs de la Renaissance ont redécouvert les textes antiques, essentiellement en Allemagne et en Italie. Le titre « Le Frein et l’Aiguillon » reprend une image présente dans le Cannocchiale aristotelico de Tesauro. Celle-ci ne sert pas seulement à guider la réflexion sur la composition des périodes bien rythmées mais elle permet aussi de penser la prononciation éloquente (p. 211).
2D’emblée, l’ouvrage se situe dans le champ de recherches consacrées à la « rhétorique musicale », non à la philologie. L’entrée de ce travail se fait par le biais du concept de nombre oratoire, dont l’étude – souligne l’auteure – gagne à être philologique. Néanmoins, c’est une autre réflexion qui est proposée, une mise en rapport des discours théoriques poétiques et musicaux, par le prisme du nombre, concept-clé de la rhétorique latine. « L’enjeu est d’attirer l’attention sur le fait que l’écoute de la musique et la prononciation du discours, qu’il soit musical, oratoire ou poétique, mettent en jeu des attitudes perceptives qui se révèlent très proches, et d’autant plus chez des hommes fascinés par le paragone. C’est bien au confluent de la composition, de la prononciation et de l’écoute que l’éloquence du nombre devient réalité » (p. 16).
3Le préambule de l’ouvrage établit la continuité culturelle entre l’Antiquité et la Renaissance. Les humanistes ont assimilé les textes antiques mais il leur a été plus difficile de maintenir une écoute et un appareil perceptif en accord avec les textes théoriques. Ce préambule se focalise sur l’érudition des théoriciens de la musique, sur les emprunts faits à la rhétorique classique. Quelques portraits de théoriciens, dont les propos vont être convoqués régulièrement au cours du développement, sont alors proposés : J. Burmeister, G.-B. Doni pour les humanistes ; A. Kircher, J. Mattheson pour la seconde partie de période. Ces paragraphes informatifs illustrent l’idée que « la connaissance de l’éloquence, en particulier de l’éloquence du nombre oratoire et poétique, va de pair avec une réflexion toujours rigoureuse, soucieuse de l’héritage des Anciens et attentive à la réappropriation des savoirs hérités des prédécesseurs » (p. 31). Cette réappropriation contribue à construire l’analogie entre poème et musique. Le travail en réseaux de ces théoriciens et leur réception montrent comment les deux domaines se nourrissent.
4Le développement s’organise en trois grandes parties : celles-ci évoluent dans un même mouvement qui commence par une réflexion sur le style oratoire pour ensuite analyser le discours théorique sur l’éloquence musicale. La première partie pose et développe l’analogie entre les deux domaines, la deuxième se focalise sur la période. Enfin, la troisième partie ouvre sur la question du style.
Oratio vincta, oratio soluta: musica vincta, musica soluta
5La construction du titre met en valeur le parallélisme fondateur de la réflexion. En ce qui concerne le discours, les participes dénotent l’opposition entre le vers et la prose, entre le discours mesuré et le discours libéré. Le propos explore les analogies transmises depuis l’Antiquité, qui ont d’abord fait des discours oratoires et des poèmes une musique de mots.
Éléments de l’analogie
6A. Sueur pose que la naissance du nombre poétique, essentiel à l’oratio vincta, est intrinsèquement liée à la musique alors que le développement du nombre oratoire, propre à l’oratio soluta, n’est pas pensé dans cette filiation directe avec la musique. Il résulterait alors d’une translatio, d’un transfert de qualités musicales qui sont initialement étrangères à l’art de l’éloquence en lui-même (p. 57).
Discours mesuré
7Chez Denys d’Halicarnasse, l’analogie est encore plus forte puisque le discours oratoire est considéré en soi comme une forme de musique. « Si les différences entre art oratoire et musique sont de quantité, et non de qualité, c’est parce que l’usage des hauteurs harmoniques de la voix est différent, et parce que la musique use des nombres avec plus de souplesse que le discours oratoire. En effet, à quelques nuances près, la prose antique ne connaît que les syllabes brèves et longues, alors que les valeurs rythmiques musicales peuvent être diminuées et augmentées. L’enjeu concerne à terme la prononciation. La voix qui prononce la prose oratoire est sonore sans être pour autant un chant » (p. 60).
