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Récits de choses et objectivité, XVIIIe-XIXe s. (Saint-Etienne)

Récits de choses et objectivité, XVIIIe-XIXe s. (Saint-Etienne)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Lucien Derainne)

« Les faits parlent » : objectivité et récits de choses (18e-19e siècles)

Université Jean Monnet – Saint-Étienne

jeudi 30-vendredi 31 janvier 2025

Res ipsa loquitur. À partir de Newton, cette ancienne maxime juridique, reformulée en « les faits parlent d’eux-mêmes », devint un slogan de l’épistémologie empirique. Métaphore absolue au sens d’Hans Blumenberg (2006), cette conception de la connaissance comme écoute de la nature laissait entendre que le savant devait se contenter de mettre en place une scène énonciative avant de s’effacer devant la parole claire, univoque et dépassionnée des faits – cette parole vraie s’opposant implicitement à une autre parole d’objet, celle des idoles et des fétiches, bien plus trompeuse (Daston, 2004). Sans cesse convoquée dans les débats sur l’empirisme et dans les réflexions autour de la notion d’évidence durant le XVIIIe siècle, l’affirmation que les « faits parlent d’eux-mêmes » devint finalement, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’un des piliers de l’objectivité (Daston, Galison, 2010).

Le problème, c’est que cette maxime favorisait une confusion dont nous ne sommes pas encore sortis, entre deux attitudes : traiter ce qu’on étudie comme un objet et étudier un phénomène objectivement. Pourtant, comme le rappelle Gaston Bachelard (1996 [1938], p. 239), « l’objet ne saurait être désigné comme un “objectif” immédiat ; autrement dit, une marche vers l’objet n’est pas initialement objective ». Au contraire, peut-être que conférer le statut d’objet à une chose est plus propre à stimuler l’imaginaire ou les fantasmes qu’à les éteindre… De même, en explorant les liens complexes unissant la posture épistémologique de l’objectivité et la relation de pouvoir de l’objectification (Haslanger, 2021 [1993]), les travaux féministes nous ont appris à dissocier ces deux attitudes : on peut faire preuve d’objectivité sans forcément réduire ce qu’on étudie au statut d’objet, en particulier dans les sciences humaines où cet « objet » est en réalité un autre être humain. Cette confusion reste pourtant généralisée dans le vocabulaire scientifique où un verbe comme objectiver cumule presque toujours les deux significations.

Ces journées proposent de s’appuyer sur l’histoire littéraire pour réfléchir, avec du recul, sur ces questions d’épistémologie. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, la littérature a en effet accueilli une autre parole de faits, dont les récits d’objets pourraient constituer l’exemple paradigmatique. Qu’ils soient menés à la troisième personne, en mettant au centre de l’intrigue un « objet-personne » au statut souvent hybride (Caraion, 2020), ou qu’ils confient carrément la narration à l’objet lui-même, ces récits remettent systématiquement en lumière les enjeux politiques, éthiques, écologiques que propose justement d’effacer, en science, la maxime res ipsa loquitur. Mieux, en inversant la relation d’observation, souvent redirigée de l’objet vers le scientifique, ces récits acquièrent aussi une portée méthodologique dont on voudrait explorer toute la richesse. 

1) Le premier enjeu de ces journées sera ainsi d’esquisser une histoire des it-narratives à la française, en questionnant leurs rapports à l’histoire des sciences, depuis la mort de Newton jusqu’au triomphe de l’objectivité. Comme l’a rappelé Alessio Mattana dans une thèse récente, la mode des it-narratives (ces narrations anglophones prises en charge par un narrateur non-humain ; voir Blackwell, 2007) en Angleterre au XVIIIe siècle peut être comprise comme une réponse au newtonianisme : à l’image de The History and Adventures of an Atom (1769) de Tobias Smollett, les it-narratives illustrent la nouvelle autorité conférée aux faits dans l’épistémologie empirique, tout en interrogeant, d’un autre côté, les limites de ce mode de connaissance (Mattana, 2019). En France, le rapport de ces récits d’objets à la science semble plus complexe. À première vue, les corpus francophones entrant dans ce cadre s’inscrivent avant tout dans la lignée du conte merveilleux ou du récit libertin. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les « Histoires de… » deviennent un sous-genre reconnu de la vulgarisation scientifique – beaucoup de ces récits en restant d’ailleurs prudemment à une narration à la troisième personne, comme L’Histoire d’une bouchée de pain de Jean Macé. Cependant, le lien à la science réapparaît souvent quand on entre dans le détail de ces textes. Ainsi « L’Histoire d’un pavé » recueillie dans Le Livre des Cent-et-un a beau être un mélodrame politique, elle recourt à un personnage de savant pour justifier la narration de l’objet. Quant aux fantaisies libertines du XVIIIe siècle, où bidets, sofas et pots de chambre prennent la parole, ils engagent aussi parfois une réflexion épistémologique, à l’image du « Rêve de Mangogul » dans Les Bijoux indiscrets (1748). Enfin, beaucoup de ces objets-narrateurs – triangle, grisou, estomac, atomes – ont une ontologie fondamentalement scientifique. L’exploration de ce corpus pourra donc être l’occasion de revenir aux propositions de Michel Pierssens qui insistait d’emblée sur l’importance de tenir compte des « objets » dans les approches épistémocritiques (1990, 1-2).

