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"Elle s’abandonna". Représentation de l’acte de céder dans la littérature du XIXe s. (Strasbourg)

Publié le par Marc Escola (Source : Lucie Nizard)

 « Elle s’abandonna ».

Représentation de l’acte de céder dans la littérature du xixe siècle

Université de Strasbourg,

les 4 et 5 mars 2025.

Configurations littérature UR 1337 — GEO UR 1340 — ITI LETHICA — ANR ConSent

La scène où un personnage féminin « cède », « se livre » ou « s’abandonne » à un homme est un topos des romans du xixe siècle. Flaubert joue de ce cliché dans Madame Bovary, lorsqu’il représente la première rencontre sexuelle entre Emma et Rodolphe : « et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna[1]. » Si, comme l’écrit Steve Murphy, « le mouvement suggère un mélange confus de pudeur et d’envie de s’adonner pleinement à la sensation érotique qui la bouleverse[2] », on peut aussi entendre dans ce court segment une parodie des codes érotiques romanesques du temps. Car c’est bien un poncif que cet abandon féminin dans des bras insistants. Comment lire aujourd’hui ce « script de la sexualité[3] » sur lequel Flaubert ironise ? Faut-il y voir la traduction d’un code amoureux et littéraire qui érotise les larmes, la prégnance d’une conduite sociale qui enjoint aux femmes de ne jamais dire clairement oui pour conserver une aura vaguement respectable, ou bien une attention à la contrainte assumée ou feutrée qui s’exerce sur le personnage féminin ? Comment articuler les questions de poétique et d’éthique dans une lecture dont l’un des objectifs revient à évaluer in fine l’agentivité d’un personnage fictif et la position adoptée par l’auteur ? C’est à ces interrogations que le présent colloque voudrait inviter en se concentrant sur une zone complexe des représentations littéraires du consentement ou du non-consentement : l’acte de céder. 

La perception de la cession sexuelle comme le résultat d’une potentielle coercition s’accentue au cours du xixe siècle, qui s’ouvre avec l’apparition du terme de « viol » dans le Code pénal en 1791 et s’achève à la veille des nouveaux bouleversements des rapports de genre produits par la Première Guerre mondiale. L’objectif de ce colloque est d’interroger les représentations de ces scènes de cession dans cette période charnière, où la conscience d’une violence symbolique ou réelle à l’œuvre s’affine dans l’espace culturel. Si la littérature reste largement tributaire de codes et de poétiques antérieurs, elle est aussi parfois le lieu d’un renversement des points de vue qui fait place à une représentation plus fine des mécanismes psychologiques de la cession. Entre permanences et mutations, comment la littérature traite-elle l’acte de céder au xixe siècle ? De quelle manière peut-elle participer à une historicisation des valeurs associées à la cession sexuelle ? Quels liens entretient-elle sur ce sujet avec l’univers factuel, la sphère du droit, l’histoire, l’histoire des arts ou des sciences ? Comment ces scènes sont-elles reçues aujourd’hui et quelles lectures nouvelles engendrent-elles ? 

On propose les pistes de réflexion suivantes :

1) Historiciser la notion de cession par la littérature ? Évolutions, ruptures, permanences

Le colloque mettra en lumière de potentielles inflexions chronologiques dans les représentations des personnages qui cèdent sur la période du long xixe siècle. Quelles évolutions éventuelles peut-on déceler au cours du siècle dans les représentations des scènes sexuelles où une personne cède à une autre ? En quoi la littérature peut-elle contribuer à historiciser la mutation des codes amoureux et sexuels ?