8Malgré ce qu’affirment les titres, il n’y a pas de réflexion philologique sur le nombre, qui est ici pensé, dans cette première partie, comme agencement de pieds latins. Cependant A. Sueur confronte différents traités de la Renaissance pour mettre en évidence l’importance du concept. Par exemple, les traités de Melanchthon les plus utilisés pour former les étudiants rapportent les considérations sur le nombre à la question de l’amplification, sans les développer pour elles-mêmes. En revanche, J. Sturm, à partir notamment de Denys d’Halicarnasse, va théoriser le nombre dans la période oratoire. Les Luthériens restaient prudents devant les fastes de l’éloquence humaniste italienne, que dénonçait Erasme. Les Italiens avaient toute confiance dans l’énergie sonore du discours éloquent. De numero oratorio libri quinque de Jovita Rapicius prend clairement position contre Ph. Melanchthon et ouvre la voie à la poésie néo-latine de Pontano (p. 66). Le nombre oratoire passionne les érudits italiens mais aussi les pédagogues. Chez les jésuites tout particulièrement, les recommandations sur le travail du nombre abondent, que ce soit dans le De arte rhetorica de Cyprianus Soarez ou dans la Ratio studiorum.
Prose
9L’oratio soluta se situe dans un entre-deux où il faut du métrique mais pas trop. L’auditeur n’attend pas une structure qui se répète mais est sensible à la variété des mètres, à leur proportion. Ainsi A. Sueur propose-t-elle une classification des pieds possibles en vers et en prose. Les nombres du discours oratoire latin varient ainsi en intensité, en caractère et en quantité selon les genres (judiciaire, épidictique, délibératif), selon les parties du discours et selon le registre (p. 79). Chez les jésuites, dans la Ratio studiorum, l’hexamètre dactylique finit par être assimilé à la prose.
Faire entendre le nombre
10Il ne suffit donc pas d’écrire ces pieds et de les agencer correctement pour que le discours soit nombreux, c’est-à-dire rythmé, d’autant plus que dans les langues vernaculaires qui ne connaissent plus le système quantitatif latin, il faut que ces nombres, ce rythme, soient audibles. La prononciation et la voix de celui qui dit le poème ou le discours sont fondamentales. Trois types de voix sont définis dans les textes classiques : la voix continue pour parler ou lire ; la voix diastématique est « tenue en suspens » dans le chant. Elle établit des intervalles et les fait entendre. Une troisième sorte de voix est intermédiaire : son usage est réservé à la lecture des poèmes héroïques. À la fin de la Renaissance, certains musiciens ont pu tirer parti de ces modèles de prononciation antiques pour conférer une assise théorique à la seconda prattica, et plus particulièrement au fameux parlar cantando, ce style récitatif illustré par J. Peri, G. Caccini et Cl. Monteverdi dès les toutes premières années du xviie siècle.
Du texte à la musique
11Le nombre est conçu dans l’écriture des textes chantés, composés en vers, mais les textes théoriques affirment que la musique vocale est plus soluta que vincta : la musique est donc moins contrainte que le texte. Il s’agit d’explorer ici quel nombre s’impose dans la musique, dans une réflexion organisée autour des différents genres de chants.
12Les musiciens de l’Antiquité effectuaient différentes partitions harmoniques et arithmétiques des octaves. À chaque mode ainsi défini était associé un caractère, un èthos particulier qui portait généralement le nom du peuple qui l’avait utilisé. À la Renaissance, la relecture des textes entraîne la résurgence de la théorie des modes musicaux antiques, désormais mise en regard avec la théorie des huit tons employés dans les chants de l’église.
13Ainsi les poèmes lyriques sont victi, selon le De musica de Plutarque, et lorsqu’ils sont chantés, les modes ajoutent encore à cette astreinte. Ensemble, ils écartent tout risque de faire entendre une expression déliée. Pour Burmeister, les mètres poétiques et les modes musicaux ont été appelés d’un seul et même nom, celui de nomes (p. 102).
