Appel à communication
Conférence internationale de la Société d’Études Woolfiennes
« Virginia Woolf: For a Poetics & Politics of Intimacy »
Jeudi 11 mai et vendredi 12 mai 2023
Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Organisée par ECLLA
avec le soutien de la SEW et de CORPUS (UR-UPJV 4295)
Conférencières invitées :
Elsa Högberg, Université d’Uppsala et
Christine Reynier, Université Paul-Valéry Montpellier 3
« On vient seulement de m’envoyer la seconde fournée d’épreuves [de Passenger to Teheran] que j’ai avalées d’un trait. […] Je ne cessais de me répéter ‘Comme j’aimerais connaître cette femme’ et de penser ‘Mais je la connais’, et puis ‘Non, je ne la connais pas – du moins pas exactement celle qui a écrit ces pages’. Je ne mesurais pas toute l’étendue de ta subtilité […]. En effet, maintenant que j’ai lu ce texte, j’ai l’impression étrange d’avoir perçu pas mal de choses qui m’avaient échappé en privé. Je me demande quelles sont ces choses très intimes que l’on dit dans un texte imprimé ? Il y en a toute une famille. Pour moi, le fait que l’on ne les exprime que par écrit est la preuve que l’on est un écrivain [...]. » (Vita Sackville-West, Virginia Woolf, Correspondance. Trad. Raymond Las Vergnas, Paris : Stock, Nouveau Cabinet Cosmopolite, 1985, p. 182).
Cet extrait d’une lettre adressée à Vita Sackville-West le 15 septembre 1926, alors que Virginia Woolf relisait les épreuves du récit de voyage en Perse de son amie intime afin de préparer sa publication par la Hogarth Press, est une illustration parlante de la façon dont écriture et intimité s’entremêlent et de la façon dont Woolf explore cette question. Elle exprime ici la difficulté fondamentale qu’il y a à connaître réellement quelqu’un (même lorsque cet(te) autre est un(e) proche), difficulté qui est aussi au centre de sa réflexion sur le personnage dans le roman, et la nécessité de passer par l’écrit pour exprimer ses propres états d’âme et tenter de comprendre les subtilités de l’âme humaine quelle qu’elle soit. Cette nécessité paradoxale de rendre publiques nos pensées les plus intimes pour leur donner corps explique aussi la réticence de Woolf à se livrer à l’autobiographie : « Also I’m uneasy at taking this role in the public eye - afraid of autobiography. » (The Diary of Virginia Woolf, vol. 5, 141) Pourtant, dans un même mouvement, elle définit l’intime comme au-delà des mots ; l’intimité c’est la « connaissance » dit Lily Briscoe lorsqu’elle évoque la figure de Mrs Ramsay tout en posant la tête au creux de ses genoux, mais « ce n’est rien que l’on puisse écrire dans un langage connu des hommes. » (To the Lighthouse, 305) En dernier recours, même cette connaissance s’avère trompeuse : « Qui sait ce que nous sommes, ce que nous ressentons ? Qui le sait même au plus fort de l’intimité. C’est cela la connaissance ? » (To the Lighthouse, 390)
Exprimer la vie de l’esprit (de son propre esprit et de celui des autres), telle est bien l’ambition de Woolf, indissociable de son projet moderniste de renouveler la forme romanesque, enjoignant dans un élan semblable le lecteur de fiction et ses contemporains « spirituels » à expérimenter et à « regarder à l’intérieur ». Dans ses efforts pour définir la matière même de la fiction (« the proper stuff of fiction »), elle affirme que la vie devrait être transmise avec « aussi peu d’apport étranger et externe que possible » (Modern Fiction, Essays 4, 160) et invite ses contemporains à souligner l’intériorité de leurs personnages, respectant en cela l’étymologie du mot « intime » (qui vient du Latin « interior » et en particulier du superlatif « intimus », « ce qui est le plus en dedans, le fond de »).
C’est précisément cette injonction (« look within ») qui nous conduit à proposer d’analyser l’intime et ses ramifications éthiques et politiques dans l’œuvre tout entière de Virginia Woolf. Car l’intimité est aussi centrale dans les essais de Woolf (et notamment dans ses essais féministes). Les deux genres se saisissent du tissu politique de l’intime et, à cet égard, on peut considérer qu’ils produisent une forme originale de féminisme matérialiste. Les expérimentations radicales de Woolf se déploient dans l’atmosphère de « peur et de suspicion » (VW dans Marshik 3) qui prévaut jusqu’à la fin des années 1920, lorsque les censeurs et les moralistes exercent encore un fort pouvoir sur les auteurs, les imprimeurs et les éditeurs ainsi que sur le grand public (voir Pease, Potter, Marshik & Pease). Les stratégies littéraires développées par Woolf pour contourner la censure affectent sa représentation d'une intimité incarnée, transformant l'expression du personnel en un geste inévitablement politique.
