Actualité
Appels à contributions
Médias, machines et culture de masse dans l'œuvre de Romain Rolland (Romain Rolland Studien/Études Romain Rolland)

Médias, machines et culture de masse dans l'œuvre de Romain Rolland (Romain Rolland Studien/Études Romain Rolland)

Publié le par Marc Escola (Source : Selina Seibel )

Romain Rolland est principalement connu pour son cycle de romans Jean-Christophe (1904-1912), pour lequel il reçut le prix Nobel de littérature en 1915, ainsi que pour ses essais pacifistes ultérieurs. La réception et la recherche se sont jusqu'à présent moins focalisées sur son corpus de drames, bien que Rolland y formule un fondement poétologique et théorique du théâtre – et ceci bien avant la création de son œuvre romanesque. Dans son Théâtre du Peuple (1903), Rolland réfléchit à un phénomène capital du tournant du siècle : la foule. Au même moment, Gustave Le Bon (1895), Gabriel Tarde (1901), Hippolyte Taine (1875-1893), Ortega y Gasset (1929) et Sighele (1891), pour ne citer que les représentants les plus éminents, établissent dans leurs écrits les bases de la psychologie et de la sociologie des masses qui imprègnent et marquent l'ensemble du discours scientifique et littéraire de l'Europe de l’époque. Autour de 1900, le phénomène de la foule est étroitement lié aux innovations technologiques – le cinéma marque la vie culturelle des masses – ainsi qu'à l'accélération des processus de travail par les machines – la reproductibilité technique et la production de masse (dans l'industrie comme dans l'art) déterminent l'esprit du temps. Le théâtre de Rolland constitue une interface pour les questions relatives à l’évolution des médias et à la culture de masse autour de 1900, qui seront étudiées dans une perspective culturelle et littéraire.

D'un point de vue poétologique, Rolland revendique l'évolution du théâtre vers une nouvelle forme d'art (« Il s'agit de fonder un art nouveau pour un monde nouveau » (Rolland : Le Théâtre du peuple, 9) qui réponderait aux tendances sociopolitiques, économiques, médiatiques et psychosociales de son époque. C'est dans cette optique qu'il conçoit son théâtre du peuple. Au cœur de son approche sociologique au théâtre se trouve non seulement une large mise en perspective historique du théâtre – de Sophocle à Wagner en passant par Shakespeare, Molière, Schiller et le théâtre de la Révolution, qui n'est désormais pleinement atteint que par le théâtre populaire – mais également des indications très pratiques qui concernent par exemple le coût des costumes de scène ou la conception architecturale de la salle de théâtre elle-même. La construction de la scène et de la salle de représentation sont en effet placées sous le signe de la masse : « c'est que la scène, comme la salle, puisse s'ouvrir à des foules, contenir un peuple et des actions d'un peuple ». (Rolland : Le Théâtre du peuple, 110) Seule une telle prise en compte spatiale de la foule peut rendre possible que les actions du peuple lui-même soient représentées de manière adéquate.

Dans l'œuvre de Rolland, le thème de la foule est connoté de manière contradictoire. Dans Jean-Christophe, par exemple, elle suscite un jugement dépréciatif. Pour sa description Rolland a recours à des caractérisations stéréotypées : « La foule était toujours plus dense ; Christophe était frappé du nombre de figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles plâtrées aux odeurs écoeurantes ». (Rolland : Jean-Christophe, 562). Même en contraste avec les approches de psychologie et de sociologie des masses du XIXe siècle, la théorie théâtrale de Rolland ne considère pas du tout la foule comme une masse incontrôlable, criminelle et menaçante. Au contraire, conformément aux prémisses poétologiques de son théâtre du peuple, la masse est conçue comme énergisante et insoucieuse, voire révolutionnaire. Le théâtre ne doit plus être élitiste, mais ouvert à un large public.

