L’Incarnation du sens figuré
Écoute ce cri, peu à peu qui s’écoute devenir un chœur1 !
1L’ouvrage de Marie‑Ève Bénoteau‑Alexandre est profus et d’une telle richesse qu’on ne sait par quel bout le prendre, alors même qu’il est d’une clarté intellectuelle et linguistique remarquable : édition critique de l’ensemble des traductions claudéliennes des psaumes, il offre l’intégralité de ceux‑ci en un seul volume, en même temps qu’il en permet, par l’ample étude qui les précède, la parfaite intelligibilité. Quelques mots s’imposent donc d’emblée sur ce qui est la fin du volume dans tous les sens du terme.
2Cette édition se situe dans la succession et l’héritage de celle de 1966, relativement ancienne aujourd’hui et qui fut l’œuvre de Renée Nantet et Jacques Petit, rééditée en 2008 par Gallimard dans la collection « Poésies », ce qui a contribué à ramener une certaine lumière sur ces traductions. Car c’est bien de traductions qu’il s’agit, ou annoncées comme telles. Et c’est bien là que réside toute la question, immédiatement posée par M.‑È. Bénoteau‑Alexandre : d’emblée, l’ouvrage formule le problème qui sera au cœur de sa réflexion, et qui est évidemment de savoir si le travail de Claudel s’apparente à l’acte de traduire le texte biblique, ainsi qu’il l’affirme lui‑même ici et là, ou s’il ne s’agit pas davantage d’une méditation, d’une paraphrase ou de ce que la poétique contemporaine nommerait réécriture. C’est là ce qui justifie la pertinence du titre : Les Psaumes selon Claudel, où la préposition se lit à la manière latine (secundum), tout à la fois comme l’expression d’une double possibilité — traduction ou création —, mais augmentée de l’imitation des formules néo‑testamentaires qui servent de titre aux Évangiles, de sorte que toute la dialectique du geste créateur claudélien se trouve déjà dit par‑là, dans la mesure où il s’agira bien d’une actualisation des Psaumes par le moyen d’une traduction qui est en même temps et dialectiquement un acte créateur inspiré.
Les Psaumes de Claudel : un ensemble de traductions disparates
3Le premier mérite de l’essai qui constitue la première partie de l’ouvrage consiste à exposer l’histoire même de ces textes, dont la rédaction s’étend de 1918 à 1953, avec toute la diversité que suppose, sur une telle période, l’évolution tant personnelle qu’esthétique de l’auteur, de sa conception de la traduction aussi bien que de son rapport aux Écritures. De la même façon se trouvent exposées la réception de ces textes comme aussi leur contexte, et en particulier celui de l’émergence de la traductologie comme discipline, aussi bien que celui d’une rénovation de l’exégèse biblique dans la première moitié du xxesiècle. Et c’est ce dernier point qui ouvre le plus de perspectives. Adossé à l’évolution de la position du Vatican sur les langues bibliques que sont l’hébreu, le grec et le latin, que traduit l’apparition des grandes Bibles de la fin du xixesiècle et du début du xxesiècle que sont, par exemple, celles de Fillion ou de l’abbé Crampon, l’auteur montre que le travail de Claudel est surtout influencé par la multiplication de traductions savantes à partir de la réforme du bréviaire mise en œuvre par Divino afflatu en 1911, qui stipule la nécessité pour les clercs de comprendre eux aussi les psaumes, sur un modèle liturgique, mais contribue surtout à rendre plus sensible que jamais l’obscurité d’une Vulgate de plus en plus discréditée au profit d’un hébreu réinvesti d’une primauté qui invite à retourner à l’original. La tentation est grande alors d’imaginer Claudel en réactionnaire amoureux de la Vulgate et œuvrant à contre‑courant de la tendance modern(ist)e : tout l’intérêt de la démonstration de M.‑È. Bénoteau‑Alexandre tient cependant précisément aux nuances qu’elles introduit de manière claire et rigoureuse à l’égard de ce cliché de la critique.