Musique liturgique
14Par ailleurs la musique et le nombre musical ont dû s’adapter aux variations du système métrique qui est passé au cours du Moyen-Âge d’un système quantitatif à un système syllabo-accentuel. La Renaissance s’est avérée une période riche en réécritures des hymnes, des psaumes, de la prose sacrée, dans un contexte religieux mouvementé. Par exemple, les psaumes, partie intégrante des Écritures, sont considérés comme inspirés de l’Esprit Saint et les théologiens accordaient beaucoup d’importance à la manière de les chanter. Si saint Jérôme affirme qu’ils étaient écrits en vers, il existe de nombreuses traductions en prose, notamment celle de Luther. En 1739, J. Mattheson propose une réflexion théorique circonstanciée. Pour lui, les extraits de la Bible se prêtent à l’écriture fuguée (p. 114). Ainsi, l’écriture fuguée vocale est pensée et perçue comme de la prose musicale nombreuse et éloquente. Les rythmes variés s’y mêlent, dans une polyphonie qui exige de l’auditeur une certaine attention puisque les pieds éloquents surviennent de manière simultanée dans les différentes voix : c’est la spécificité du discours musical. Toutefois la consécration en Allemagne de la prose vocale nombreuse fuguée a été discutée par les érudits et A. Sueur fait état des débats en présence.
Musique profane
15Les mêmes problématiques affleurent pour la poésie profane, où de nouveaux genres sont théorisés. Se posent les questions de la nécessité du vers, de leur variété, de leur mise en musique. Le déclin de l’ode a pu être pensé comme la cause de l’invention de nouveaux genres musicaux, comme les canzonettes, les cantates ou les lieder.
16Ainsi, en Italie, on préfère la diversité qui touche un public plus large. Les réflexions du Néerlandais I. Vossius dans De poematum cantu acquièrent rapidement en Allemagne le statut de lieu commun faisant autorité. Pour les musiciens, il faudrait composer la mélodie avant le poème. Les failles se dessinent dès le début du xviie siècle, par exemple dans le troisième des Dialoghi dell’arte poetica de G. Chiabrera. Les musiciens s’interrogent sur l’intérêt poétique de la variété des vers. Pour Gottsched, la floraison des compositions musicales refusant la récurrence métrique et strophique n’est pas nécessairement le fruit d’une réflexion sur l’éloquence du nombre et les limites du modèle métrique, mais bien plus le résultat d’une ambition, celle de peindre musicalement les passions dans toute leur variété. La dialectique de la variété soluta et de l’uniformité vincta a ainsi pris un relief particulier en Allemagne jusqu’au milieu du xviiie siècle au moins.
17À la Renaissance, le madrigal est à la fois un genre poétique appartenant au registre humble, voire moyen, et un genre vocal polyphonique. Au goût des Allemands, l’écriture madrigalesque offre des possibilités de composition musicale plus variées que les autres genres poétiques, tout en requérant des qualités singulières chez les compositeurs, comme l’inventivité.
18Le vers sciolto est le résultat d’une forme de consensus entre oratio vincta et oratio soluta. Inventé en Italie au xvie siècle, le verso sciolto est, littéralement, « libéré de la rime, cette composante majeure des vers écrits en langue vernaculaire. Certains poètes y voient la possibilité de renouer avec l’éloquence métrique propre aux vers antiques, grecs ou latins, qui ignoraient la rime » (p. 135). Initialement, cet hendécasyllabe affranchi de la rime a pu paraître comme proche du parler quotidien, humble. Il devenait un équivalent des vers iambiques utilisés par les Anciens et semblait voué à la prononciation intermédiaire, presque continue, et non à la prononciation diastématique. Sa subtile éloquence nombreuse nécessite un travail de composition musicale particulier, qui exige des auditeurs une grande attention.
Musique instrumentale
19La perception du nombre vinctus ou solutus subsiste même en l’absence de mots dans l’oratio instrumentale. Les discours théoriques sur la musique distinguent la mélodie et la polyphonie, à la suite de W.C. Printz (1641-1717). Une fois posé le principe général de l’analogie entre le discours et la musique, Printz traite en détail de la melodia legata et de la melodia soluta en adoptant une démarche qui, pour le lecteur cultivé, s’accorde aussi bien avec les exposés théoriques des Anciens qu’avec ceux des poéticiens contemporains comme J. G. Schottel. Il conceptualise son propos par des pieds de notes longues ou brèves, accentuées ou non.