De plus, la machine est un motif important pour la représentation de la foule. Dans sa Révolte des machines (1921), Rolland développe ce motif de manière particulièrement impressionnante : en collaboration avec l'illustrateur belge Frans Masereel, il conçoit tout un peuple de créatures-machines – scies autonomes, grues mobiles, marteaux-pilons, etc. – qui se dresse contre leur « maître des machines » et menace l'humanité. Le fait que la masse soit ainsi pensée, représentée dans sa nature de machine et dotée d'un potentiel de révolte est un motif répandu dans le théâtre du Machine Age, qui n'a pas encore fait l'objet d'une étude comparative : R.U.R. (1921) de Karel Capek, El Señor de Pigmalión (1921) de Jacinto Grau et L'Angoscia delle macchine (1925) de Ruggiero Vasari ne sont ici que quelques exemples de représentations de la foule comme collectif de machines. Rolland s'inscrit ici dans un complexe thématique paneuropéen, voire mondial, qui se répercute également dans le film et qui, dans une sorte de mise en abyme, saisit la machine dans le dispositif médiatique du film : la machine (en tant que figure) dans la machine (caméra). On trouve également des machines autonomes dans les films moderne, souvent en lien avec la masse (travailleuse), par exemple dans L'huomo meccanico (1921) d'André Deed ou Metropolis (1927) de Fritz Lang. Ou encore Aelita (1924) de Jakow Protasanow, qui utilise la scène de théâtre comme lieu de tournage et prend ainsi le théâtre comme modèle du cinéma.

Outre le théâtre, qui représentait jusqu'à présent le « médium des masses » par excellence, le film conquiert la culture des masses au tournant du siècle : en effet, le cinéma remplace le théâtre à de nombreux égards, mais déclenche en même temps un débat médiologique sur la « hiérarchie des médias ». Le film est généralement considéré comme le premier média de fiction non littéraire et est donc perçu, au stade initial de l'émergence de la culture cinématographique, comme une menace pour l'ensemble du secteur artistique (Müller 2003). Pour Rolland, le cinéma recèle une force nouvelle, comme il le formule dans une lettre à Frans Masereel : « un mouvement vertigineux de masses humaines, de forces de la nature, de peuples, de siècles et de rêves ». (23 juin 1921) Là encore, Rolland détourne de manière productive la nouveauté médiatico-technologique : il développe par exemple, en collaboration avec Frans Masereel pour ses pièces Liluli (1919) et La Révolte des Machines (1921), un nouveau genre hybride texte-film, le cinéma de papier, qui littérarise le film en mettant le théâtre sur pellicule et en le ramenant au médium du papier via les illustrations de Masereel, tout en produisant des effets cinématographiques. Les illustrations de Frans Masereel sont par conséquent un élément graphique dans un jeu intermédial entre le script théâtral, l'image en mouvement et la musique, ce qui permet des réflexions sur le théâtre de Rolland dans une perspective de théorie des médias (McLuhan 1964 ; Kittler 1985 ; Boenisch 2003). 

Le recueil se concentre donc sur le théâtre de Romain Rolland et souhaite examiner les thèmes de la foule et de l’évolution des médias, notamment en comparaison avec son œuvre romanesque et essayiste. Les thèmes et les questions suivants peuvent servir d'orientation pour les contributions : 

-       Théorie du théâtre et la foule : la théorie de théatre de Rolland sur fond de théories contemporaines de la psychologie de masse : comment le discours sur la masse et la théorie du théâtre se combinent-ils dans le Théâtre du Peuple de Romain Rolland ? Quelles prémisses esthétiques et économiques le Théâtre du Peuple établit-il ? Comment les réflexions sur le genre du théâtre ainsi que sur le théâtre historique influencent-elles le Théâtre du Peuple ?

-       Le théâtre face à l'évolution des médias : dans quelle mesure les discours théoriques de Rolland sur les médias prennent-ils sens pour le théâtre ? Dans quelle mesure l'évolution des médias, en particulier l'avènement du cinéma, influence-t-elle la conception du théâtre de Rolland ? Quel concept esthétique de production d'intermédialité peut être déduit de l'interaction entre image-texte (-son) ?

 -       La vision des machines : Dans quelle mesure le motif de la machine devient-il significatif pour la compréhension des phénomènes de masse ? Quelle est l'importance des machines scéniques (par ex. machinerie scénique) par rapport à la métaphore de la machine chez Rolland ? Quel est le rapport entre la scène, le public (en tant que masse) et la construction de la salle dans le Théâtre du Peuple ?

