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Livres culte (revue Études de lettres)

Livres culte (revue Études de lettres)

Qu’est-ce qu’un livre culte ? La volatilité de l’expression ne doit pas nous empêcher de poser sérieusement cette question. Les études sur le sujet sont rares, alors que celles sur les films culte ne manquent pas, ce qui témoigne de l’inscription historique du cultisme dans le contexte moderne du cinéma et de la culture de masse. L’expression « livre culte » dérive de celle de « film culte ». La construction en apposition témoigne par ailleurs de son origine anglaise : cult movie, cult classic.

La popularisation de cette tournure a pour foyer la critique états-unienne de cinéma des années 1970 (Andrew Sarris, Confessions of a Cultist, 1970), ainsi que la ferveur contre- culturelle pour les films méconnus des cinémas de minuit dans les banlieues new-yorkaises. Mais les origines du cultisme cinématographique remontent à l’entre-deux-guerres, à partir d’un transfert des conceptualisations sociologiques du culte religieux des débuts du XXe siècle (Durkheim, Weber, Troeltsch, Becker) aux nouvelles formes médiatiques de l’art. Les trois essais fondateurs sont ceux de Siegfried Kracauer (« Le culte de la distraction », 1926), de Harry Alan Potamkin (« Le culte des films », 1932) et de Walter Benjamin (« L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », 1936).

À partir des années 2000, le cultisme cinématographique a été associé aux études de fan (Le Guern) dont l’empan est bien plus large, puisqu’il s’étend à des phénomènes de réception transmédiatiques (de la littérature populaire à la bande dessinée et aux jeux vidéos). Comme les théories du cultisme, mais de manière beaucoup plus reconnaissable dans l’académie, la sociologie des publics de fans (Matt Hills, Fan Cultures, 2002) s’intéresse aux usages socialisés des fictions, ainsi qu’aux pratiques d’imitation et d’appropriation « participative » (H. Jenkins) plus ou moins singularisantes, d’œuvres de la culture populaire, qui ne sont pas nécessairement programmées par les systèmes de production de masse. Dans le domaine français, Anne Besson a récemment souligné les « pouvoirs d’enchantement » exercés par la fantasy et la science-fiction, genres qui mobilisent en retour les « pouvoirs du lecteur » : des publics de niche ou de masse font des usages autonomes et créatifs des littératures de l’imaginaire, notamment dans des fanfictions militantes qui contestent les positionnements des auteurs. Matthieu Letourneux (2024) propose actuellement d’élargir l’étude des usages des biens culturels au-delà des communautés restreintes de fans, pour saisir des croisements entre des logiques de réceptions situées et des modes de consommation « banals » d’objets de la culture de masse.

Notre proposition souhaite revenir aux origines mêmes du cultisme, phénomène avant tout littéraire : Harry A. Potamkin situe la naissance du « culte des films » dans le surréalisme des années 1920, chez un Philippe Soupault friand des œuvres de Charlie Chaplin et du Cabinet du Dr Caligari. Sans recourir eux-mêmes à l’expression culte, les surréalistes ont instauré la pratique de célébration groupale et d’appropriations créatives de livres culte, à commencer par Les Chants de Maldoror de Lautréamont, mais sans oublier Fantômas (Daniele Carluccio, Cult Surréalisme, 2022).

Si nous portons la focale sur des livres culte, nous décloisonnerons l’étude de leurs usages au-delà de la culture populaire et des communautés identifiées de fans. Il est possible de se demander s’il n’est de cultisme que populaire. N'existe-il pas des livres culte qui relèveraient de la littérature canonique, et qui généreraient des effets de mimétisme ludique et de variations singularisantes susceptibles de correspondre aux phénomènes cultistes ? Inversement, n’y a-t-il pas d’auteurs largement légitimés qui voueraient un culte à des œuvres moins socialement et esthétiquement valorisées de la littérature populaire, lues par exemple à l’adolescence ? Le cultisme permettrait ainsi d’appréhender des passages déhiérarchisants, plus ou moins clandestins, entre les pans éditoriaux de plus en plus poreux de la littérature générale et des littératures de genre. Il en va de même de la figure de l’aca-fan, encore confinée aux études participatives des objets culturels de masse : n’y aurait-il pas un acacultisme encore à inventorier, qui sévirait dans les études littéraires « canoniques » ?

Nous vous invitons à répondre à ces questionnements sous la forme de propositions de contribution, qui pourront prendre pour critères définitoires les éléments suivants (W. Benjamin ; U. Eco ; E. Mathijs & X. Mendik ; D. Carluccio) :

Un livre culte

  est une œuvre, sans exclusive de genre (roman, théâtre, poésie, essai...),

  souvent marginale et obscure, parfois venue d’ailleurs,

  marquée par un maniérisme formel, une dimension citationnelle, une saturation de clichés, en référence au « collage intertextuel » et à la forte stéréotypie relevés par Umberto Eco à propos des films cultes,

  imparfaite, voire médiocre,

  néanmoins novatrice par certains aspects,

  présentant une part de transgression (sociale, morale...), souvent adolescente (violence, sexualité, révolte...), ou de nature à parler à la part d’adolescence qu’il y a en chaque lecteur ou lectrice,

  donc aussi une composante politique,

  et empreinte des chocs, voire des traumatismes de la modernité, ou même d’une forme de traumatophilie (Walter Benjamin).