20Au xviie siècle, la définition du style phantasticus, considéré comme un style solutus, est donnée par A. Kircher dans sa Musurgia universalis. Ce style est propre aux instruments. Ainsi lorsqu’il pratique un style solutus, le compositeur est l’égal d’un orateur, qui doit procéder à une inventio personnelle des idées. Dans les styles ligati en revanche, le travail de composition est cadré par la présence d’un certain nombre d’astreintes métriques, harmoniques et mélodiques le cas échéant. Les exordes au style phantasticus fonctionnent comme captatio benevolentiae. « Il est dès lors difficile de ne pas voir dans le style fantastique si solutus de Kircher des similitudes frappantes avec le type de musicalité rythmique et harmonique induit par les dithyrambes des Anciens » (p. 170). L’analogie est ainsi continuée.
21Cette première partie conclut sur le revirement effectué entre le xvie et le xviiie siècle, où la musica soluta s’est imposée. Les discours théoriques s’appuient sur le nombre, concept d’éloquence, concept d’écoute et de composition. « Au fil du temps toutefois, la musique instrumentale polyphonique soluta, non réglée par le mètre, a paru en mesure de concilier les exigences de la vis rythmica et celles de l’éloquence harmonique. Les Allemands en particulier ont insisté sur ses qualités périodiques, sur la puissance du nombre » (p. 172). Il me semble dommage que la réflexion n’ait pas débouché sur une conclusion sur la valeur de ce nombre musical : est-il d’ordre rhétorique, purement analogique, ou a-t-il une réalité dans la composition comme dans l’écoute ?
Les périodes musicales nombreuses
22Une fois le parallélisme entre théorie sur le discours et théorie musicale bien assis, la deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la notion de période. Celle-ci provient du champ de la rhétorique et trouve ses applications dans le champ de la musique ; l’unité de la période étant consacrée par le nombre.
23Les musiciens ont utilisé la notion de « période » pour désigner les phrases du discours musical ; c’est le cas de Burmeister, Kircher, Mattheson, Scheibe, Kimberger. Le langage musical connait une formalisation de plus en plus homogène et raisonnée à mesure qu’approche la fin du xviiie siècle. Les périodes oratoires et musicales existent et prennent corps par la perception, grâce à la prononciation et à l’écoute, mais aussi par les références culturelles qui imprègnent l’esprit et la mémoire des orateurs, musiciens et auditeurs.
De l’art oratoire à la musique
24Les érudits s’appuient sur la définition de la période par Quintilien, à partir d’Aristote et assimilent les concepts pour concevoir la période musicale. Pour Burmeister, l’essentiel dans la période est sa capacité à émouvoir. L’affection est à la période musicale ce que l’argument est à la période chez Hermogène. La période produit un effet d’embrassement qu’il faut exploiter dans la composition et faire entendre par la prononciation.
25« Il est donc probable que, de la Renaissance à une époque très tardive, les lecteurs érudits des ouvrages ambitieux sur la musique rédigés en latin étaient capables de percevoir tout un réseau de références intertextuelles implicites, qui leur permettait de rapporter, par exemple ici, le propos sur les périodes musicales à des définitions et conceptions théoriques qu’ils maîtrisaient parfaitement. Quelques décennies plus tard, l’usage très fréquent du mot periodus dans la Musurgia universalis de Kircher peut se comprendre dans la même perspective » (p. 185). La thèse d’A. Sueur repose sur cette conclusion stimulante d’un maintien de la perception par l’érudition.
Périodes harmoniques & périodes mélodiques
26Les périodes harmoniques se divisent en trois temps : début-milieu-fin. Si donc l’orateur musical veut tenir en haleine son auditoire, il doit éviter d’enchaîner platement les accords, il doit faire ressortir ces trois moments. Par période mélodique, il faut entendre le discours musical d’une voix ou d’un instrument monodique accompagné de la basse continue, ou encore une ligne ou la ligne mélodique dominante dans un agencement polyphonique, selon la théorie de W.C. Printz.
27La notion de période amène le concept de flexio. Lorsque Burmeister définit la clausule de ténor, il utilise la notion de « flexion » pour désigner l’agencement de trois notes d’égale valeur rythmique cheminant selon un mouvement descendant. Or ce terme évoque lui aussi des références oratoires majeures. La notion désigne un énergique changement de ton dans la voix, qui indique la courbure finale de la période. Elle survient pour signaler l’imminence de la clôture de période.
