Récits avec cartes
Colloque ENS de Lyon – jeudi 2 et vendredi 3 février 2023
Appel à communications
Le fameux « tournant spatial » de la littérature a entraîné de nombreuses réflexions sur la carte et le geste de cartographier, réflexions se réclamant de la géocritique, de l’écocritique, de la géographie de la littérature ou d’autres méthodes ayant émergé dans les vingt dernières années. Dans la majorité de ces travaux, le rôle de la carte s’avère extrêmement polyvalent. Outil pour une nouvelle approche des phénomènes littéraires dans l’optique d’un Franco Moretti, elle est aussi devenue un concept aux contours assez flous, mobilisé pour définir toutes sortes de représentations spatiales de l’espace littéraire ; dans la lignée deleuzienne de la carte comme rhizome, la notion semble désormais être noyée dans une extension métaphorique telle qu’il est difficile, parfois, de saisir ce qui pourrait ne pas être carte.
C’est donc un retour à la dimension concrète des cartes en littératures que ce colloque souhaiterait effectuer. Pour ce faire, et sans minimiser l’apport des démarches décrites ci-dessus, il s’agit de procéder à une double restriction théorique :
· Considérer la carte dans son acception géographique de représentation matérielle du monde, et non comme une métaphore visant à donner un caractère spatial aux phénomènes littéraires (carte des représentations mentales, carte cherchant à situer la littérature dans l’espace du savoir, etc…)
· Se concentrer sur la présence des cartes dans les textes, et non sur leur potentiel de modélisation des textes. Autrement dit, et malgré les expériences passionnantes permises par les méthodes de cartographies narratives, l’objectif est bien d’étudier les cartes comme objet littéraire, au même titre que les personnages ou la narration, et non comme méthode d’analyse.
Les communications et interventions attendues pour ce colloque pourront aborder plus précisément les thèmes détaillés ci-dessous – et en les dépassant au besoin.
L’écrivain comme cartographe
Sans doute parce qu’elle ne relève pas purement du texte et qu’elle met en jeu des questions éditoriales et de relation entre texte et image (la revue Textimage a d’ailleurs consacré un numéro aux cartes et aux plans en 2008), la pratique cartographique des écrivains eux-mêmes reste peu commentée, à l’exception de quelques exemples canoniques (les cartes imaginaires de la Terre du Milieu chez Tolkien ; la carte de l’île au trésor de Stevenson ; celle de La Chasse au Snark de Lewis Carroll). Cette pratique mobilise pourtant des contextes de création très variés : d’une part du fait de la frontière pas toujours évidente entre cartes référentielles et cartes imaginaires et de ce qu’elle nous dit sur le degré de fictionnalité des œuvres ; d’autre part en raison des différents dispositifs éditoriaux que la présence de cartes dans une œuvre suppose (cartes conçues et/ou dessinées par l’auteur lui-même ; insérées par l’entremise de l’éditeur ; utilisées dans les brouillons de l’œuvre, sans publication par la suite).
Se dessine ici un enjeu stratégique dans l’utilisation de la carte, qui est à mettre en lien avec la question du genre littéraire. Souvent associée à des genres populaires comme la science-fiction, la fantasy (Ursula Le Guin, George R.R. Martin, Lin Carter, William Morris, …), le sous-genre du roman d’aventures qu’est le récit de monde perdu (chez Conan Doyle ou Rice Burroughs, pour ne prendre que deux des exemples les plus célèbres) ou encore la littérature jeunesse (les cartes du Pays d’Oz dessinés par Lyman Frank Baum lui-même, celles de Tove Jansson pour présenter le pays des Moumines), la carte semble avant tout liée à l’imaginaire et la dimension escapist que certains voient à l’œuvre dans la littérature de genre. Gage d’authenticité et de réalisme du monde inventé, ces cartes ont aussi une dimension idéologique, l’univers qu’elles représentent s’inscrivant (souvent inconsciemment) dans une vision géographique du monde très occidentalo-centrée. On pourra donc s’interroger sur ces pratiques, de plus en plus codées à mesure de l’affirmation de genres spécifiques, mais aussi sur les écarts qu’elles font naître : comment commenter le geste d’un auteur de fantasy qui choisirait sciemment de refuser la représentation cartographiée de son monde imaginaire ? À l’inverse, que dit la présence de cartes dans des genres plus légitimés ?
