Sur les chemins de la création
1L’ensemble des contributions du n° 178 de Littérature : « Génétique : Les chemins de la création » (juin 2015), dirigé par Pierre‑Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot, offre un large panorama à la fois des avancées dans l’étude des traces du travail de l’écriture créative, mais aussi en terme de conservation, d’édition et de publication des dossiers de genèse. On tente, ici — afin de mieux rendre compte de la densité de ce numéro — une présentation problématisée de chacune des contributions ; puis, on propose de revoir l’ensemble pour ce qu’il interroge et tente de redéfinir. Se pose alors la question de savoir — à la lumière du geste créateur — comment définir le texte, ce qu’est une œuvre, comment la matière langagière se modèle au cours de l’écriture. Mais aussi comment les études de genèse touchant au littéraire ont pu éclairer l’étude de la genèse des formes, et ainsi mieux connaître la genèse élaborée dans la champ de la création plastique. Ces perspectives communes ne doivent cependant pas faire oublier la nature du matériau travaillé : il semble important de souligner la spécificité de la matière langagière d’une part, et la particularité distincte de la genèse des formes. Cet horizon permet sans doute d’aborder, d’une façon toujours renouvelée, en même temps que les contours de l’œuvre, le statut de l’auteur, et partant, du lecteur/spectateur.
Qu’est‑ce qu’une œuvre ?
2C’est à Jacques Neefs qu’il revient d’ouvrir ce numéro. La dualité de la définition textuelle de l’œuvre est tout d’abord rappelée : d’une part, l’œuvre ne varietur et d’autre part, l’œuvre en mouvement. Si la première définition de l’œuvre est sans doute la plus communément partagée (l’institution scolaire, par exemple, nourrit cette définition), la seconde — que l’on ne cesse de découvrir — bascule vers la mobilité interne du travail de l’œuvre :
S’étonner encore […] de l’intérêt porté aux dossiers de travail des écrivains, aux manuscrits d’œuvres, aux « ateliers » de l’invention littéraire, c’est oublier bien vite que la considération du travail de l’écriture dans l’espace que celui‑ci se donne n’est pas un caprice de critique en mal de méthodes ou d’objets nouveaux, mais bien un champ ouvert par et dans la création littéraire elle‑même (p. 9).
3En effet, l’attention aux mouvements de l’œuvre n’est pas nouvelle et dans le patrimoine littéraire, l’œuvre en mouvement s’observe, de façon exemplaire, à travers la pratique de l’œuvre ouverte aux variations constantes, aux modulations constitutives que Montaigne, par exemple, donne à voir. Dans ses mouvements internes de pesées, et de révision constante de la matière langagière, l’œuvre permet une autre définition d’elle‑même. En effet, une œuvre ne se définit plus nécessairement comme une totalité clause, complète et imprimée : c’est bien ce que montre le manuscrit de La Vie de Henry Brulard écrite par lui‑même queStendhal confie, d’une certaine façon, à un avenir incertain. Ici, comme le souligne J. Neefs : « l’existence “en manuscrit” de l’œuvre est son être même » (p. 13). À la suite de cette première approche de l’œuvre en mouvement, une approche globale de l’œuvre comme « complétude sans cesse reportée » (p. 12), l’auteur en vient aux mouvements internes de l’œuvre, et conclut son parcours avec l’importance, au moment de l’écriture, d’une « impossible coïncidence » (p. 15). Plus loin, il précise :
La rature et l’ajout sont sans doute les deux figures élémentaires les plus marquantes entre lesquelles jouent, avec le déplacement et la variation, les transformations textuelles qui cherchent la forme de l’œuvre (p. 18).
4Il est intéressant de noter ici que J. Neefs achève son parcours en mettant l’accent sur la matière langagière que tout scripteur modèle, dans les détails des quatre opérations d’écriture établies par les travaux de linguistique génétique (ajout, suppression/rature, déplacement, substitution) : « Le travail de l’écrivain dans son manuscrit est un travail dans la langue » (p. 8). Mais ce qui fait la différence entre le scripteur et l’auteur tient sans doute à la « virtuosité de l’œuvre dans son geste » (p. 14), c’est‑à‑dire autant à sa facture générale unique qu’à la virtuosité qui trace le texte vers l’œuvre.