4Ainsi montre‑t‑elle que, si Claudel livre une véritable bataille à l’encontre du mouvement exégétique contemporain qu’on peut qualifier de littéraliste, c’est de manière plus complexe et subtile qu’on ne le croirait a priori, et peut‑être notamment à la lecture de ses seuls textes exégétiques donnés il y a quelques années déjà sous le titre : Le Poëte et la Bible2. Certes, un double présupposé se retrouve, qui fonde la position de Claudel : la prédilection pour une lecture symbolique des Écritures, affirmée dans la préface‑manifeste au Livre de Ruth traduit par l’abbé Tardif de Moidrey d’une part, et l’aversion esthétique pour les traductions disponibles, résumée en cette assertion définitive : « Toutes les traductions françaises me font mal au cœur3. » On n’est dès lors pas surpris de constater avec l’auteur que Claudel prend la défense de la Vulgate comme texte inspiré, au triple motif que son inspiration, le statut que lui donne la Tradition et surtout le style de saint Jérôme l’élèvent même au‑dessus de l’Hébreu, mais on l’est bien davantage de constater que cette position de principe est beaucoup moins draconienne dans les faits. Car, s’il rejette les traductions savantes dont la méthode consiste dans la transposition du sens littéral du texte original, Claudel est étonnamment sensible aux apports historico‑critiques des sciences bibliques, en particulier vétéro‑testamentaires. Et s’il semble évident qu’il traduit sur le texte latin, et en particulier sur le texte liturgique offert par le Bréviaire plus encore que sur la Vulgate elle‑même, il paraît de même plus que probable qu’il se nourrit des notes offertes par les éditions des Psaumes par Fillion, Crampon ou Segond, et même qu’il se sert de leurs traductions comme tremplin pour la sienne propre, comme si le sens figuré qu’il s’efforçait de faire émerger à travers sa propre œuvre naissait justement, non du corps‑à‑corps, mais du mot‑à‑mot avec le Texte. Tant et si bien que le calque devient pour lui un véritable mode de traduction ; mais ce que montre l’auteur, c’est que cette fidélité d’apparence à la lettre est le cœur même du paradoxe claudélien, dans la mesure où « la lettre est précisément le matériau qui rend possible, chez Claudel, l’émergence d’un sens qui n’a rien de littéral » (p. 254). Ainsi, par exemple, de la traduction du verset 17 du psaume cxlvii : Mittit crystallum suum sicut bucellas (« Il envoie son aliment par bouchées », selon la proposition de saint Jean de la Croix signalée par Claudel dans son Journal), que le poète — s’appuyant sur les commentaires de Fillion signalant que l’hébreu permet de comprendre que le cristal désigne ici la glace, qui lui ressemble — rend, dans sa traduction de 1918, par cette trouvaille : « La pluie s’est contractée en cristaux ». En s’éloignant de la lettre latine, Claudel retrouve alors un sens conforme à l’esprit de l’hébreu tout en s’autorisant un symbolisme revivifié.
Les paradoxes du poète
5On voit en tout cas apparaître alors une première formulation possible de la contradiction claudélienne selon M.‑È. Bénoteau‑Alexandre : poète, il jouit par rapport au simple traducteur d’une liberté créatrice qui ne peut se définir que comme l’à rebours de la fidélité aveugle au texte qu’il traduit, mais se heurte en même temps au caractère inspiré du Texte duquel ne peut être retranché un iota. L’évolution du poète et de ses traductions va largement résorber cette contradiction en l’amenant, après les premières tentatives de 1918, à interroger un autre élément constitutif de l’inspiration biblique propre aux Psaumes : non pas seulement la lettre de l’Écriture, mais la position propre au psalmiste et la nature de la voix de celui qui parle. L’énonciation offre alors le sujet des plus remarquables analyses d’un ouvrage qui en compte beaucoup : car M.