
Dès 1826, Jean-Baptiste Lamarck, fondateur de la biologie et théoricien du transformisme, s’alarme des activités meurtrières de l’Homme sur le vivant : « On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable[i] ». Rejoignant lWilliam Hogarth[ii], il témoigne de préoccupations écologistes avant l’heure gagnant l’Europe au tournant du XIXe siècle.
Qualifiée de « révolution »[iii], l’industrialisation métamorphose le rapport au temps et à l’espace. Elle affecte différemment les lieux par le truchement des multiples phénomènes qui lui sont liés tels que l’exode rural, la croissance urbaine, l’implantation d’usines, de réseaux de transports, l’exploitation de ressources, ou encore l’émission de pollution. De fait, ces changements affectent le paysage - terme qui désigne le champ visuel humain, tant perceptif que mental. William Wordsworth ne regrette-t-il pas déjà dans son poème “Splendour in the Grass” (1804) le temps à jamais perdu de l’éclat de l’herbe et de la splendeur des fleurs[iv] ? Ces paysages figurent tels des stigmates laissés par l’industrie. Ils traduisent la prééminence d’une conception utilitariste du vivant. Les théories de Jeremy Bentham[v], d’Auguste Comte[vi], ou encore de Saint-Simon[vii] justifient cet utilitarisme : la nature serait mise à contribution afin d’améliorer l’Homme, de le « perfectionner ». Ces idées s’ancrent dans un mythe du « Progrès » qui ne cesse de prendre de l’ampleur durant le XIXe siècle[viii]. « Prométhée moderne », l’Homme se distinguerait d’une nature originelle qu’il dénature soit par ses activités, soit par sa culture. Ainsi, la métamorphose des paysages n’exprime-t-elle pas aussi celle des corps de sociétés humaines transformées par la mécanisation industrielle ?
C’est bien en réaction à ces changements que naît, aussi bien dans les sciences que dans les lettres et les arts, le sentiment de nostalgie, c’est-à-dire d’une perte irrémédiable de cette nature désormais érigée en altérité radicale. Du grec nostos-algos (retour-douleur), ce terme d’abord clinique s’applique à certains soldats napoléoniens, d’anciens laboureurs en mal du pays[ix]. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, ce terme se généralise et prend une toute autre acception : il renvoie au domaine de la sensibilité. La nostalgie n’est plus le « mal du pays » affectant la figure légendaire du « soldat-laboureur » napoléonien. Elle exprime désormais le deuil d’un espace-temps révolu. Ce sentiment est conforté par les travaux marquants de Charles Darwin : L’Origine des espèces[x] ébranle la conception créationniste du vivant par ses théories évolutionnistes. Dans son sillage, Ernst Haeckel fonde, dès 1866, la discipline de l’écologie[xi] qui étudie les relations complexes entre les organismes vivants et leurs environnements. Ces travaux scientifiques confortent le sentiment de perte d’une « harmonie naturelle ». En effet, cette dernière est compromise par les activités humaines impactant les environnements et contribuant au processus de sélection naturelle[xii]. L’inquiétude que suscite la disparition de certains milieux naturels devient dès lors une préoccupation majeure des sociétés. Elle appelle à la mobilisation de certains penseurs, comme Jules Michelet qui retrace l’histoire de cette destruction naturelle dans La Mer (1861)[xiii] et La Montagne (1868)[xiv]. D’autres intellectuels qualifiés de « technocrates », tels Robert Southey, Lewis Mumford, Jacques Ellul, ou Günther Anders, pour ne citer qu’eux[xv], condamnent radicalement l’industrialisation assimilée à un nouvel enfer menant l’humanité à sa perte. Par ailleurs, l’idée d’une industrie dénaturante nourrit une réflexion sur l’authenticité, voire une quête ontologique permettant à l’Homme de communier avec la « Nature ». En témoigne le mouvement transcendantaliste américain : il se structure autour de l’essai Nature (1836)[xvi] de Ralph Waldo Emerson lequel défend l’idée d’une fusion de l’homme dans une Nature divine. Enfin, cette sensibilité nostalgique amène aussi à la protection d’espaces naturels par le biais de la législation[xvii] et de l’engagement politique. Ainsi émergent, aux Etats-Unis, comme en Europe, différents mouvements visant à patrimonialiser des paysages d’exception érigés en « monuments naturels » [xviii].