Lire les brouillons et les mettre en valeur
5Nathalie Mauriac Dyer interroge, plus particulièrement, nos pratiques de lecture des manuscrits dans son article « Lire Proust en train d’écrire » (p. 20). On envisage ici une dimension essentielle des études génétiques, celle de la lecture des avant‑textes. L’auteur pose d’emblée ces questions : « comment lire et faire lire un brouillon, et qu’est‑ce d’ailleurs que lire un brouillon ? Il y a de nouvelles pratiques attentionnelles, plus ou moins exigeantes » (p. 20). Pour aborder cette question de la lecture, labyrinthique, des manuscrits proustiens, l’auteur présente les principales « modélisations éditoriales » qui s’offrent aux chercheurs. Il s’agit tout d’abord de la collection des cahiers 1 à 75, en cours de publication aux Éditions Brepols, en collaboration avec la BNF. Ont ainsi été publiés sur papier des manuscrits dont on assurait qu’ils n’étaient pas publiables — donnant à voir la progression de l’écriture (jusque sur les épreuves), qui se déploie par réécritures, déplacements, ajouts, intercalages, rédaction parallèles à quoi s’ajoute un diagramme offrant un repérage, par zones scripturaires, dans la cartographie d’une écriture « spatialisée ». La technicisation de la transcription intervient, de façon plus dynamique encore, dans une édition du cahier 46 qui, grâce à un encodage XML (réalisé suivant les préconisations de la Text Encoding Initiative, TEI), s’appuyant sur la structure spatiale du manuscrit, propose des parcours de lecture au cours desquels les zones rédactionnelles apparaissent successivement sur la page. On a là une mise en scène de la page manuscrite et pour faciliter la compréhension des zones rédactionnelles, ce sont des blocs de transcription diplomatique qui s’affichent, en un clic, par dessus les zones manuscrites correspondantes. Cette dynamisation de la page manuscrite permet « de faire en sorte que [la page] se récrive sous nos yeux » (p. 24). Si des séquences, des zones d’écriture s’éclairent de leur transcription grâce à ce type de transcodage, il n’est pas interdit — comme le fait l’auteur — de rêver de quitter l’espace de la séquence, pour entrer dans celui de la phrase. Cette saisie — ce film — de la micro‑genèse conduirait le lecteur jusque dans la dynamique phrastique, dans son rythme — un rythme, qui, chez Proust, se déploie entre scription, butée, puis digression expansive. On pourrait observer la « pulsation intime » d’une « écriture singulière » (p. 25). Le troisième type de lecture est exemplifié grâce à l’« Agenda 1906 », dont l’édition électronique intégrale paraitra en 2015. Cette édition ne prétend en rien à l’innovation technologique, mais elle permet au lecteur d’observer une mise en relation physique systématique des notes de l’écrivain avec des passages cités ou allégués qui ont été retrouvés par les chercheurs dans tel ou tel document. Ainsi, le lecteur a immédiatement accès à l’image numérique du manuscrit convoqué par la note de l’agenda. On envisage alors ici, non plus un modèle hypertextuel généralisé, mais un modèle éditorial en réseau, grâce auquel le lecteur ne quitte plus les méandres scripturaires de la Recherche. Et l’auteur de nous offrir un beau rêve de nouveau, sans doute le plus stimulant : « On aurait ainsi une constellations de manuscrits, liés entre eux par des liens multiples, comme autant de “rayons” émanant d’autant de manuscrits‑étoiles, invitant à une lecture rayonnante, libérée du souci du centre » (p. 28).