Au-delà de la mesure : la concinnitas
28La concinnitas rend compte de tout ce qui est harmonique, euphonique dans la période sans tenir compte des pieds. Elle entre en jeu dans l’articulation des périodes.
29L’exposé sur les membres et les incises de la période articulée (concisa, concinna), passage obligé dans les traités de rhétorique grecs (Démétrios, Hermogène) et latins (Cicéron, Quintilien), s’est pérennisé dans les ouvrages des grammairiens tardifs (Diomède, Isidore de Séville) puis dans ceux des humanistes et de leurs héritiers, qu’il s’agisse de commentaires érudits ou de manuels scolaires. On retrouve la même terminologie, concernant les membres et les incises, dans le discours théorique sur la musique.
30En Allemagne, on assiste à une inflation terminologique pour rendre compte des membres et incises en latin comme en langue vernaculaire. Or cette luxuriance relève dans une certaine mesure du paradoxe, puisqu’elle a souvent pour corollaire un discours critique des théoriciens eux-mêmes sur la pertinence de ces nomenclatures. Les auteurs reconnaissent que ces développements sur le discours mélodique s’adressent réellement à des débutants, à des non-spécialistes et que les distinctions entre incises et membres de périodes musicales présentent l’inconvénient d’être peu effectives dans la prononciation et l’écoute.
31 Ces références sont liées à la fortune des textes de Diomède, d’Isidore de Séville et de Donat par rapport au plain chant. Au xviiie siècle, J. Mattheson a cherché à intégrer à son discours théorique les leçons d’Isidore de Séville et Diomède, en citant leurs nomenclatures latines touchant la ponctuation, puis en développant à l’envi les définitions assorties d’exemples empruntés à la musique vocale. Comme dans l’art oratoire, l’art musical va se construire en variations sur le syllogisme et l’enthymème.
32 Pour rendre compte de cette harmonie, les articulations du discours musical doivent se faire entendre par le chanteur, par l’instrumentiste. L’art de la composition périodique repose sur la capacité à dilater, contracter les embrassements selon les cas. La démarche de J. Sturm, qui consacre plusieurs chapitres de son De periodis à analyser la manière dont les périodes se modulent et se modèlent est emblématique. Les musiciens procèdent de la même manière. La musique peut alors se faire argumentative, sachant que le type de discours musical que le compositeur pratique résulte d’un long processus d’assimilation, d’innutrition, qui est aussi bien oratoire que musical. Pourtant, dans cette réflexion sur l’art musical comprenant entre autre l’art du chant, il n’y pas de part nette attribuée au texte, qui relève de la langue, et à la musique, sans verbe. Il n’est pas toujours aisé de voir ce qui relève de l’éloquence.
Éloquence du nombre & meilleur style musical
33Ce souci pointilleux de la terminologie oratoire pour décrire la théorie musicale a pour finalité de définir le meilleur style musical ; ceci à des fins esthétiques mais aussi politiques et religieuses.
34La réflexion sur le meilleur style est devenue une composante décisive de l’illustration de l’art musical, dans la tradition du paragone. Les enjeux sont en effet pour partie idéologiques : s’il veut s’imposer dans la République des lettres, le discours sur l’éloquence musicale, loin de s’en tenir à des analogies de type scolaire, doit s’appuyer sur les catégories conceptuelles héritées des Anciens. Les enjeux sont également d’ordre éthique : la musique, encore trop souvent soupçonnée de corrompre les mœurs, de réjouir l’oreille sans toucher le cœur ni édifier l’esprit, doit apparaître blanchie de tout soupçon de mollesse ou de charme trompeur. Les enjeux sont enfin de nature politique : le débat sur le meilleur style musical est sous-tendu par des rapports de pouvoir.