L’histoire des sexualités a relevé des modifications dans les rapports entre les sexes au cours du siècle, qui peuvent influer sur les représentations de la cession. Le développement du flirt pourrait ouvrir à une relative acceptation de l’agentivité féminine en matière de séduction, offrant une voie de sortie possible au modèle homme actif / femme qui cède[4]. La dénonciation du mariage comme « viol[5] » légal, associée à la valorisation progressive du mariage d’amour[6] peut laisser imaginer des nuits de noces[7] fondées sur un consentement mutuel et non plus sur une cession tremblante de la jeune épousée. Enfin, la tolérance aux violences sexuelles semblerait diminuer au fil du siècle ; davantage réprimées[8], les violences sexuelles seraient progressivement envisagées comme une « violence morale[9] » à partir des années 1860, cependant que se développent la médecine légale et la psychologie.

Sans prétendre repérer une évolution linéaire, on pourra se demander comment les textes littéraires s’emparent de ces tendances relevées par les historiens. Peut-on distinguer des moments de bascule dans les représentations des personnages qui cèdent ? Les textes de la fin du siècle s’alarment-ils davantage de la violence contenue dans la cession et si oui de quelle manière ?

2)  Poétique de la cession

     L’un des enjeux de ce colloque est de réfléchir à la manière dont l’acte de céder est représenté dans la fiction, dans l’optique de définir une poétique de la cession, mais aussi de mettre en relief dans ces représentations de potentiels points de convergence ou de friction entre poétique et éthique. En effet, l’acte de céder est souvent l’un des points de bascule du récit et a donc une fonction narrative fondamentale pour construire l’intrigue, donner des informations sur l’ethos d’un personnage ou son statut par rapport aux autres figures, colorer l’ensemble de la fiction d’une nuance d’érotisme ou de transgression ; c’est aussi sur le plan de la mise en forme littéraire un « morceau de bravoure » où il s’agit de décrire un moment de passage, brusque ou subtil, et qui met donc en jeu la capacité des écrivaines et écrivains de décrire adéquatement les bouleversements psychologiques et corporels liés au dispositif de cession, que celui-ci revête une dimension érotique ou révèle explicitement la contrainte. 

À partir de cas pratiques, empruntés à la littérature française ou étrangère, on pourra poser les questions suivantes : comment s’écrit la cession ? Que représente-t-elle au sein du récit ? Quels tours ou détours permettent de la dire et en quoi permettent-ils, ou pas, de lire la scène via un prisme éthique ? Cette poétique de la cession peut en effet être un terrain fertile pour analyser les rapports entre littérature et valeurs : on pourra s’interroger sur la manière de faire la part entre permanence de traditions littéraires et sociales où le refus féminin est un geste codifié (on songe à la prégnance de la métaphore poliorcétique et à l’influence plus générale de la littérature libertine au xixe siècle) et volonté de donner corps à un « non » qui se manifeste par des signes plus ou moins ambivalents. Car l’acte de céder suscite également la question de la transparence narrative ou psychologique : entre tabous sexuels et part inconsciente du désir, comment le texte met-il en scène une transparence de soi à l’autre, mais aussi de soi à soi ? Il nous incite aussi à interroger l’ambivalence des signes et la part du silence qui est souvent présent dans les moments de cession : comment interpréter ces scènes où l’un des partenaires ne dit mot ? Quels paradigmes herméneutiques peuvent être mobilisés pour interpréter la valeur poétique, narrative, éthique du silence en contexte érotique ? 

3) Nourrir une réflexion éthique sur la cession

On accueillera également des communications qui aborderont les enjeux éthiques des questionnements autour de la frontière entre consentement et cession contrainte, notamment en débusquant dans les textes les moyens de figurer la souffrance de la personne qui cède, son éventuelle représentation en victime, et d’interpeller le lecteur sur la nécessité d’en faire cas, et d’en prendre soin.

Comment les textes créent-ils ou non l’empathie vis-à-vis des personnages qui cèdent ? Comment permettent-ils une éventuelle prise de conscience de la souffrance associée au fait de céder en matière sexuelle ? Comment s’emparent-ils des ambiguïtés du discours de la cession, en tension entre révolte et résignation ? De quel côté est censée se diriger l’indignation du lecteur et comment les textes l’orientent-ils ?