6Claire Riffard — dans « Afrique‑Caraïbe : nouveaux horizons génétiques » — évoque les littératures et les manuscrits d’Afrique et des Caraïbes, souvent fragilement conservés dans de simples malles. C’est cette fragilité qui est à l’origine de la création de l’équipe « Manuscrits francophones » de l’Item, en 2008. Pour cette jeune équipe, il s’agit d’apporter une réponse à des enjeux littéraires majeurs autour des littératures africaines et caribéennes, mais aussi de répondre à des situations d’urgence qui risquent de mettre de grands fonds en péril. L’objectif de l’équipe qui opère sur des terrains à risques pour ces manuscrits est triple. Procéder à la sauvegarde physique des fonds quand leur état l’impose, étudier ces manuscrits avec les outils de la génétique et bien sûr valoriser ce patrimoine par une politique éditoriale ambitieuse. L’un des enjeux majeurs, vues l’étendue et la variété de ces fonds, est de statuer sur leur valeur littéraire, et donc aussi sur le degré d’urgence du traitement d’un fonds : une question — celle de la valeur, donc — revisitée ici par un conseil scientifique. On peut souligner, pour montrer la dimension internationale de cette jeune équipe, la démarche de la famille de l’écrivain algérien, Mouloud Feraoun (1913-1962), désireuse de faire reconnaître la valeur des manuscrits de Feraoun ; on peut citer également l’itinéraire des manuscrits de Mohamed Dib : légués en 2012, par le veuve de l’auteur, ils sont actuellement en cours d’étude et — pour 2020 — une édition des œuvres complètes est prévue ainsi qu’une grande exposition à la BNF. L’auteur prolonge la question de l’édition des manuscrits des pays d’Afrique et de la Caraïbe en évoquant les deux supports — écrit et électronique — auxquels recourent les travaux internationaux de l’équipe. Car l’enjeu majeur est non seulement de sauvegarder les manuscrits (qui inscrivent l’œuvre dans le mouvement de l’inachevé) mais d’en permettre l’accès aux chercheurs. Une double dynamique anime ce projet : en effet, les manuscrits d’une œuvre font l’objet d’une publication papier dans le cadre de CNRS-Editions, mais ils sont également mis en ligne, grâce à une plateforme d’édition numérique http://www.eman-archives.org/francophone/.
Les manuscrits de Saussure, Benveniste & Foucault
7Jean‑Claude Coquet, Irène Fenoglio et Pierre‑Yves Testenoire, dans « Le linguiste et le littéraire. Qu’apportent les manuscrits de linguistes ? » proposent une regard sur deux grands linguistes du xxe siècle : Saussure et Benveniste. L’objectif, ici, n’est pas d’observer, dans leurs brouillons, comment s’élaborent les notions majeures qu’ils ont proposées, mais de mettre au jour les liens qui existent entre linguistique et littérature. En ce qui concerne Saussure, c’est notamment grâce à la découverte, faite par Starobinski, des fameux anagrammes que s’est ouverte la perspective, chez le linguiste genevois, du champ littéraire. La récente prise en compte des manuscrits de Saussure permet aujourd’hui de porter sur ces papiers un autre regard. Ainsi, sur les 12.000 feuillets autographes, une part relève bien sûr de la philologie, mais une grande part d’entre eux construisent une réflexion théorique sur la création littéraire, et à ce titre, esquissent une poétique. On trouve bien sûr la recherche sur les anagrammes, mais aussi des notes sur la versification des poèmes homériques ainsi qu’un cours, sous forme de notes, sur la versification française. C’est bien sûr la recherche sur les anagrammes qui occupe la grande part des feuillets. Saussure note que la structure phonique des poèmes s’organise autour d’une unité lexicale présente ou sous‑entendue dans le vers qu’elle reproduirait : c’est l’hypothèse de l’anagramme. Cette hypothèse est vérifiée dans le corpus sanskrit, grec, latin, et germanique. Ces quatre traditions poétiques permettent à Saussure de postuler l’anagramme comme un principe de mise en commun et de proposer, dans son cours, une définition du vers fondée sur le rythme. L’autre linguiste, faisant du langagier la rencontre poétique, c’est Benveniste. On prend connaissance d’un poème écrit par l’auteur : le substantif « pluie » est expansé par un ou plusieurs adjectifs, et s’achève par : « Ô ma pluie dans la nuit ». Il s’agit, ici, de traduire — Benveniste choisit aussi « translittérer » — l’expérience singulière qui réunit le sujet à un moment unique. C’est également sur la langue poétique que Benveniste s’attarde, il écrit : « Il faut donc ressaisir et amener au jour ces thèmes majeurs, trahis ou énoncés par certains termes‑clefs […] alors vient l’étude des procédés par lesquels le poète arrange/assure l’expression de ce qu’il veut communiquer, c’est‑à‑dire son émotion » (p. 48) ou encore « Ce qu’on a fait toujours jusqu’ici c’est l’analyse descriptive du poème. Ce que je tente de découvrir est le mode de fonctionnement de la langue poétique » (p. 48). Ce qui est donc au cœur des recherches du linguiste, c’est le discours poétique, et la lecture empathique qu’il provoque.