Dans ce contexte, comment la question de la nostalgie affecte-t-elle la notion de paysage, mais aussi ses représentations ? L’objet de cette journée d’étude est d’interroger les paysages au prisme de la nostalgie : comment investit-elle ses représentations, tant artistiques que littéraires, mais aussi ses théories, et même sa pratique par le biais des paysagistes ?
L’historiographie sur ce sujet a récemment été actualisée avec, en 2021, la rétrospective du Musée d’Orsay sur Les Origines du monde. L’invention de la nature au XIXe siècle[xix]. Elle explore la manière dont l’essor des sciences naturelles et ses découvertes ont inspiré les artistes. En amont, Pierre Wat démontrait dans son ouvrage Pérégrinations : paysages : entre nature et histoire (2018)[xx], que la « mort » de la conception dite classique du paysage, organisée par l’esthétique rationaliste, dessine d’autres chemins aux paysages qui portent la mémoire de l’histoire humaine au seuil du XIXe siècle. Cependant, la question de la nostalgie n’est que sous-jacente dans ces écrits et il est nécessaire de croiser les textes pour arriver à une analyse formelle et contextuelle de ce sentiment dans les paysages européens durant tout le XIXe siècle. Ce travail fut en partie réalisé pour le paysage rural américain en 1964 par Leo Marx dans The Machine in the Garden: Technology and the Pastoral Ideal in America[xxi]. Mais ce dernier se concentre sur la représentation littéraire. Simon Schama, quant à lui, offre une vision plus large[xxii]. Il interroge le paysage réel et le paysage imaginaire dans la culture occidentale sans époque définie, ce qui lui permet d’établir un lien entre les changements sociaux et notre perception du paysage.
C’est essentiellement à l’aune d’autres disciplines en sciences sociales que l’histoire de l’art, telles que l’histoire, l'anthropologie, la philosophie ou la psychanalyse, que la nostalgie a été étudiée. Il faut ainsi noter les travaux récents du psychanalyste André Bolzinger, Histoire de la nostalgie[xxiii] ou de l’historien Thomas Dodman, Nostalgie : Histoire d’une émotion mortelle[xxiv]. Enfin, cette question transversale de la nostalgie dans le paysage au XIXesiècle, nous invite incontestablement à nous pencher sur les pensées scientifiques, naturalistes et même écologistes contemporaines. De nombreux spécialistes, tels que Charles-François Mathis[xxv], Fabien Locher ou Gregory Quenet[xxvi] se sont penchés sur ces questions et nous permettent d’aborder la peinture avec de nouvelles clefs.
C’est seulement à la croisée de ces multiples regards en sciences sociales qu’une nouvelle recherche scientifique, sur une problématique qui semble aussi subjective que le sentiment nostalgique, peut naître et traduire la création artistique de cette époque.
Axes
Les interventions, d’une durée de 20 minutes, pourront s’inscrire dans les axes suivants :
Formes, théories et discours scientifiques et artistiques du sentiment de nostalgie
La représentation du paysage à travers un sentiment de fracture entre homme et nature
Le paysage nostalgique comme image du heimat dans une société artistique cosmopolite et internationale
Diffusion et réception publique et critique des paysages nostalgiques à l’échelle nationale et internationale
Modalités de candidature
Les propositions de communication sont attendues sous la forme d’un résumé de 2500/3000 signes accompagné d’une courte biographie. Cette journée d’étude est susceptible de faire l’objet d’une publication. À transmettre aux deux adresses suivantes : marie.clemenceau@etu.univ-paris1.fr ; alitheia.soulie@etu.univ-paris1.fr
Calendrier
Date limite d’envoi : 20 décembre 2023
Date de réponse : 31 janvier 2023
Journée d’étude : 15 avril 2023
[i] Jean-Baptiste LAMARCK, Système analytique des connaissances positives de l’homme [1820], Paris, Éditions Quadrige, 1998.