Approches jésuites du style musical nombreux
35Dans l’éloquence oratoire, le nombre a servi à élaborer une théorie des styles : bas, humble, moyen, élevé, sublime… Les débats sur le meilleur style sont relancés pendant la Renaissance. Les exposés théoriques et critiques sur les styles ont pour toile de fond la querelle de l’imitation, imitation éclectique, s’en référant aux divers auteurs anciens, ou imitation spécifique, et plus précisément cicéronienne. « Qu’elle qu’ait été leur violence, ces débats sont restés, aussi bien en Italie qu’en Allemagne, innervés par l’opposition entre brièveté et abondance – le tenant de la brièveté étant toujours jugé sec et décharné par l’apôtre de l’abondance, qui est en retour stigmatisé par sa fastidieuse et douteuse prolixité. […] : l’aspiration au meilleur style a enfin été durablement associée à une célébration du nombre éloquent : il s’agit de refuser toute pratique efféminée et de rechercher une éloquence vigoureuse, virile. Or une analyse de certains discours sur la musique révèle la présence de tout ce réseau de références : le débat sur l’atticisme est constant » (p. 285).
36Agathe Sueur convoque ici les travaux de G.B. Doni et F. Strada qui réaffirment la suprématie du cicéronianisme dans la Compagnie de Jésus, à une époque où le style bref de Juste Lipse et de ses émules s’est révélé si séduisant qu’il a commencé à s’immiscer dans les pratiques oratoires et jésuites, dans certaines provinces. Strada s’appuie sur Sénèque, qui déplore la décadence de l’éloquence et stigmatise un style hérissé, hirsute, âpre qui a pris le nombre en horreur et incommode aussi bien l’oreille que l’esprit. Chez Strada, ce sont les tenants d’un style philosophique aride qui sont visés, mais aussi et surtout les adeptes de la brièveté lipsienne ou du laconisme tel que le pratiquent E. Puteanus et ses émules. Ces analyses des Prolusiones academicae trouvent leur pendant dans le De praestantia musica veteris de Doni, qui condamne également la battitologie comme « confusion stupide des pensées, qui naît de leur fréquente répétition, et de l’intrication de mots divers », la prolixité, le verbiage musical dû à la prolifération contrapuntique : si les poèmes mis en musique pâtissaient initialement de leur brièveté exsangue, la musique leur confère finalement un caractère bavard et diffus. Les érudits jésuites se sont intéressés, parfois avec réserves sur leurs valeurs, aux expérimentations musicales comme celles de Cl. Monteverdi. Dans sa Préface du huitième livre de madrigaux, publié en 1638, ce dernier présente la tripartition en genere molle, genere concitato et genere temperato. Le compositeur revendique la paternité du genere concitato, dont il se déclare l’inventeur. Dans la pratique, le genere concitato de Monteverdi est parfois instrumental, parfois vocal. Les jésuites lui ont reproché d’avoir utilisé des Pyrrhiques pour peindre la colère héroïque, ce qui était en contradiction avec la théorie du sublime de Longin. Sa théorie reposerait sur une confusion entre deux concepts « pyrrhiques », l’un issu de la danse, l’autre de l’éloquence.
37Au milieu du xviie siècle s’affirme le goût pour l’expression ingénieuse, ce qui a entraîné la reconfiguration des registres oratoires et des styles dans le discours théorique d’inspiration jésuite. Un nouveau style d’éloquence apparait avec C. Musso, axé sur la recherche de la brièveté et de la densité dans les oratorios. De ce fait, de nouvelles typologies apparaissent où le nombre éloquent est un critère décisif. Il n’en va pas de même pour les nomenclatures musicales. A. Schott, comme J. Masen, réaffirme la supériorité de l’imitation cicéronienne et de l’atticisme abondant. Sa typologie est fondée sur la typologie des humeurs, puis des Nations.
Le débat allemand
38Ce débat se révèle particulièrement vif parce qu’il touche à plusieurs domaines : au plan religieux, les conflits confessionnels entre luthériens et jésuites ont sous-tendu des débats souvent âpres. Au plan politique, il est lié à l’affirmation de l’État absolutiste. Ainsi, durant la seconde moitié du xviie siècle, dans le domaine de la diplomatie et dans les lieux du pouvoir aristocratique, l’idéal de brièveté et d’élégance à la française vient s’ajouter à la pratique du lipsianisme (cette position est notamment défendue par Ch. Tomasius) ; en revanche, l’abondance et le cicéronianisme restent chers aux bourgeois érudits. J. Burmeister et le collega classicus s’en font les défenseurs.
