Lire & relire, voir & revoir : réseaux relationnel & esthétique des écrivains & Nabis synthétistes
1L’objectif de ce beau livre, issu d’une thèse de doctorat lauréate du Prix du Musée d’Orsay en 2012, est annoncé dès la quatrième de couverture :
[…] leurs expériences [celles des Nabis] ont placé les écrivains face à un défi : celui de faire évoluer leurs conceptions, aussi bien dans leur propre rapport à l’image que dans leur pratique de l’écriture. […] ce livre propose de revenir sur une période charnière qui voit le symbolisme littéraire s’émanciper de ses premières formules pour s’orienter vers des options qui épouseront celles des prochaines avant-gardes.
2Ce programme ambitieux, dédié à une période artistique qui a la réputation d’être très étudiée et de comporter de nombreux lieux communs, se positionne du point de vue des écrivains ayant soutenu les peintres Nabis, à la suite d’études telles que Pictorialist Poetics (1988)1 de David Scott, Symbolist landscapes (1989)2 de James Kearns, ou encore Préraphaélisme et Symbolisme (2003)3 de Laurence Brogniez. Ce travail s’inspire méthodologiquement de deux études, La plume et le pinceau (1989)4 de Dario Gamboni et Aloysius Bertrand, le sens du pittoresque (2010)5 de Nicolas Wanlin, mêlant des outils relevant de la sociologie de la littérature et des arts et empruntant notamment à Pierre Bourdieu6, et des méthodes d’analyse textuelle et esthétique. Dans la lignée de ces études majeures, Clément Dessy montre et démontre de nouveau que le symbolisme et la fin du xixe siècle n’ont pas livré tous leurs secrets, et invite les chercheurs à s’y intéresser de plus près. L’originalité du travail, soulignée par une préface de Patrick McGuinness, réside en partie dans l’évaluation des rapports entre arts visuels et littérature du point de vue des écrivains, et non des peintres, permettant ainsi de réévaluer un corpus littéraire souvent délaissé.
Des minores & des majores dans des réseaux relationnels complexes
3La « nébuleuse symboliste7 », tant littéraire que picturale, peut se distinguer en deux générations : la première se rattache à Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, considéré aujourd’hui comme le chef de file du symbolisme littéraire, et la seconde consacre Jean Moréas, auteur du Manifeste du symbolisme (1886), Paul Adam ou encore Gustave Kahn. C’est à cette seconde génération symboliste que s’intéresse ici l’auteur, étudiant le réseau relationnel des écrivains avec les peintres Nabis synthétistes tels Maurice Denis, Édouard Vuillard, Pierre Bonnard, Paul Ranson ou Félix Vallotton. Passant rapidement sur la naissance du symbolisme littéraire, Cl. Dessy compose un corpus de majores et de minores8, tels Édouard Dujardin, Jules Renard, Charles Morice, Alfred Jarry, André Gide, Romain Coolus, éléments essentiels « pour pouvoir juger, dans une perspective historique, de l’influence des représentations sur la littérature » (p. 13), puisque, comme il le précise, « les écrivains de la fin du xixe siècle, dans leurs relations, ne peuvent anticiper les hiérarchisations, consacrantes ou dépréciatives, à venir » (p. 13).