8Dans « L’écriture de la philosophie : traces, pratiques, horizons » (p. 55), Benedetta Zaccarello insiste d’abord sur la valeur (conceptuelle et marchande) des manuscrits des philosophes modernes (on peut penser aux manuscrits de Foucault, qui sont aujourd’hui la propriété de la BNF). Elle montre avec pertinence que le travail du philosophe se situe entre l’expérience subjective « presque idiosyncrasique » (p. 55) de l’écriture notamment dans la nécessité de créer un lexique nouveau (des notions nouvelles) qui puissent entrer dans le lexique commun de la philosophie. C’est grâce à cette innovation conceptuelle que la théorie continue de vivre et qu’elle se renouvelle. Cette « création de mot nouveaux », de concepts, peut être regardée en terme de non‑coïncidence. La théorie énonciative de la non‑coïncidence souligne notamment que chaque sujet se trouve (plus souvent, d’ailleurs, qu’il ne s’en rend compte) en proie à la non‑coïncidence du mot à lui‑même. Cette non‑coïncidence, sur le papier, conduit à la rature, à la substitution : ce mot ne convient pas, tel autre me convient mieux. Ce travail sur la non‑coïncidence des mots à eux‑mêmes est au cœur de la néologie, qui a trait au processus de création lexicale : finalement, le travail qu’opère le/la philosophe sur la matière langagière anticipe la réception de nouveaux concepts et travaille à ce qu’ils entrent progressivement, de plein droit, dans le lexique philosophique (étant validés par les « confrères », dans un réseau inter‑textuel). Philosopher, c’est bien sûr entrer de plain pied dans les mots : « Il est difficile d’innover dans la pensée sans avoir à se battre avec les mots dont le penseur hérite » (p. 62). Ainsi, bien sûr, il ne s’agit pas seulement, pour le philosophe de proposer des néologismes, il s’agit également de creuser, dans des mots déjà habités par d’autres discours, sa propre voix, un sens nouveau de l’unité lexicale. Les supports et les types d’écriture sont également évoqués, notamment les notes, et les notes pour un oral à venir (cours, conférence). Dans ce support particulier de la création, on peut saisir des types d’interrogation langagière (linguistique) : d’une part le dialogue entre le philosophe nourrissant son cours d’un texte autre — la citation d’un autre philosophe par exemple —, ici le dialogisme se déploie avec d’autres voix philosophiques, il opère avec des discours antérieurs, d’autre part, il anticipe sa propre réception. C’est bien ce double mouvement qui fait dire à B. Zaccarello :
La philosophie ne se fait que dans le partage qui stimule la réflexion et dans l’échange qui en résulte. C’est la fabrique du texte, dans sa matérialité et dans sa complexité, qui nous donne l’image la plus évidente de cette synthèse qu’est l’abstraction. (p.63)
Le langagier & le visuel
9P.-M. de Biasi — dans « Génétique des arts plastiques » (p. 64) — offre une présentation de la perspective génétique dans le champ des arts plastiques. Il s’agit là d’une autre dynamique : le langagier demeure, mais il est accompagné, voire dépassé par des mediums, des codes et des techniques d’expression relevant d’un autre ordre. Ces deux axes — le langagier et le visuel — ont souvent animé les dossiers de genèse littéraire qui ont construit leur littérarité au contact de l’image (évoquant les phases rédactionnelles en terme de dessin, croquis, ébauche) et de l’histoire de l’art. C’est en effet majoritairement dans le domaine des arts plastiques que les écrivains ont trouvé les mots pour identifier leurs gestes professionnelles. Il y a donc une évidente intersection entre ce qui relève du langagier, et ce qui a trait au pictural. Mais si l’on aborde pleinement la génétique des arts plastiques, on rencontre une autre logique créative. C’est ce que l’auteur appelle la « quatrième dimension ». Il s’agit d’abord de changer de regard et de perspective : le discours critique sur l’art laisse penser que l’œuvre est appréhendable par le discours critique ; or, la perspective génétique tend à poser la « résistance de l’œuvre » à l’élucidation. Dans l’œuvre d’art en diachronie, il y a nécessairement une sédimentation du temps – le temps créatif – sédimenté. Ainsi, ce qui est actif, dans l’œuvre d’art, c’est qu’elle porte en elle cette quatrième dimension : ce qui est actif en elle, c’est sa propre capacité à contenir et à délivrer du temps créatif : « son aptitude à avoir inscrit dans sa structure un réseau non totalisable de séquences praticables qui s’enchainent, non linéairement, comme le récit polyphonique de sa naissance » (p. 75). On est ainsi en présence d’une genèse qui passe des mains de l’artiste à l’œil du spectateur. L’œuvre porte en elle la temporalité du mouvement ; elle offre un nombre indéfini de parcours. Paul Klee (cité par l’auteur) formule cette nouvelle donne en ces termes : « L’œuvre d’art également est, avant tout autre chose, une genèse ; on ne la saisit jamais simplement comme un résultat. » (p. 75). Ainsi, l’œuvre d’art plastique est à elle‑même son propre scenario initial, son propre brouillon et son texte définitif : elle porte en elle les traces de ses métamorphoses. Car le peintre travaille en épaisseur, dans la consistance de la matière, celle d’une profondeur volumique, de la matière picturale — et c’est la troisième dimension ; mais le peintre opère également dans une quatrième dimension — celle d’une profondeur temporelle (durée du travail, succession et chronologie des gestes). C’est bien cette épaisseur/profondeur temporelle qui fait la spécificité de la génétique des œuvres d’art.