Dans A Room of One’s Own, elle donne voix à l’expérience féminine et aux préoccupations des femmes en adoptant une persona qu’elle nomme Mary Beton et lui donne un corps de femme en prise directe avec les problèmes qu’elle cherche à théoriser. Il est également évident que l’intimité de la chambre à soi est en fait fallacieuse car le monde extérieur ne cesse de l’envahir, tout comme la lettre écrite en réponse à un homme cultivé d'âge mûr dans Three Guineas est en fait une forme d’adresse très publique. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur, la confidentialité et la publicité est très poreuse, et l’engagement politique de Woolf est profondément ancré dans son expérience personnelle de fille d’homme cultivé.
Cette question de l’intimité est au cœur des études woolfiennes et modernistes depuis la fin du XXe siècle (voir Bagguley et Seymour, Berlant, Frost, Illouz, Minow-Pinkney entre autres) mais elle semble avoir pris de l’ampleur avec l’émergence des « affect studies » et avec des publications comme l’article de Jessica Berman en 2004, celui de Jane Goldman en 2021 et en particulier l’ouvrage que Elsa Högberg a consacré à ce sujet (Virginia Woolf and the Ethics of Intimacy, 2020). En s’appuyant sur quatre des romans modernistes de Woolf, Högberg démontre magistralement que l’écriture de l’intime et de l’intériorité est un processus éthique et esthétique. Dans le sillage de cette pensée qui démontre que Woolf situe l’intime à la croisée du privé, du public et du politique, nous proposons d’examiner comment la conception woolfienne de l’intime, des relations humaines et du moi informe non seulement sa fiction mais aussi ses essais, ses auto/biographies, ses journaux et sa correspondance. Les textes de Woolf traduisent une posture éthique et esthétique indissociable d’une poétique qui place l’introspection au tout premier plan dans un entrelacs complexe de tensions et de paradoxes qui s’expriment en termes de vacillement (« vacillation », concept woolfien s’il en est) entre le dedans et le dehors, le secret et la révélation, la dissimulation et la divulgation, le privé et le public, le personnel et l’impersonnel, le moi et l’autre. Ces questions pourraient également être étendues à la réception de l’œuvre de Woolf en France et à la nature de l’empreinte de l’intime dans la réponse française à Woolf, dans une rencontre anachronique avec la pensée féministe contemporaine.
Nous souhaitons rassembler les spécialistes de Woolf désireux d’aborder cette question de l’intime selon des approches théoriques variées, afin d’éclairer les enjeux littéraire, esthétique, éthique, politique, philosophique et plus largement culturel du sujet dans une œuvre dont les origines, la conception et la réception pourront également être envisagées.
Les points suivants pourront être abordés (liste non exhaustive) :
* le premier sens possible de « intimité » étant lié à la familiarité, à l’amitié et aux liens affectifs, on pourra s’intéresser aux relations entre Bloomsbury et Virginia Woolf : éthique de l’intimité au cœur de Bloomsbury, groupe fondé sur les principes d’amitié et de vérité. Influence de George Moore et de ses Principia Ethica, les contributions au « Memoir Club », les soirées du jeudi comme catalyseur du style Bloomsbury. En lien avec la nouvelle conception de la sphère domestique inventée par Bloomsbury, on pourra aussi se pencher sur les lieux réels ou imaginaires de l’intime, Hyde Park Gate, Monk’s House, Charleston, etc.
Plus largement les relations entre Virginia Woolf, ses amis, sa famille et leur rôle dans sa vie d’écrivain et dans son œuvre: émulation et rivalité intellectuelle avec Leslie Stephen, Lytton Strachey, Vanessa et Clive Bell, Roger Fry, etc. Rôle de Leonard Woolf dans la carrière de Virginia Woolf, façon dont il a œuvré pour sa postérité (publication de A Writer’s Diary, représentation de Virginia Woolf dans l’autobiographie de Leonard). Rôle de la Hogarth Press dans l’œuvre de Woolf.
* « Life-writing » et autobiographie : question cruciale, comment se représenter, comment représenter l’autre. La conception woolfienne de l’intimité comme source de la révolution biographique de la « Nouvelle Biographie ». Vers une poétique de l’individu. Aspect confessionnel du Journal et de la correspondance comme laboratoires du moi et de la fiction.