39Les deux excès à proscrire sont donc balisés : il faut éviter le laconisme et l’asianisme. Le discours théorique devient traité de figures musicales. Ainsi, dans le chapitre XVI de la Musica poetica, Burmeister dresse une liste de vingt-six figures, dont seize sont harmoniques, six mélodiques et quatre mixtes, à la fois harmoniques et mélodiques. C’est dans le subtil tempérament des figures d’abondance et des figures de brièveté que réside le grand atticisme musical, qui s’impose par son éloquence nombreuse. La notion de figure finit par coïncider avec celle de période.
40Se définit un style intermédiaire, à la fois nombreux et concis, qualifié d’atticisme musical. La réflexion sur la brièveté en musique est corollaire de la réflexion sur les qualités des textes à mettre en musique.
41Dans l’Allemagne du xviiie siècle en effet, la recommandation de concision dans le discours musical devient essentiellement formelle, les références à la densité, à l’ingéniosité, à l’énergie emphatique des idées s’atténuent : l’âge d’or du conceptisme est passé.
42Subsistent enfin des controverses sur l’enflure musicale allemande. « Pour espérer répondre à cette question, il faut percevoir la prégnance et la complexité du débat allemand sur l’enflure. À partir de 1700 environ, la critique de ce travers s’est imposée avec vigueur dans le discours théorique dominant en Allemagne. Le terme, qui devient dès lors d’un emploi fréquent, désigne diverses pratiques du discours ou de l’écriture tenues pour vicieuses. Cet usage du terme allemand est nouveau » (p. 355). C’est dans un contexte de conflit entre partisans de Gottsched et partisans de l’éloquence selon l’ancienne tradition humaniste allemande que se succèdent donc, dès 1738, défenses, ripostes, libelles et autres pamphlets enflammés. Dans ce contexte, la critique adressée par Scheibe à J.-S. Bach est sans ambages.
43Ainsi ce parcours dans le champ théorique musical montre combien il est intrinsèquement lié à la réflexion sur l’éloquence oratoire. Les textes tissent des parallélismes très forts, qui perdurent pendant la période antique et la Renaissance. A. Sueur en conclut que les modes d’écoute hérités des Latins influent sur la perception des inventions et expérimentations musicales et poétiques en langues vernaculaires, que ce soient pour les dialogues dramatiques des favole in musica composés en versi sciolti, les inscriptions mises en musique, les compositions vocales en italien et en allemand, madrigaux, opéras, oratorios et passions – du moins, chez les auditeurs érudits. Ce travail de confrontation des textes issus des deux domaines, très fouillé, s’avère passionnant et très riche.
44Il me semble néanmoins qu’ils restent théoriques et qu’ils engagent davantage un procédé d’analogie théorique, qu’une véritable situation d’écoute. Je pense notamment à l’article sur l’accent de L’Encyclopédie qui déplore que la prononciation des accents latins et grecs soit perdue. Une approche théorique, intellectuelle, s’est essayée à la retrouver. Je rejoindrai davantage Agathe Sueur lorsqu’elle conclut que « si de la Renaissance au xviiie siècle, les diverses communautés d’auditeurs ont abordé l’éloquence musicale, poétique et oratoire avec des références culturelles et une acuité perceptive variables, leurs modes d’écoute ont ceci de particulier qu’ils apparaissent toujours en devenir : le déclin de la langue latine, l’éducation de l’oreille bourgeoise, la diversification des pratiques musicales et des lieux dans lesquels s’écoute la musique, pour des auditoires souvent mixtes, hétérogènes, sont autant de facteurs qui ont contribué à l’évolution et à la reconfiguration des perceptions (p. 378) ». L’ouvrage a le mérite d’ouvrir des perspectives stimulantes en histoire des perceptions, et ici plus particulièrement de l’écoute. Il présente de nombreux débats et points de vue sur deux siècles riches en écrits théoriques et en compositions musicales.
45Le nombre oratoire, poétique, musical, s’affirme donc comme un concept fécond, ouvert, par opposition à celui de rythme, aux connotations techniques plus assurées. Il parcourt et fédère le domaine du langage et le domaine musical. Enfin, il permet de dépasser des préoccupations purement esthétiques. Il entre en jeu dans des représentations conflictuelles de l’éloquence, dont les enjeux sont éthiques, socio-politiques et religieux.