‑È. Bénoteau‑Alexandre montre non seulement comment Claudel se met à la place de saint Jérôme, patron des traducteurs et écrivain inspiré, modèle d’une imitation qui engendre une langue claudélienne marquée, comme on le sait, par des latinismes touchant tout à la fois au lexique et à la syntaxe (la démonstration tirant ici un riche parti de la distinction entre les différentes versions du psautier dues au Père de l’Église : le psautier romain, le psautier gallican qui mime davantage la langue hébraïque et le psautier juxta Hebræos, de sorte qu’on aboutit à ce constat inattendu que ce que recherche Claudel chez Jérôme, c’est finalement l’hébreu rendu par le latin à travers ce qui paraît être une façon de violenter la langue de Cicéron en s’efforçant de rugir comme le vieux lion de la Vulgate4), mais encore et surtout comment il s’identifie à David (cet autre lion). « J’essaye d’être David à mon tour », dit‑il, en se projetant dans la figure historique du psalmiste, qui porte en elle et avec elle la langue hébraïque augmentée du mystère d’une énonciation originelle, première, historique en un sens qui dépasse de beaucoup celui de la recherche historico‑critique. Si bien que la dimension liturgique de l’œuvre de Claudel, par laquelle, comme à l’office, le célébrant devient le porte‑voix de l’Église elle‑même, le cèderait ici à la profération d’un cri individuel, celui du prophète. Mais surtout, ce que montre l’auteur, c’est que cette projection, cette identification, ne tient pas uniquement ni principalement à la parenté entre le Roi adultère, repenti et inspiré et un poète aux caractéristiques biographiques et psychologiques comparables : elle est d’ordre poétique et exégétique, et transcende les simples scories du même ordre que les latinismes et qu’on peut relever au titre des hébraïsmes.
6De sorte qu’on pourrait résumer l’ouvrage à une gigantesque enquête sur le sens énigmatique du titre de l’un des recueils de psaumes claudéliens, et schématiser sa composition à travers l’évolution des hypothèses initialement portées sur lui jusqu’à celles apportées au terme du raisonnement : Paul Claudel répond les Psaumes. Répondre, explique M.‑È. Bénoteau‑Alexandre, c’est d’abord, évidemment, se placer dans la continuité de la liturgie et produire une œuvre qui équivaille aux répons au célébrant à l’office, adopter la forme antique du chant amœbée, et justifier les Psaumes par l’Écriture en répondant de la traduction. Mais c’est aussi bien plus que cela. C’est confondre en une seule forme un projet liturgique (répondre le texte liturgique par excellence par la littérature comme on le fait en répondant la messe), un projet poétique (répondre au psaume par une psalmodie qui en soit le reflet) et un projet esthétique (la mise en œuvre d’un dialogue exégétique avec les Écritures). On comprend dès lors que l’on puisse proposer comme modèle de cette écriture la Lectio divina monastique, et faire des traductions claudéliennes le revers d’une médaille dont l’avers était constitué de ses exégèses. Mais l’exercice de la traduction, ou supposée telle, engendre cette originalité paradoxale, formidablement formulée par M.‑È. Bénoteau‑Alexandre :
En incarnant un sens figuré dans la lettre de sa traduction, à la place de la lettre même du texte biblique, Claudel met en place […] une lecture littérale du sens figuré : le sens littéral de la traduction claudélienne exprime l’un des sens figurés du texte biblique. (p. 518)
Le style & l’humilité
7Au bout du compte, c’est bien au rapport de l’écrivain avec l’Écriture que renvoient les traductions de Claudel, et c’est donc la question du Je qui est centrale : s’identifiant à saint Jérôme ou à David, le poète cherche sa voix à travers l’élaboration d’une prière ambivalente, universelle et personnelle, éminemment personnelle, jusqu’à l’originalité à laquelle le poète ne saurait renoncer. La gageure consiste alors à ce qu’elle demeure malgré tout une véritable prière du c(h)œur. Et c’est cette tentative et ce cheminement que permet de suivre le recueil proposé ensuite par Marie‑Ève Bénoteau‑Alexandre, grâce à un certain nombre de choix éditoriaux forts et affirmés : celui, en particulier, de donner à lire les psaumes de Claudel à partir des textes publiés et non à partir des manuscrits, et plus encore celui de les donner dans l’ordre de leur publication et non dans l’ordre fictif et restitué du psautier lui‑même. De sorte qu’au lieu de lire une œuvre que Claudel n’a jamais écrite, en cheminant artificiellement du psaume 1 au psaume 150, on déambule à travers les traductions en suivant perceptiblement l’effort claudélien pour parvenir à poser sa voix à la hauteur du mystère de la Révélation.