On pourra mobiliser des pratiques de lectures actualisantes[10], afin de nous demander comment les textes du xixe siècle peuvent éclairer nos conceptions contemporaines de la cession comme violence voire, plus précisément, les débats européens actuels autour de la définition pénale du viol comme « non-consentement ». 

4) Droit et littérature : transferts de savoir et cas fictionnels

La question de la frontière entre consentement et cession contrainte croise, au xixe siècle, une réflexion plus large sur le libre-arbitre, rendu relatif, dans la seconde moitié du siècle, par le développement d’un déterminisme matérialiste et par les découvertes de la psychologie clinique. Les « aveux du corps » (Sophie Ménard) chez Zola ou la transposition fictionnelle de la querelle autour de l’hypnose à partir des années 1880[11] rendent par exemple compte de la conscience croissante d’un écart entre action et intention, au profit d’une « psychologie des profondeurs » faisant de l’involontaire une notion clé. On peut ainsi voir dans la loi de la suggestion défendue par le médecin Hippolyte Bernheim et le juriste Jules Liégeois le prodrome d’une réflexion sur l’emprise, tout en constatant que l’émergence de la catégorie de l’involontaire ne remet pas fondamentalement en question l’évaluation morale de la psychologie des victimes, toujours suspectées d’être involontairement ou naturellement[12] consentantes. 

Les transpositions fictionnelles des cas judiciaires ayant alimenté le débat autour de la possibilité du viol sous hypnose constituent de ce point de vue un corpus de choix pour évaluer les résistances et les évolutions du jugement moral porté sur les victimes[13]. L’étude de cette interpénétration des cas judiciaires et fictionnels peut en effet permettre de mieux comprendre l’émergence progressive du concept de violence psychologique (dont les révisions du Code pénal en 1832, puis en 1863, constituent des jalons en intégrant l’idée d’une contrainte autre que physique). Quels moyens la fiction mobilise-t-elle pour rendre au cas jugé sa dimension problématique, voire remettre en jeu la jurisprudence ? Les cas littéraires ont-ils en retour nourri les plaidoyers ou réquisitoires de cas réels ? L’évolution des représentations de la cession traduit-elle en outre une évolution du rôle dévolu à l’expertise médicale elle-même, et des « preuves » scientifiques qu’elle est censée apporter ? Dès lors que le médecin devient également « magistrat » (pour reprendre la formule de Michel Foucault), que disent les cas, réels ou fictifs, du « pouvoir » médical et des valeurs qu’il défend ?

Les propositions de communication, comprenant un résumé d'environ 300 mots ainsi qu'une courte bibliographie, sont à envoyer avant le vendredi 30 août 2024 aux trois adresses suivantes : lucienizard@gmail.com ; bmarquer@unistra.fr ; feuillebois@unistra.fr

Les communications pourront donner lieu à une publication.

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Pistes bibliographiques

Ambroise-Rendu Anne-Claude et Delporte, Christian (dir), L’indignation. Histoire d’une émotion politique et morale, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008.

Bernard Maëlle, Histoire du consentement féminin. Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Arkhê, 2021.

Carroy Jacqueline, Renneville Marc, Mourir d’amour. Autopsie d’un imaginaire criminel, Paris, La Découverte, coll. “À la source”, 2022.

Carroy Jacqueline, Hypnose, Suggestion et Psychologie, Paris, P.U.F., 1991

Casta-Rosaz Fabienne, Histoire du flirt. Les jeux de l’innocence et de la perversité, Paris, Grasset, 1999.

Corbin Alain (dir), Mentalités. Histoire des cultures et des sociétés, « Violences sexuelles », Paris, Imago, 1989.

Edelman Nicole, L’impossible consentement : l’affaire Joséphine Hugues, Éditions du détour, Paris, 2018.

Fayolle Azélie, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, Paris, Divergences, 2023.