4Précisons d’emblée ce que recouvre le corpus des écrivains. Composé de critiques, romanciers, poètes, dramaturges — cet ensemble est vaste et varié — nombreux sont ceux s’essayant ou s’illustrant dans plusieurs genres, tels Alfred Jarry, Adrien Mithouard ou encore Stéphane Mallarmé. Quelles sont alors leurs préoccupations communes et leurs convergences esthétiques ? Analysant tant les défenseurs des peintres synthétistes que leurs détracteurs, utiles pour obtenir un contrepoint analytique, à travers les discours critiques littéraires, artistiques ou dramatiques, l’auteur réalise une « analyse synthétique9 » qui permet de « relier la diversité » (ch. III). Si les écrivains forment un ensemble diversifié d’individualités particulières, les peintres sont regroupés sous l’appellation de « Nabis et synthétistes » par commodité, l’auteur retraçant l’évolution des « étiquettes » que la critique littéraire leur assigne (ch. I), et les distinguant du « symbolisme pompier10 » des artistes exposant aux Salons de la Rose+Croix notamment. Si les peintres apparaissent en groupe, cela n’empêche pas les caractères divergents : les thèmes picturaux révèlent les individualités au sein d’un groupe stylistiquement cohérent (pour exemples, M. Denis aborde des thèmes plutôt mystiques, tandis que P. Ranson offre des satires anticléricales).
5La deuxième génération symboliste ici concernée opère un revirement théorique vis-à-vis de la première génération, nourri par deux décennies de Gesamtkunstwerk wagnérien et d’idéal de synthèse des arts : M. Denis et A Gide notamment se font les défenseurs de la spécificité de leur art respectif. Paradoxalement, de très nombreuses collaborations entre écrivains et peintres synthétistes voient le jour conjointement. Ce sont ces collaborations qui président aux trois critères sélectifs du corpus d’écrivains : le premier est la dédicace d’une œuvre à l’un des peintres synthétistes, le deuxième la collaboration directe avec ces derniers, et le troisième critère sélectionne la critique qui soutient les peintres synthétistes de 1888, date des premiers essais de peinture synthétiste par Émile Bernard, à 1903, année de la dissolution de La Revue blanche. L’auteur s’interroge sur ces collaborations et fait l’hypothèse de « l’attrait de la nouveauté » (ch. II) des peintres Nabis synthétistes pour les écrivains. Il s’emploie à dresser une liste des « caractéristiques qui définissent les peintres dans la critique d’art des écrivains, et qui peuvent constituer autant de “valeurs” à récupérer ou à rejeter » (p. 61). Puisqu’il s’agit bien là d’un échange : les peintres sollicitent les critiques comme garants de leur peinture, les critiques se servent à leur tour de la modernité picturale pour s’ériger en avant-garde littéraire.
6La rigoureuse lecture des revues de l’époque dite symboliste, La Revue blanche, le Mercure de France, les Essais d’art libre, etc. permet l’émergence des critères de valeur positive, le plus important étant celui de l’innovation. À travers les nombreuses correspondances étudiées, les réseaux relationnels des écrivains et des peintres synthétistes se dessinent progressivement. Si ces réseaux sont éminemment complexes et diversifiés, Cl. Dessy les trace nettement, n’omettant pas les évolutions temporelles ou contextuelles et expliquant les enjeux de telles relations de pouvoir et de dépendance.
Du rapport entre peinture & littérature du point de vue des écrivains
7Les enjeux étant de pouvoir et de dépendance entre peinture et littérature, l’interrogation subsiste d’une suprématie d’un art sur l’autre, épineuse question qu’il n’apparaît pas aisé de résoudre. Certes, les peintres en recherche d’autonomie doivent se départir d’une pratique qui serait jugée trop littéraire, en se soustrayant aux thématiques académiques (dictées par la peinture d’histoire notamment), ce que font la plupart des Nabis (pensons cependant à M. Denis qui continue à aborder des sujets religieux sans pour autant les illustrer stricto sensu). Mais les écrivains défenseurs des synthétistes se trouvent eux aussi aux prises avec cette problématique : si chaque art doit se servir de ses moyens propres, comment évoquer des images par le Verbe, sans user d’hypotypose ou recourir à l’ekphrasis ? C’est bien là le défi que relèvent les écrivains : ils créent de nouvelles images verbales, images à rapprocher des images mentales et spirituelles qui, dans l’imagination du lecteur, peuvent se passer d’illustration. Cl. Dessy cite à ce propos très justement W.J.T. Mitchell qui rappelle que :
le terme d’« image » peut en effet être compris dans un sens résolument anti‑pictural si l’on se réfère à « la tradition qui a pour origine l’idée que les êtres humains sont modelés »à l’image et à la ressemblance » de Dieu. Les mots traduits aujourd’hui par « image » (l’hébreu tcelem, le grec eikon et le latin imago), les exégètes ne se privent jamais de ne rappeler, ne doivent pas être entendus comme une quelconque image matérielle (pictura), mais comme une “ressemblance” abstraite, générale, spirituelle11 ». (p. 129).