10Luc Vigier, dans « Génétique de la bande dessinée », propose d’explorer un des champs de la création les plus innovants ces dernières années. Lorsqu’on l’observe, la réalisation, ou pour le dire mieux, l’élaboration de la bande dessinée impose d’ouvrir de nombreuses passerelles avec les problématiques génétiques. Et le public ne s’y trompe pas, qui recherche, dans toute genèse bédéïque, le lien intime que l’œuvre achevée entretient avec ses esquisses : il y a là, peut‑être plus que dans tout autre champ de la création, une fascination universelle pour les secrets de fabrication. En effet, le dossier de genèse de la B.D. est animé de dossiers documentaires, de révélations des sources, de making-of et d’entretiens — toute une dynamisation qui a fait entrer la bande dessinée, depuis déjà quelques décennies, dans une forme de mise en scène du geste créateur, et de starification des créateurs. On en est ainsi arrivé, de façon pour ainsi dire naturelle, à une nouvelle génération de dessinateurs, davantage attachés à la spontanéité du dessin‑croquis, plaçant parfois le brouillon au‑dessus du dessin lissé et abouti – certains d’entre eux laissant même parfois exister, sous la couleur et le trait au noir, les fantômes des tracés de recherche, simulés ou véritablement conservés lors de la mise au net, et qui génèrent une forme de simultanéisme auto‑génétique. La réponse qu’une génétique peut proposer à un tel appel relève du défi, notamment en raison de l’hybridité des matériaux convoqués et des transactions permanentes entre tous les actants de la chaine de publication.
Une nouvelle génétique ?
11En évoquant les différentes étapes de la conception architecturale, Olfa Mezio Baccour donne à voir l’un des champs d’extension de la critique génétique. En confrontant certains des termes critiques spécifiques à la génétique littéraire, l’auteur constate la nécessité de forger de nouvelles unités lexicales, qui pourront constituer la génétique architecturale à venir. Par exemple, dans la mesure où le terme « avant‑projet » existe déjà, il propose le syntagme « ante‑projet », qui désigne l’avant texte de tout projet. Cette nouvelle unité lexicale dans le champ de la génétique architecturale permet également de mettre en valeur la commande ainsi que le contexte de l’œuvre à venir. La concrétisation collective de toute réalisation architecturale est illustrée à travers l’étude de la genèse de l’immeuble d’habitation du 20‑28 rue Ramponeau à Belleville conçu par Fernando Montès, et plus précisément des transformations de la référence qui a fonctionné comme générateur primaire dans cette genèse : la Casa Rustici de Giuseppe Terragni. Au terme de ce parcours, l’auteur insiste, de façon instructive, sur la nécessité, pour l’élaboration de la « morphologie » architecturale (la mise en forme d’un lieu/bâtiment, et son histoire), de ne pas s’en tenir aux pièces relevant de l’endogénèse (esquisses, dessins, plans), mais d’intégrer les éléments exogénétiques, c’est‑à‑dire notamment la mutation d’un projet au fur et à mesure de son aboutissement, soit sa mise en forme, accompagnée par différents acteurs, à commencer par les habitants et riverains d’un projet en cours d’élaboration.