Sa réception sera

 d’abord restreinte, située dans une époque, une sensibilité culturelle, un milieu, pour ensuite s’étendre au-delà de ce périmètre,

caractérisée par des usages lectoraux de célébration ironique, associant l’adoration, le mimétisme et le kitsch,

  donc d’abord lectorale, puis donnant possiblement lieu à des usages transmédiatiques, au fil de ses éventuelles réécritures (transfictionnelles) ou adaptations transmédiatiques,

  fédérant une communauté d’abord générationnelle, marginale, voire contre- culturelle, souvent fortement individualisée (le mot « culte », en sociologie de la religion, désigne une communauté religieuse qui n’a ni l’officialité de l’église, ni la clôture de la secte),

  suscitant un engagement au long cours, parfois sur une vie de lecteur ou lectrice,

  et conduisant à une canonisation littéraire alternative, opposée au canon officiel, par des pratiques discursives, intertextuelles ou créatives, ou parvenant à élargir le canon officiel à ce que celui-ci exclut d’ordinaire.

Nous poserons la contrainte de livres culte d’expression française, ou ayant généré un cultisme (d’abord) littéraire d’expression française. Enfin, si le cultisme est indissociable des techniques de reproduction modernes, il serait possible de s’intéresser à des livres ayant suscité des phénomènes pré-cultistes, pour autant qu’ils soient étudiés dans cette perspective.

Les contributions prendront : 

·      une forme brève (de 5'000 à 10'000 signes), s’il s’agit d’un souvenir de lecture (d’auteur·trice, de critique ou de lecteur·trice), associé à un livre auquel le contributeur·la contributrice voue ou a voué personnellement un culte, et autour duquel il·elle veut donc proposer une réflexion personnelle, 

·      ou longue (30'000 à 35'000 signes), s’il s’agit de l’analyse d’un livre culte.

— 

Les propositions de contribution, sous forme de descriptif de 10 à 15 lignes, sont à adresser par mail à Daniele.Carluccio@edu.ge.ch et Dominique.KunzWesterhoff@unil.ch jusqu’au 20 octobre 2024.

Les propositions seront ensuite à rendre jusqu'au 30 mars 2025 pour une parution en 2026 dans la revue Études de lettres.

Éléments de bibliographie :

Les Cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Philippe Le Guern (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.

The Cult Film Experience. Beyond all Reason, Jean-Pierre Telotte (dir.), Austin, University of Texas Press, 1991.

  The Cult Film Reader, Ernest Mathijs, Xavier Mendik (dir.), Maidenhead, McGraw Hill, 2008.

  Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1936), Œuvres III, trad. de M. de Gandillac, Paris, Folio-Gallimard, 2000.

  Anne Besson, Anne Isabelle François, Sarah Lécossais, Matthieu Letourneux et Anne- Gaëlle Weber (dir.), Mutations des légitimités dans les productions culturelles contemporaines, Belphégor, 17/1, 2019.

  Anne Besson, Pouvoirs de l’enchantement. Usages de la fantasy et de la science- fiction, Paris, Vendémiaire, 2021.

  Clive Bloom, Cult Fiction. Popular Reading and Pulp Theory, New York, Saint Martin, 1996.

Andrew Calcutt, Richard Shepard, Cult Fiction. A Reader’s Guide, Londres, Prion Books, 1999.

  Daniele Carluccio, Cult Surréalisme, Paris, Hermann, 2022.

  Cécile Cristofari et Matthieu J. Guitton, « L’aca-fan : aspects méthodologiques,

éthiques et pratiques », Revue française des sciences de l’information et de la

communication, n°7, 30 septembre 2015.

  Umberto Eco, “Casablanca: Cult Movies and Intertextual Collage” (1985), dans E.

Mathijs et X. Mendik (dir.), The Cult Film Reader (op. cit., 2008).

  Henry Jenkins, Textual Poachers; Televisions, Fans, and Participatory Culture,

Londres/New York, Routledge, 1992.

  Henry Jenkins, « Confessions d’un Aca/Fan », dans Raphaël Baroni, Claus Gunti (dir.),

Introduction à l’étude des cultures numériques, Paris, Colin, 2020.

  Matt Hills, Fan Cultures, Londres/New York, Routledge, 2002.

  Christian Klein, Kultbüscher. Theoretische Zugänge und exemplarische Analysen,

Göttingen, Wallstein Verlag, 2014.

  Siegfried Kracauer, «Culte de la distraction. Les salles de spectacle

cinématographiques berlinoises » (1926), dans L’Ornement de la masse. Essais sur la

modernité weimarienne, trad. de Sabine Cornille, Paris, La Découverte, 2008.

  Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne : littérature sérielle et culture médiatique,

Paris, Seuil, 2017.

  Matthieu Letourneux, «Activités ludiques et esthétique de la réception (à partir des journaux fictionnels enfantins de Jean Bastaire», dans Anne Besson, Alain Boillat et Matthieu Letourneux, Variantes. La déclinaison des possibles comme objet de la recherche, Colloques Fabula, 2024.
URL: https://www.fabula.org/colloques/document12063.php

  Harry Alan Potamkin, «Le culte des films» (1932), trad. de Daniele Carluccio, Po&sie n°172-173, 2020/2-3.

  Andrew Sarris, Confessions of a Cultist. On the Cinema (1955-1969), New York, Simon & Schuster, 1970.

  Ana Sobral, Opting Out. Deviance and Generational Identities in American Post-War Cult Fiction, Amsterdam, Rodopi, 2012.

  Thomas R. Whissen, Classic Cult Fiction. A Companion to Popular Cult Literature, Westport, Greenwood, 1992.

(Illustr. : caricature du dessinateur Luque, Arthur Rimbaud, Revue Les Hommes d’aujourd’hui, n°318, janvier 1888. © Musée Carnavalet/Bridgeman Giraudon/Archives Charmet)