8La relation du texte à l’image, de la littérature à la peinture, est éminemment complexe, faite de tours et de détours. L’exemple de la collaboration d’A. Gide et M. Denis pour Le Voyage d’Urien (1893) en témoigne : Denis n’illustre pas au sens littéral le livre puisque les lithographies proposées accompagnent le texte sans se calquer sur lui, donnant pour résultat une cohabitation harmonieuse servant un même but, une même émotion. La critique sera rude envers l’ouvrage de Gide, ce qui conduira celui-ci à changer d’avis quant à ce type de collaboration, considérant à présent que la littérature produit elle‑même suffisamment ses images et qu’elle n’a pas nécessité de recourir à la peinture.
9Puisque l’image semble partagée entre le verbal et le graphique, les peintres, conscients de ce point commun entre la peinture et la littérature, érigent en caractéristiques de leur style pictural deux notions dont Cl. Dessy questionne le caractère antilittéraire : la couleur (ch. VI) et l’arabesque (ch. VII). Remontant à la querelle des Anciens et des Modernes, les uns partisans du dessin et de Poussin, les autres de la couleur et de Rubens, les Nabis synthétistes se positionnent du côté de la modernité en affirmant l’autonomie de la couleur, dégagée même de tout réalisme : « Comment voyez-vous ces arbres ? Ils sont jaunes. Eh bien, mettez du jaune ; cette ombre, plutôt bleue, peignez-la avec de l’outremer pur ; ces feuilles rouges ? Mettez du vermillon.12 » Ces conseils de Paul Gauguin à Paul Sérusier peignant Le Bois d’Amour en 1888, plusieurs fois cités dans l’ouvrage, s’érigent en principes picturaux à l’utilisation de la couleur par les Nabis : c’est la vision subjective et interprétative du peintre qui est exprimée, non plus les effets de couleurs impressionnistes. La primauté accordée à la couleur pure, et non plus à la nuance, aboutit à de grands aplats colorés tels l’herbe rouge de La Lutte de Jacob avec l’Ange (1888) de Gauguin ou les hêtres verts du Paysage aux arbres verts (1893) de Denis.
10Une fois encore, les écrivains se trouvent face à un moyen spécifiquement pictural, qu’ils ne peuvent que transposer scripturalement. Nombreux sont les poèmes usant ainsi d’hypertrophisme coloré, créant là encore de nouvelles images mentales chez le lecteur et « appliquant une couleur inhabituelle à un référent matériel. Ce dernier, comparant concret, perd ce caractère puisqu’il se réfère à un second terme, placé en complément, qui désigne des notions immatérielles » (p. 155). Successeurs de Rimbaud, ayant lui aussi fait un usage abondant et atypique des couleurs, les auteurs du corpus étudié dégagent la couleur de référents matériels concrets et sclérosants. La couleur peut ainsi prendre également son autonomie dans le champ littéraire, comme en attestent les nombreux exemples analysés, issus tant des poèmes et articles publiés dans les revues que de la correspondance des protagonistes, de leurs carnets intimes ou notes théoriques. L’arabesque, ligne courbe et sinueuse issue de la grotesque antique et des ornements arabes, est conçue par les Nabis comme abstraite au sens étymologique, et non au sens de « non-figuratif ». Proprement picturale, l’arabesque est « érigée en signe d’autonomie vis-à-vis du réel » (p. 189) et permet une émancipation de l’image à l’égard du texte littéraire. L’arabesque est décorative, illusionniste et expressive, et par ce biais ne se calque par sur le texte, elle y ajoute d’autres sensations qui peuvent s’y rattacher. Le procédé stylistique employé par la littérature pour s’approprier les moyens spécifiquement picturaux que sont la couleur et l’arabesque est la métaphore. Le style des écrivains devient décoratif, à l’instar de l’arabesque, le « tournant “artiste” de la littérature française13 » s’illustre ici.