Le « geste cartographique » décrit par Christian Jacob dans L’Empire des cartes relève chez les écrivains de compétences puisées dans d’autres disciplines (géographie, architecture, géologie…) qui viennent enrichir l’approche esthétique de l’espace et disent la capacité de la littérature à explorer la Terre de manière plurielle et incarnée, à en saisir les enjeux politiques ou écologiques. Que ce soit pour déchiffrer le conflit israélo-palestinien (Emmanuel Ruben, Jérusalem terrestre), pour sonder les sédiments des paysages meurtris de l’Anthropocène (Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain) ou pour inventer un nouvel imaginaire géographique prenant en compte le « point de vie » (Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, Frédérique Aït-Touati, Terra Forma), les cartes donnent à voir et à connaître le monde que nous habitons et s’associent aux textes pour réaliser une cartographie globale du vivant. Il reste à interroger ces dispositifs par lesquels cartes et textes renouvellent nos représentations de la Terre.
La carte comme inspiration
En parallèle de la création ou de la reproduction cartographique, la relation entre l’écrivain et la carte peut aussi se tisser sur le mode de l’inspiration, la consultation de la carte fonctionnant comme embrayeur du récit. La littérature de voyage en est l’exemple le plus évident, à la fois parce que le désir de partir s’enracine dans la contemplation des atlas (la plupart des récits de voyage s’ouvrent sur ce constat devenu un passage obligé), et parce que l’auteur ou l’éditeur fournissent souvent des cartes, plus ou moins artisanales, pour permettre au lecteur de visualiser le trajet parcouru. L’expression récits avec cartes renvoie principalement à des dispositifs où les cartes sont matériellement présentes, pouvant aller jusqu’à former la matière principale du récit, comme dans Un livre blanc de Philippe Vasset, exploration minutieuse des zones blanches de la cartographie urbaine. Mais elle s’applique également, par extension, aux récits à partir de cartes, dès lors qu’elles sont convoquées ou décrites dans le récit (c’est le cas dans Une ville de papier d’Olivier Hodasava, ou encore dans Churchill, Manitoba d’Anthony Poiraudeau, où la carte joue un rôle actantiel majeur, propulsant le narrateur sur un point de la carte en Amérique du Nord). On notera par ailleurs que le désir de récit et de voyage naissant de la relation auteur/carte peut se rejouer exactement de la même façon à l’échelle de la diégèse : de l’Aldo du Rivage des Syrtes au Jim Hawkins de L’île au trésor, en passant par Bilbo face à la carte de la Montagne Solitaire, on ne compte plus les personnages que la carte projette dans le désir d’aventure – et, partant, dans le récit.
Lorsque le récit de voyage prend la forme d’une littérature numérique, il joue de tout le potentiel interactif de la carte, puisqu’il propose au lecteur de circuler plus librement d’un point de l’espace à l’autre à la faveur d’un simple clic. La table des matières de Laisse venir, co-écrit par Anne Savelli et Pierre Ménard, nous propose de sélectionner une destination sur une carte de France schématique, au lieu de nous soumettre à la linéarité du trajet. C’est par ailleurs la cartographie numérique qui s’invite dans la littérature : à rebours de la fascination pour les portulans et des rêveries sur la cartographie ancienne (dont Pierre Senges propose un détournement ludique dans La Réfutation majeure), certains écrivains contemporains complètent leur expérience du réel, nécessairement subjective et lacunaire, par des explorations virtuelles de l’espace. C’est ainsi que Sylvain Prudhomme se sert de Google maps pour explorer des zones invisibles aux abords du lac Tanganyika. Comment l’usage littéraire de la carte se redéfinit-il à l’ère numérique ?
Parce qu’elle semble garantir la vraisemblance géographique du récit, la carte n’en souligne aussi que davantage l’ambiguïté fondamentale du rapport à la fiction. Le geste cartographique, en effet, dissimule une torsion de l’espace, voire un mensonge sur le trajet effectué : pensons à la manière dont Alejo Carpentier modifie subtilement, pour les besoins romanesques du Partage des eaux, la géographie de la région de l’Orénoque, qu’il a pourtant lui-même traversée ; ou aux révélations sur le caractère en partie fictif du road trip effectué par John Steinbeck dans Voyage avec Charley.
La carte et le lecteur
Si jusqu’à très récemment, les réflexions sur les cartes ont été dominées par une approche radicalement critique qui a mis en exergue les instrumentalisations idéologiques dont les cartes font souvent l’objet, le tournant « processuel » qui a eu lieu il y a quelques années dans le champs des études cartographiques (Dodge, Kitchin et Perkins, Rethinking Maps, 2009) nous rappelle que l’agentivité et la signification d’un document cartographique sont aussi, et peut-être surtout, déterminées par l’utilisateur ou l’utilisatrice final.e, celui ou celle qui lit la carte, la tient entre ses mains, et la soumet à une série de manipulations (pliages, annotations, découpages, déchirures, etc.). Ce changement de paradigme place l’accent sur la réception de la carte et sa lecture, qui font ainsi partie intégrante du geste cartographique. Ce geste couvre ainsi tout l’éventail des pratiques, depuis les relevés pris sur le terrain jusqu'au moment de la lecture de la carte. Ces développements théoriques et critiques récents permettent d’aborder la question des interactions cartographiques de façon plus riche et plus souple à la fois : si la lecture de la carte fait partie du geste cartographique, alors on peut considérer qu’écrire avec les cartes, c’est aussi participer à ce processus, et donc cartographier.