[ii] On pense notamment à la série de douze estampes “Industry and Idleness” que réalise Hogarth en 1747 montrant les changements apportés par l’industrie au monde du travail.
[iii] Friedrich ENGELS, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre [1845], Paris, Éditions sociales, 1960.
[iv] William WORDSWORTH, Poems, vol.II, Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1815.
[v] Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de morale et de législation [1789], trad. Centre Bentham, Paris, Vrin, 2010.
[vi] Auguste COMTE, Philosophie première. Cours de philosophie positive [1830-1832], Paris, éditions Hermann, 1975.
[vii] Henri DE SAINT-SIMON, Nouveau christianisme, Paris, Bossange Père, A. Sautelet et Cie, 1825.
[viii] Frédéric ROUVILLOIS, L’Invention du Progrès, 1680-1730, Paris, CNRS Éditions, 2011.
[ix] André BOLZINGER Histoire de la nostalgie, Paris, Campagne première, 2007.
[x] Charles DARWIN, On the Origin of Species, Londres, chez John Murray, 1859.
[xi] Ernst HAECKEL, Über Entwickelungsgang und Aufgabe der Zoologie, Leipzig, Engelmann, 1870.
[xii] Samy BOUNOUA, « Penser l’écocide au XIXe siècle : crimes contre la nature, châtiment divin et vengeance de la Terre », Criminocorpus, n° 16, 2020.
[xiii] Jules MICHELET, La Mer [1861], Paris, Gallimard, 1983.
[xiv] Jules MICHELET, La Montagne [1868], Paris, Le Pommier, 2020.
[xv] Simon, CHAUNU « L’enfer organisé de la civilisation industrielle. Critique de la technique et critique des organisations chez quelques penseurs anti-industriels », Aspects sociologiques, vol. 25, n°1, 27 novembre 2020.
[xvi] Ralph Waldo EMERSON, Nature [1836], trad. Patrice Oliete Loscos, Paris, Allia, 2004.
[xvii] Marc, BOUVET « L’évolution du thème de l’environnement au XIXe siècle », Revue juridique de l’Ouest, 1999.
[xviii] Martine, CHALVET « Conservation/préservation de la nature « sauvage » : une histoire des savoirs, des imaginaires et des idéologies», Revue forestière française, 73, 2022.
[xix] Cf. Laura BOSSI (dir.), Les Origines du monde. L’invention de la nature au XIXe siècle, cat. exp. (Paris, Musée d’Orsay, 19 mai 2021 – 18 juillet 2021), Paris, Musée d’Orsay/ Gallimard, 2020.
[xx] Pierre WAT, Pérégrinations : paysages : entre nature et histoire, Vanves, Hazan, 2017.
[xxi] Leo MARX, The Machine in the Garden: Technology and the Pastoral Ideal in America, Oxford, Oxford University Press, 1964.
[xxii] Simon SCHAMA, Le Paysage et la mémoire, Paris, Seuil, 1999.
[xxiii] André BOLZINGER, Histoire de la nostalgie, Paris, Campagne première, 2007.
[xxiv] Thomas DODMAN, Nostalgie : Histoire d’une émotion mortelle, Paris, Seuil, 2022.
[xxv] Charles-François MATHIS, « De l’esthétique du cottage comme vision de l’environnement : Robert Southey, critique de la Révolution industrielle », dans Romantisme, n°189 : « Les écologies du XIXe siècle », 2020.
[xxvi] Fabien LOCHER, Gregory QUENET, « L’histoire environnementale : Origines, Enjeux et Perspectives d’un Nouveau Chantier », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n°56-4, 2009 [en ligne], https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2009-4-page-7.htm, consulté le 4 septembre 2023.