2) Il s’agira ensuite d’élargir cette réflexion sur les récits de choses aux récits d’entités chosifiées par la science, en s’intéressant aux récits de plantes, d’animaux ou d’humains dans des intrigues où ils sont des objets d’étude pour la science. « La Confession du châtaigner » (1867) du naturaliste Jean-Henri Fabre, par exemple, n’est pas une simple transcription à la première personne de ce qu’un savant aurait pu déduire des lignes d’une souche : c’est bel et bien le récit d’un arbre agonisant, « mauvaise langue » contre les humains, s’autorisant quelques mensonges. De même, le « Guide-âne à l’usage des animaux qui veulent parvenir aux honneurs » (1842) de Balzac met en scène un âne traité comme un « fait » par deux charlatans scientifiques mais qui, lorsqu’on le laisse parler, dénonce haut et fort tous les travers de la science. Enfin, le cas des êtres humains à la fois réifiés par la science et s’exprimant à la première personne soulève des questions complexes. Car si le risque de ventriloquisme est toujours présent, ces prosopopées en contexte scientifique permettent parfois d’interroger les angles morts de la science, comme lorsque l’anthropologue De Gérando écrit une fable, « Les Osages », où un Indien s’exprimant à la première personne déconstruit les propositions scientifiques de Gérando lui-même, en particulier ses préceptes méthodologiques exposés dans « Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages » (1800). 

3) L’enjeu sera donc, en somme, de commencer à mettre au jour, à partir de ce corpus précis, ce que pourrait être une « objectivité littéraire ». Dans leur étude classique sur la naissance de l’objectivité, Lorraine Daston et Peter Galison font de la littérature l’envers de la science, soit un lieu de pure expression de la subjectivité illustré par l’œuvre de Baudelaire. Pourtant, Baudelaire lui-même se réclame bel et bien d’une forme d’objectivité : « Il arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l’objectivité, qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec eux. Votre œil se fixe sur un arbre […] Vous prêtez d’abord à l’arbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, en bientôt vous êtes l’arbre. » Et le Littré donne du mot objectivité une définition avant tout littéraire : « Terme néologique de littérature et de beaux-arts. Perfection du style, du dessin, de l'exécution en général, qui fait qu'un objet d'art prend une existence individuelle et un caractère tout à fait indépendant des idées particulières de l'auteur. L'objectivité est très puissante dans Shakespeare, dans Molière. » Cette objectivité fantasmagorique, exprimée en littérature précisément à l’époque où le mot s’impose en science, a sans doute beaucoup à nous apprendre sur l’imaginaire refoulée de l’objectivité scientifique.

Descriptif du projet

Cet événement s’inscrit dans un cycle de recherche tournant autour des « objectivités littéraires ». En lien avec le projet ANR de la CPJ LISAMO « littérature et savoir-faire scientifique » et les axes de recherche de l'Institut ARTS à Saint-Étienne, le but sera d’instaurer peu à peu un espace de réflexion proprement littéraire sur les questions épistémologiques entourant l’objectivité.

Les communications de ces journées seront publiées sous la forme d’un ouvrage faisant alterner des extraits choisis de textes littéraires du XVIIIe et XIXe siècle et des réflexions synthétiques (15 000 - 20 000 signes) sur les récits d’objets, les critiques littéraires des modes de réification scientifique ou l’histoire croisée de l’objectivité et des lettres.

Afin de préparer au mieux ce projet éditorial et de favoriser l’échange d’idées, il sera demandé aux participantes et participants de sélectionner en avance un extrait de texte littéraire (1-2 pages) propre à nourrir la réflexion. Les communications de 15 à 20 minutes permettront de lancer un échange collectif sur la portée littéraire de ces textes et sur les enjeux épistémologiques qu’ils permettent de penser. 

Soumission des propositions de communications

Les propositions de communication (autour de 300 mots) peuvent être envoyées à l’adresse lucien.derainne@univ-st-etienne.fr avant le 1er septembre 2024. Elles mentionneront clairement le texte littéraire étudié et les pistes envisagées pour le relire dans la perspective du colloque.

Œuvres citées dans l’appel

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance, Paris, J. Vrin, 1993

Mark Blackwell (dir.), The secret Life of Things. Animals, Objects, and It-Narratives in Eighteenth-Century England, Lewisburg, Bucknell University Press, 2007.

Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Didier Gammelin (trad.), Paris, J. Vrin, 2006.

Marta Caraion, Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, Champ Vallon, 2020.

Lorraine Daston (dir.), Things that talk. Object Lessons from Art and Science, New-York, Zone books, 2004.

Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivity, New York, Zone books, 2010.

Sally Haslanger « Objectivité et objectification » [1993], dans Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice, Manon Garcia (éd.), Paris, Librairie J. Vrin, 2021, p. 189-278.

Alessio Mattana, The Legacy of Newton in Eighteenth-Century Writing, thèse de l’Université de Leeds, septembre 2019, chap. 5 « The nature of Talking Things ».

Michel Pierssens, Savoirs à l’œuvre. Essais d’épistémocritique, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990.