Fraisse Geneviève, Du consentement, Paris, Seuil, 2017.

Garcia Manon, Mazaleigue-Labaste Julie, Mornington Alicia-Dorothy (dir.), Envers et revers du consentement. La sexualité, la famille et le corps entre consentement, contraintes et autonomie, Paris, Mare et Martin, 2021.

Gounni Sihem, “La vierge et le vagabond : Relire l’affaire Castellan à travers ses représentations médico-légales, sociales et littéraires”, Dix-Neuf, 26:3, 2022, p. 121-138.

Grande Nathalie (dir.), « Viol et littérature (XVIe-XXe siècles) », Tangence, n°114, 2017.

Lett Didier, Steinberg Sylvie et Virgili Fabrice, « Abuser / forcer / violer », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°52, 2020.

Lochert Véronique, Schweitzer Zoé et Zanin Enrica, La Fiction face au viol, Paris, Hermann, 2024.

Mathieu Nicole-Claude, « Quand céder n’est pas consentir », dans L’anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Éditions Côté-femmes, 1991.

Merlin-Kajman Hélène, La littérature à l’heure de #MeToo, Paris, Ithaque, 2020.

Nizard Lucie, Les Voiles du désir féminin (1857-1914), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2024.

Roy-Reverzy Éléonore, Séginger Gisèle (dir.), Éthique et littérature : xixe-xxe siècles, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000.

Steinberg Sylvie (dir.), Une histoire des sexualités, Paris, PUF, 2018.

Tamas, Jennifer, Au NON des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin, Paris, Seuil, 2023.

Vigarello Georges, Histoire du viol, Paris, Seuil, 2000.

[1] Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. Édouard Maynial, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 182.
[2] Steve Murphy, Homais et Cie, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2020, p. 599.
[3] Voir à ce sujet John Gagnon, Les Scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot, 2008, trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-Hélène Bourcier avec Alain Giami.
[4] Voir à ce sujet Fabienne Casta-Rosaz, Histoire du flirt. Les jeux de l’innocence et de la perversité, Paris, Grasset, 1999.
[5] Honoré de Balzac, La Physiologie du mariage, dans La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. XI, 1980, p. 955.
[6] Voir notamment Anne Verjus et Stéphane Gougelmann, Écrire le mariage en France au xixe siècle, Saint-Étienne, PUSE, 2016.
[7] Aicha Limbada, La nuit de noces. Une histoire de l’intimité conjugale, Paris, La Découverte, 2023.
[8] Gabrielle Houbre, « Violences et crimes sexuels : entre déni et condamnation », dans Sylvie Steinberg (dir.), Une histoire des sexualités, Paris, PUF, 2018.
[9] Georges Vigarello, Histoire du viol, xvie-xxe siècle, Paris, Seuil, 1998, p. 150.
[10] Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, Paris, Amsterdam, 2017.
[11] Voir sur ce point Jacqueline Carroy, Hypnose, Suggestion et Psychologie, Paris, P.U.F., 1991.
[12] Voir sur ce point Chantal Pierre, « Viols naturalistes : ‘commune histoire’ ou ‘épouvantable aventure’ ? », Tangence, n° 114, « Viol et littérature (XVIe-XIXe siècle) », 2017, p. 61-78.
[13] Voir par exemple, sur l’affaire Chambige, l’ouvrage de Jacqueline Carroy et Marc Renneville, Mourir d’amour. Autopsie d’un imaginaire criminel, Paris, La Découverte, coll. « À la source », 2022 ; sur l’affaire Castellan, antérieure à la querelle de l’hypnose, Nicole Edelman, L’impossible consentement : l’affaire Joséphine Hugues, Éditions du détour, Paris, 2018 ; Sihem Gounni, « La vierge et le vagabond : Relire l’affaire Castellan à travers ses représentations médico-légales, sociales et littéraires », Dix-Neuf, 26:3, 2022, p. 121-138.