 -       La masse dans le théâtre et le roman : quels sont les recoupements et les divergences de la théorie dramatique de Rolland avec son œuvre romanesque Jean-Christophe ? De quelle manière le théâtre est-il traité dans le roman (esthétiquement, symboliquement, au niveau des motifs) ? Dans quelle mesure la réinterprétation du théâtre par Rolland peut-elle être considérée comme une superatio du théâtre et que dit-elle de la diversité du théâtre en général ?

Le volume bilingue paraîtra dans la série Romain Rolland Studien/Études Romain Rolland, dirigé par Marina Ortrud M. Hertrampf (AVM München : https://www.avm-verlag.de/?listview&reihe=RH-RRS).

 

Calendrier:

 - Soumission des résumés (en allemand ou en français) jusqu'au 15 septembre 2024 à Dr.des Selina Seibel, Dr. Sofina Dembruk et Valentin Wagner : selina.seibel@ilw.uni-stuttgart.de ; sofina.dembruk@ilw.uni-stuttgart.de ; st158086@stud.uni-stuttgart.de 

- Réponse sur l'acceptation jusqu'au 15 octobre 2024

- Soumission des articles jusqu'au 31 mars 2025

 

 

Bibliographie

Avocat, Eric: Romain Rolland, Dramaturge Révolutionnaire, in: Etudes de Langue et Littérature Françaises 96 (2010), S. 73–86. 

Boenisch, Peter M.: Theater als Medium der Moderne? Zum Verhältnis von Medientechnologie und Bühne im 20. Jahrhundert, in: Balme, Christopher; Fischer-Lichte, Erika; Gratzel, Stephan (Hg.): Theater als Paradigma der Moderne? Positionen zwischen historischer Avantgarde und Medienzeitalter. Tübingen 2003, S.  447-456.

Cohen, Nadja: Les poètes modernes et le cinema: (1910-1930). Paris 2013.

Datta, Venita: Romain Rolland and the ‘Théâtre de La Révolution’: A Historical Perspective, in: CLIO: A Journal of Literature, History, and the Philosophy of History 20, Nr. 3 (1991), S. 213–222. 

Dubor, Françoise; Drouet, Pascale (Hg.): La Foule au théâtre, in: Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Nr. 4 (2015), in URL: https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=273.

Fisher, David James: Romain Rolland and the French People's Theatre, in: The Drama Review: Theatre and Social Action Issue TDR, Bd. 21, Nr. 1, (1977), S. 75-90.

Günter, Michael: Masse und Charisma. Soziale Ursachen des politischen und religiösen Fanatismus. Frankfurt a. M. 2005. 

Jahonda, Gustav: A History of social psychology. From the eighteenth-century Enlightenment to the Second World War. Cambridge 2007. 

Hertrampf, Marina Ortrud M. Zwischen Patriotismus und Pazifismus: Romain Rollands Literarische Auseinandersetzung mit dem Ersten Weltkrieg, in: Lendemains: Etudes Comparées Sur La France/Vergleichende Frankreichforschung 39, Nr. 154–155 (2014), S. 175–190. 

AK: Lawicki, Rainer (Hrsg.): Frans Masereel: Es gibt keine schönere Farbe als das Schwarz. Reutlingen 2022.

McPhail, Clark: The myth of the madding crowd. New York 1991.

Moscovici Serge: L’Âge des foules. Paris 2005.

Müller, Corinna: Vom Stummfilm zum Tonfilm. München 2003. 

Naliwajek, Zbigniew: Romain Rolland et son Théâtre de La Révolution, in: Schlobach, Jochen;  Żurowski, Maciej: Révolution et Littérature: La Révolution Française Dans Les Littératures Allemande, Française et Polonaise. Cahiers de Varsovie. Warsaw 1992, S. 201-208.        

Pearl, Lydie: Que veut la foule ? Art et représentation. Paris 2005.

Tröhler, Margit; Schweinitz, Jörg (Hg.): Die Zeit des Bildes ist angebrochen! Französische Intellektuelle, Künstler und Filmkritiker über das Kino. Eine historische Anthologie 1906-1929. Berlin 2016.

Von Ginneken, Jaap: Crowds, psychology and politics, 1871-1899, Cambridge 1992. 

Zorn, Christa: Staging the Public Sphere: Karl Kraus and Romain Rolland’s Critical Theatre in World War I, in: Text and Presentation Nr. 7, (2010), S. 54-68.