De la distinction au rassemblement & vice versa
11À distinguer les moyens spécifiques à chaque domaine artistique, la question se pose de l’unité potentielle de ces différents domaines. Cl. Dessy propose de rassembler la couleur, l’arabesque et la métaphore par « le rythme décoratif » (ch. VIII). L’auteur établit alors une analogie entre le vers libre du monologue intérieur, moyen spécifiquement littéraire, et l’arabesque, spécifiquement picturale, tous deux signes de l’intériorité de l’artiste. Si cette analogie est révélée dans ce court chapitre de dix pages, Cl. Dessy suggère qu’une « histoire parallèle des inventions techniques dans les domaines littéraire et pictural demeure à faire » (p. 243). Les jeunes chercheurs sauront se souvenir de ce conseil avisé. Par le rythme, c’est la musique qui devient le comparant idéal, évitant ainsi à la peinture et la littérature de renvoyer l’une à l’autre, dans une relation complexe et ambivalente. La musicalité devient alors un point commun aux deux formes artistiques. Ce point commun sonne comme un retour à la synthèse des arts théorisée par Wagner. La promotion de la spécificité des moyens propres à chaque art est-elle alors illusoire ? Certains artistes et écrivains n’ont de cesse de défendre ces spécificités, rejetant la synthèse wagnérienne, tout en entreprenant de nombreuses collaborations au sein d’institutions hybrides (pensons ici à la revue L’Ymagier ou au Théâtre de l’œuvre).
12C’est dans ce paradoxe que la sociologie des champs de Bourdieu nous permet de mieux comprendre les enjeux à l’œuvre. Dans un va‑et‑vient entre distinction et rassemblement, Cl. Dessy illustre les spécificités et individualités au sein de chacun des champs artistiques étudiés, tout en rassemblant ces mêmes champs. Sans sacrifier la complexité des réseaux intra et extra disciplinaires, ceux‑ci sont clairement et efficacement établis. Dans une conclusion générale rigoureuse, Cl. Dessy souligne humblement les difficultés et limites de son travail :
La méthode élaborée dans ce travail a entendu conjuguer, d’une part, une étude des relations entre peintres synthétistes et écrivains selon leurs configurations sociales et historiques et, d’autre part, une interprétation esthétique de ces rencontres. Cet alliage instable a nécessité une conciliation périlleuse, tentant de s’approprier, au moins partiellement, le vœu de Nathalie Heinich d’« ouvrir les cadres de la discipline sociologique afin de prendre aussi pour objet l’art tel qu’il est vécu par les acteurs14 ». […] La conception de Bourdieu, selon laquelle l’étiquette en art est un « faux concept », dressait, sans sa formulation du moins, des limites certaines à ce projet. (p. 255)
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13Si la peinture adressait un défi à la littérature d’après le sous‑titre de l’ouvrage, celui de s’attaquer à ce conséquent (et passionnant !) sujet, en était un autre adressé à Cl. Dessy, qu’il relève avec rigueur et minutie, usant d’une écriture soignée. Outre des qualités scientifiques certaines rassemblées dans une bibliographie conséquente et maîtrisée, proposant des sources inédites, l’ouvrage possède de nombreuses illustrations de très belle qualité qui ajoutent au plaisir de la lecture. Tant les littéraires que les historiens d’art trouveront dans ce bel ouvrage des ressources méthodologiques et scientifiques utiles, ainsi que des pistes de réflexion inspirantes.