Cette place accordée au lecteur de la carte peut ainsi orienter vers des réflexions sur les phénomènes de sérialité lectoriale, tels qu’identifiés par Matthieu Letourneux. Le fait que le lecteur participe à rendre le récit plus complet est en effet le fondement même du fonctionnement des littératures de genre, processus dans lequel la carte joue un rôle central : puisque l’entreprise de world building n’est par définition jamais achevée, les communautés de lecteurs peuvent prendre le relais de l’auteur dans le geste cartographique. De manière fort stratégique, certains auteurs empruntent au modèle du jeu vidéo le dévoilement progressif des cartes : ainsi de George R.R. Martin profitant de la parution en plusieurs tomes du Trône de fer pour compléter à chaque fois un peu plus la carte présentée en début de récit. Ces interventions cartographiques posent également la question de la fidélité à l’œuvre initiale, notamment lorsqu’elles prennent la forme de l’hommage littéraire : que fait-on à une carte lorsqu’on la transpose de la fiction à la réalité (dans le cas d’auteurs souhaitant refaire le voyage effectué par un personnage fictionnel, par exemple) ou qu’on la rend bien plus précise qu’elle n’avait vocation à être (cf le plan d’architecte du coffre de Picsou dessiné par Don Rosa, à partir des éléments souvent contradictoires des histoires de Carl Barks) ?
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Le colloque, qui se déroulera à l’ENS de Lyon les 2 et 3 février 2023, s’intéressera aux littératures française et étrangères, de préférence entre le xixe et le xxie siècle et comprendra une table ronde où seront invité.es à débattre plusieurs écrivain.es contemporain.es (Matthieu Duperrex, Emmanuel Ruben, Frédérique Aït-Touati [à confirmer]).
Les propositions de communication, d’une demi-page environ, accompagnées de renseignements bio-bibliographiques sont à envoyer avant le 31 mai 2022 aux adresses suivantes : liouba.bischoff@ens-lyon.fr, raphael.luis@ens-lyon.fr, julien.negre@ens-lyon.fr.
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Orientations bibliographiques
Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles, Paris, Éditions B42, 2019.
Sally Bushell, Reading and Mapping Fiction. Spatialising the Literary Text, Cambridge University Press, 2020.
Michel Collot, « Pour une géographie littéraire », dans Fabula-LhT, n° 8, « Le Partage des disciplines », dir. Nathalie Kremer, mai 2011, URL : http://www.fabula.org/lht/8/collot.html.
David Cooper et Gary Priestnall, « The Processual Intertextuality of Literary Cartographies: Critical and Digital Practices », Cartographic Journal, 48/4, 2011, p. 250-262.
Martin Dodge, Rob Kitchin, C. R. Perkins, Rethinking Maps: New Frontiers in Cartographic Theory, Routledge, 2009.
Anders Engberg-Pedersen (éd.), Literature and Cartography. Theories, Histories, Genres, The MIT PRESS, 2017.
Nina Goga et Bettina Kümmerling-Meibauer (ed.), Maps and Mapping in Children's Literature: Landscapes, Seascapes and Cityscapes, John Benjamins Publishing Company, 2017.
Christian Jacob, L’empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992.
Bruno Latour, Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2017.
Huw Lewis-Jones (ed.), The Writer’s Map. An Atlas of Imaginary Lands, Chicago University Press, 2018.
Christina Ljunberg, Creative Dynamics : Diagrammatic Strategies in Narrative, Amsterdam et Philadelphie, John Benjamins, 2012.
Julien Nègre, L'arpenteur vagabond. Cartes et cartographies dans l'œuvre de Henry David Thoreau, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », 2019.
Isabelle Ost (dir.), Cartographier : Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2018.
Élodie Raimbault, Le géomètre et le vagabond. Espaces littéraires de Rudyard Kipling, Grenoble, UGA Éditions, 2021.
Andrew Thacker, « The Idea of Critical Literary Geography », New Formations, 57, 2005/2006, p. 56-73.
Peter Turchi, Maps of the Imagination : The Writer as Cartographer, San Antonio, Trinity University Press, 2004.