Rôle des éditeurs de la correspondance et des journaux, des biographes qui ont façonné une Virginia Woolf intime. Façon dont ses pensées les plus secrètes sont mises au jour, ce que les différentes périodes de critique littéraire en ont fait, ce que cela dit de Woolf mais aussi de notre époque et de la réception de ses œuvres.
* La fascination exercée par la figure de Woolf « recyclée » à l’infini : façon dont certains auteurs se sont inspirés de sa vie et de son œuvre comme sujet de leur propre création (Stephanie Barron, Michael Cunningham, le biopic récent « Vita and Virginia ») ; comment ses phases de dépression, ses amitiés homo-érotiques ont donné naissance à des œuvres qui contribuent à véhiculer une conception plurielle de l’auteur, certes parfois erronée ou fallacieuse mais qui inscrit plus sûrement la figure de Woolf au Panthéon des grandes icones du XXe siècle.
* Woolf et la photographie : sa pratique, sa conception de la photographie. Nécessité de créer des albums qui représentent la vie qui passe, la famille. Lien avec l’appréhension visuelle de soi et des autres dans ses textes, rôle des albums dans la création d’un roman familial. Lien avec Margaret Cameron et le Mausoleum Bookde Leslie Stephen dans la création d’une généalogie visuelle qui redéfinit la notion de familiarité.
* Woolf, ses expérimentations esthétiques et le « post-impressionnisme » : vers un formalisme incarné.
* La corporéité, la corporalité, le corps et l’esprit, la question de l'incarnation : comment l’intimité, l’amour, le corps sont représentés, ou transcendés, évités ou contournés mais toujours fondamentaux dans son œuvre, car l’expérience sensorielle est considérée comme nécessaire à la création artistique. L’empreinte de l’intime dans les lectures contemporaines et féministes de Woolf.
* Le féminisme de Woolf comme dérivant de son éthique de l’intimité, lien entre l’espace politique et l’espace privé. A Room of One’s Own et Three Guineas. Le personnel est politique : genre et sexe, l’esprit androgyne comme esprit naturellement créatif.
* Littérature et psychanalyse : relation avec la psychanalyse freudienne, développement simultané de la psychologie moderne, de la psychiatrie, de la psychanalyse et du modernisme littéraire. Résonances avec le concept d’ « extimité » de Lacan. La fiction de Woolf comme exploration de l’inconscient (cf. « Modern Fiction » dans lequel elle affirme que sa génération doit explorer « les endroits sombres de la psychologie. » (Essays 4, 162). Liens avec la définition de l’intimité par Kristeva comme une « coprésence continue entre le sensible et l’intelligible – une véritable continuité, au-delà de la division. » (La Révolte intime)
* « Intimité » signifie également « proximité de l'observation, de la connaissance » (cf. définition 1c de l’OED), ce qui peut susciter des réflexions sur l’intimité entre le lecteur et l'écrivain : l’investissement affectif du lecteur dans le contenu du roman, lien avec la théorie de la réception. Croisement entre la quête de sens du lecteur et la quête de personnage du narrateur. Comment la lecture et l’écriture en tant qu’actes intimes sont éventuellement propices à des actes de révolte politiquement subversifs. La pratique personnelle de Woolf en tant que lectrice, critique, et ses effets sur son écriture.
* La création du personnage romanesque modernisée : « Life and the Novelist » ou comment exprimer l’intériorité du personnage, comment faire face au caractère incommensurable de l’autre de manière créative. Le « tunneling process » de Woolf et son « digging out beautiful caves » : une forme d’excavation de l’intimité (Journal 2 , 272, 263).
* Intimité et modernisme : regarder à l’intérieur et exprimer la tentation de l’intériorisation moderniste. La révolution stylistique du courant de conscience pour promouvoir l’intériorité, l’introspection et contourner la censure des années vingt, le discours indirect libre comme mode de narration intime.
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Nous accueillons vos propositions de participation de préférence en anglais sur l’un de ces sujets ou tout autre sujet en lien avec la thématique de la conférence.
Merci d’envoyer une présentation d’environ 300 mots ainsi qu’une courte notice biographique (environ 200 mots) à woolfintimacy@gmail.com pour le 31 octobre 2022.
Avis sur les propositions rendu avant le 15 décembre 2022.