12Nicolas Donin — dans « La musique, objet musical non identifié ? — propose d’examiner les divers apports de la critique génétique à la création musicale (et réciproquement). Comme pour le théâtre, l’œuvre musicale ne parvient à sa complétude qu’au moment de sa performance, dès lors, la forme écrite n’est qu’une partie de l’œuvre. Cette réalité biface de l’œuvre musicale implique une double approche génétique : celle du work in progress propre à l’écriture, à la création du compositeur, et celle des différentes interprétations de l’œuvre. De même que la génétique littéraire tente de reconstituer les étapes du geste d’écriture, l’analyse musicale contemporaine tente, elle aussi, d’élaborer une approche du processus créateur du texte musical. L’approche de l’inventio du compositeur s’élabore grâce à des « protocoles verbaux » : des entretiens avec le compositeur permettent, en fonction du déroulé de l’écriture, de mettre au jour le projet d’écriture de ce dernier. Cependant, afin que le compositeur ne produise pas un discours auto‑diégétique — récit de l’œuvre, à destination des journalistes ou des critiques —, il convient de supprimer la finalité publique de l’entretien et de le fonder sur l’observation des dossiers génétiques, de façon à ce que le compositeur puisse se remémorer les pensées, les actions et les émotions qui ont présidé à la genèse théâtrale. « Une méthodologie conséquente de “remise en situation de composition” permet de reconstituer les actions, hésitations, émotions associées à la composition d’un passage donné » (p. 113). On retrouve ici un projet que la « génétique littéraire » a initié, et qui est au cœur de tous les champs de la génétique : celui d’approcher, au plus près, du projet, de l’intention créative, et de la prise de décision : pourquoi ce mot, et non tel autre, ce mouvement, et non cet autre, ce rythme là, plus précisément. Dans cette perspective d’une saisie des opérations génétiques de l’artiste agissant, N. Donin réintroduit bien évidemment la composante cognitive, que l’on peut voir comme LA dimension qui fédère toutes les branches de la critique génétique, et en cela il n’y a rien d’étonnant puisqu’il s’agit de création. Si l’auteur/compositeur est réintroduit dans l’appréhension de l’œuvre, il convient — c’est ce que souligne l’auteur — « d’enrichir notre compréhension du processus créateur par la prise en compte de ses deux versants : celui de l’action/cognition comme celui des inscriptions » (p. 114). Une dimension épistémologique au cœur même des « sentiers de la création ».
L’auteur & ses brouillons
13Ce numéro de Littérature s’achève par deux entretiens. L’un avec Jean‑Philippe Toussaint, qui évoque la mise en ligne de ses brouillons, et l’autre, avec Pierre Senges, qui nous invite à un retour réflexif sur le travail de réécriture auquel il recourt pour des adaptations radiophoniques — celle, notamment, de Bouvard et Pécuchet. Ces deux entretiens mettent en regard deux pratiques d’écriture, que l’on propose d’explorer ici de façon synthétique : d’une part, un écrivain déployant tous les possibles d’Internet et d’autre part, dans une démarche pour ainsi dire opposée, un écrivain qui cultive son attachement pour l’écriture manuscrite.
14C’est à Jean‑Philippe Toussaint qu’il revient d’illustrer les rapports qui peuvent rapprocher la littérature et Internet. Pour l’auteur, le site qu’il a élaboré en collaboration avec Patrick Soquet a pour but de sauvegarder les différents états des manuscrits :
À la fin de l’écriture d’un livre, j’ai au moins une dizaine de versions sauvegardées, ainsi que de la documentation, de multiples variantes et des brouillons. Il y a là une énorme masse de documents qui dort dans mon ordinateur. Je me suis dit que, si je décidais de mettre ces brouillons en ligne, ce serait une démarche vraiment spécifique à Internet. […] Je n’ai pas d’autre exemple d’écrivains contemporains qui donnent un accès libre à leurs brouillons. C’est un peu comme si mon ordinateur était en verre et que les internautes pouvaient regarder dedans (p. 118).
15Le site n’a pas été limité à l’archivage des différentes versions des livres, il donne également à voir des photos, des vidéos. On a là une archive totale, et mobile. C’est pourquoi le site offre aussi une page pour chaque traducteur des œuvres de l’auteur et se transforme ainsi en un atelier de réflexion sur la traduction. Le site offre également un atelier de réécriture dédié à une nouvelle (disparue) de Borges que Jean‑Philippe Toussaint évoque dans La Vérité sur Marie. Le site est donc également devenu un véritable atelier d’écriture. La malle d’archives est devenue électronique, et dynamique : « la malle d’archives, j’aimerais qu’elle bouge toute seule, qu’elle grouille » (p. 120).
