Préface et biobibliographie d'Alexis Buffet
Publié en 1924, ce « roman biographique » sur Henry David Thoreau tient toutes ses promesses : un style enlevé et vivant, rédigé sur la base des propres textes de Thoreau. Le contemporain n’est pas dépaysé, il retrouve ses marques avec tous les thèmes que la nature writing a popularisés depuis ces dernières années, sans oublier la question des rapports entre la littérature et la vie. Bazalgette, intime des textes de Thoreau, demeure encore aujourd’hui une référence. Thierry Gillybœuf, spécialiste de l’œuvre de Thoreau et traducteur du monumental Journal se réfère toujours à lui pour ses travaux tant son travail pour écrire Henry Thoreau sauvage s’appuie sur une documentation de qualité, avec de multiples sources, qui ne rend pas obsolète la vérité des faits.
Bazalgette est un conteur qui narre la vie aventureuse d’un héros nommé Henry Thoreau. Il sait de quoi est constitué le plaisir du texte : c’est le récit d’une existence qu’il a étudié et qu’il apprécie. De la naissance à la mort de Thoreau, on voit défiler les péripéties qui façonnent un homme tant au physique qu’au spirituel afin d’en donner une représentation tout en nuances, laquelle décrit au mieux le caractère indomptable de l’homme de Walden.
Ce réfractaire « sauvage » dans toutes les acceptions du mot, est mis en scène dans ce « manuel de l’insoumis », contre-modèle positif à la « civilisation » dans un balancement entre culture et nature. « Celui qui voudrait être un homme doit être non conformiste», dit Emerson. Bazalgette comme Thoreau adhèrent à la sentence.
De plus, Bazalgette fait voyager son lecteur dans une Amérique du Nord où il n’a pourtant jamais mis les pieds...
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Extraits :
« La philosophie à Walden, on n’en fait guère. On ne presse pas la sagesse entre les feuillets d’un vieux livre ; on la vit fraîche et quotidienne, aussi naturellement que l’on va puiser de l’eau à l’étang. »
« C’était une maison selon le cœur de Jean-Jacques et selon le cœur d’Henry. Et quand la maison vous plaît, tout ce que vous avez à faire qui dépende de la maison, se colore de plaisir. »
« Heures inestimables de Walden ! Vous figuriez-vous, nigauds, qu’il n’y avait pas autre chose à faire ici, et autrement importantes, qu’à contempler l’image de sa fichue pureté dans le miroir de l’étang ou de s’écouter jouer de la flûte sur l’eau, au milieu du cirque de verdure ? »
« Folles herbes que l’on appelle mauvaises, vous m’êtes plus douces que les dociles herbes de bonne maison. Vous êtes de ma famille. Vous aimez comme moi à traîner le long des vieux chemins, loin des jardinets où croît le buis de la sagesse. »
«Walden est le livre d’un écrivain qui donne sa pleine mesure — trop pleine même, si vous voulez — avec le même impardonnable sans-gêne dans la composition. Décidément, on ne fera jamais de cette caboche-là l’usine d’un littérateur. Ou bien, prononcez-le : libérateur. C’est la prononciation d’Henry. »
« Etre des gars de Concord, c’est se griser du bonheur de la rivière, des deux rivières qui s’y joignent, la vive et la paresseuse, et font aussi bon ménage que John et Cynthia. C’est prolonger la baignade dans une crique avec des camarades, sous le berceau des branches de sapin protégeant vos ébats de canetons. La rivière débordée au printemps inonde les prés, immense nappe d’eau d’où émergent des arbres ; elle n’a plus cinquante mètres d’un bord à l’autre, mais un kilomètre de large et plus, on dirait un grand lac, que survolent les mouettes. C’est vivre la saison des foins, la saison des canneberges, escalader les buttes pour découvrir les sommets au loin, où vous n’êtes jamais allé, où peut-être finit le monde, puisque par delà est l’empire du soleil couchant. C’est manœuvrer un bateau à la pagaie ou à la gaffe, humer l’odeur de la berge, des plantes aquatiques, de la feuille de menthe froissée, emporter sa ligne et s’absorber durant des heures, suspendu d’attention entre le mystère des profondeurs, qui se propage en frémissements jusqu’au bouchon, et les escadres de nuages fendant le grand ciel déployé au-dessus des prés. »
« Bazalgette fut un des Français qui connurent le mieux l’Amérique. Son livre sur Thoreau est une œuvre qui a la magnifique gravité, le grain dru de la terre.» John Dos Passos, Europe, juin 1929.