Contact :
Floriane Reviron-Piégay floriane.reviron.piegay@univ-st-etienne.fr
Anne-Marie Smith-Di Biasio annemarie.dibiasio@gmail.com
Comité scientifique :
Elizabeth Abel (University of California, Berkeley)
Anne Béchart-Léauté (Jean Monnet, St Etienne)
Catherine Bernard (Paris-Cité)
Anne Besnault (Rouen)
Rachel Bowlby (University College London)
Adèle Cassigneul (Toulouse)
Claire Davison (Sorbonne Nouvelle)
Chantal Delourme (Paris-Nanterre)
Rémi Digonnet (Jean Monnet, St Etienne)
Nadia Fusini (La Sapienza, Rome)
Maggie Humm (East London)
Mark Hussey (Pace University-New York)
Catherine Lanone (Sorbonne Nouvelle)
Marie Laniel (Picardie, Jules Verne)
Frédéric Regard (Paris-Sorbonne)
Floriane Reviron-Piégay (Jean Monnet, St Etienne)
Anne-Marie Smith-Di Biasio (Institut Catholique de Paris)
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Ouvrages de référence :
BERLANT, Lauren. Intimacy. Chicago: U of Chicago Press, 2000.
BERMAN, Jessica. “Ethical Folds: Ethics; Aesthetics, Woolf,” MFS: Modern Fiction Studies, vol. 50, n°. 1, Spring 2004, pp. 151-72.
BERSANI, Leo & PHILLIPS, Adam. Intimacies. Chicago: U of Chicago Press, 2008.
DELOURME, Chantal. Et une phrase... Virginia Woolf, écrire dans l’entre-deux-guerres. Paris : ENS Éditions, 2021.
FAVRE, Valérie. Virginia Woolf et ses "petites sœurs" : Relire A Room of One's Own au prisme de sa postérité littéraire, critique et féministe dans l'espace atlantique anglophone des années soixante à nos jours, Thèse de Doctorat, Lyon 2, 2021.
GÉRARD, Valérie. Les Formes du chaos : sur l’art politique de V. Woolf. MF Éditions, 2022.
GOLDMAN, Jane. “Burning Feminism: Virginia Woolf’s Laboratory of Intimacy” in HÖGBERG, Elsa, ed., Modernist Intimacies. Edinburgh: Edinburgh UP, 2021, pp. 52-73.
HÖGBERG, Elsa. Virginia Woolf and the Ethics of Intimacy. London: Bloomsbury, 2020.
—, ed. Modernist Intimacies. Edinburgh: Edinburgh UP, 2021.
HUMM, Maggie. Talland House: A Novel. Berkeley, CA: She Writes Press, 2020.
ILLOUZ, Eva. Cold Intimacies: The Making of Emotional Capitalism. London: Polity Press, 2007.
JONES, Clara. Virginia Woolf: Ambivalent Activist. Edinburgh: Edinburgh UP, 2017.
KRISTEVA, Julia. Intimate Revolt. The Powers and Limits of Psychoanalysis, 1997. Trans. HERMAN, Jeanine. New York: Columbia UP, 2002.
LASSERRE, Audrey. Histoire d’une littérature en mouvement : textes, écrivaines et collectifs éditoriaux du Mouvement de libération des femmes en France (1970-1981), Thèse de Doctorat, Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2014.
LIGHT, Alison. Mrs. Woolf and the Servants: An Intimate History of Domestic Life in Bloomsbury. London: Penguin Books, 2007.
MARSHIK, Celia. British Modernism and Censorship. Cambridge: Cambridge UP, 2006.
MARSHIK, C. & PEASE, A. Modernism, Sex, and Gender. London: Bloomsbury, 2019.
MEYER, Suzel. Écrire l'histoire au féminin : autour de The Years de Virginia Woolf et des Années d'Annie Ernaux, Thèse de Doctorat, Strasbourg, 2020.
MINOW-PINKNEY, Makiko. Virginia Woolf and the Problem of the Subject: Feminine Writing in the Major Novels. New Brunswick, N. J.: Rutgers UP, 1987.
PEASE, Allison. Modernism, Mass Culture, and the Aesthetics of Obscenity. Cambridge: Cambridge UP, 2000.
POTTER, Rachel. Obscene Modernism. Literary Censorship & Experiment 1900-1940. Oxford: Oxford UP, 2013.
REYNIER, Christine. Virginia Woolf’s “Good Housekeeping” Essays. New York and London: Routledge, 2019.
SANGER, Tam & TAYLOR, Yvette, eds. Mapping Intimacies: Relations, Exchanges, Affects. London: Palgrave Macmillan 2013.
SEYMOUR, Julie & BAGGULEY, Paul, eds. Relating Intimacies: Power and Resistance. London: Macmillan, 1999.
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