16Pierre Senges revient sur sa pratique d’adaptateur pour la radio. Il évoque notamment l’adaptation de Bouvard et Pécuchet (feuilleton en dix épisodes de vingt minutes). Si la trame du roman est suivie de près, l’adaptation est cependant nourrie par des séquences du Sottisier et du Dictionnaire : de cette façon, l’œuvre dialogue avec elle‑même, et c’est dans cet auto‑dialogisme qu’intervient la part d’invention de l’adaptateur, dans une forme de collage de l’œuvre en elle‑même.
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17Bien qu’elle soit assez récente dans l’histoire de la critique génétique, l’exploration de la genèse des formes (les arts plastiques, surtout) fait émerger la notion d’une troisième dimension, qui permet de voir, dans l’œuvre elle‑même, les traces, toujours présentes, de sa propre genèse. Cette troisième dimension apparaît comme un point majeur dans la genèse : elle souligne cette conscience qu’a le peintre, ou le sculpteur de travailler en profondeur : on quitte là les deux dimensions propres à l’écriture (l’axe unidimensionnel des successivités). La genèse musicale ou théâtrale interroge, quant à elle, le statut de l’auteur : celui‑ci devient pluriel. Les interprètes sont regardés comme des co‑créateurs, auteurs au second degré (ce qui difracte l’intentionnalité première). Si l’instance de l’Auteur est réintroduite, elle se complique donc d’une créativité collective, distribuée. Dans ce déploiement des problématiques propres à la critique génétique, il est intéressant de noter que revient la notion de valeur, celle des manuscrits africains qu’il faut sauvegarder en première instance. L’ensemble de ces approches reprennent, et surtout renouvellent des concepts élaborés à partir de la genèse littéraire : toute l’originalité de ce numéro est bien là.
18La notion de valeur, qui est évoquée au sujet des manuscrits africains, à préserver urgemment, réintroduit celle de l’œuvre. Si l’œuvre s’observe d’abord dans les différents états du texte travaillé, alors ce n’est plus le produit fini, qui peut‑être estimé (bon ou mauvais), mais c’est l’œuvre en esquisse, en bougé, en devenir (c’est du reste l’approche que propose A. Herschberg Pierrot). Dans cette optique, sans doute, certains dossiers de genèse relèvent, plus que d’autres, de la valeur, au sens stylistique du terme. Ainsi, la virtuosité s’observe dans l’œuvre à venir et certains manuscrits ont plus de valeur que d’autres : il y a là un déplacement vers les origines du texte. Et vers la virtuosité de la mise en scène graphique de l’énonciation écrite. On retrouve ici non seulement la fascination pour l’orchestration de la page mais aussi, plus précisément encore, la dynamisation de la phrase. En filigrane, tout au long de ce numéro, on voit émerger la phrase — et la fascination qu’elle engendre immanquablement. Ici, on la voit poindre dans deux moments particuliers. Bien sûr lorsqu’il s’agit de Proust. Dans le magma proustien des phrases, la recherche tend à saisir, à observer, dans un avenir prochain la genèse de l’entité phrastique, dans son déploiement syntaxique. Et, N. Mauriac Dyer de prévoir pour la phrase — la recherche n’est‑elle pas faite de ces rêves ? — d’observer le mouvement vivant de la phrase : « (…) on procéderait à la « réanimation » de ce mouvement fondamental de l’écriture proustienne — une chorégraphie au sens propre du terme [grâce au] bref film d’une “main fantôme” » (p. 25). La page, et avec elle la phrase fascinent incontestablement. La main, la lenteur de la main sur la page, c’est également ce qui anime P. Senges, pour qui la lenteur même de la graphie sur le papier offre un moment de réflexion, c’est ce qu’il appelle l’écriture ralentie : « l’écriture ralentie invite l’auteur à commettre d’autres associations d’idées, à découvrir d’autres analogies et d’autres correspondances » (p. 131). Cette idée d’une écriture ralentie oriente, même si ce n’est pas directement l’objectif de ce numéro, vers une question centrale en sciences humaines aujourd’hui — celle de l’embodiment : l’incarnation — on pourrait voir ici le fil rouge qui relie toutes les formes d’invention.