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La mémoire des personnages fictionnels (projet coordonné par Françoise Lavocat)

La mémoire des personnages fictionnels (projet coordonné par Françoise Lavocat)

Publié le par Aurélien Maignant (Source : etudes-reception.org)

Le personnage n’est pas un fil, comme le pensaient les formalistes russes, ni une « superstition littéraire », selon les mots célèbres de Paul Valéry[1]. Il n’est pas ridicule d’aimer ou de haïr un être de papier (ou de pixel) comme l’affirmaient leurs héritiers français, Alain Robbe-Grillet[2] ou Philippe Hamon[3].

 La fin du formalisme et l’essor des études sur la fiction ont opéré le retour en grâce du personnage, comme objet d’étude, comme réalité sociale et comme construit phénoménologique. Les personnages ne sont pas des êtres de papier, ils sortent des médiums qu’ils habitent. Ils ne font même que cela, sautant d’un média à l’autre, trottant dans les mémoires, inspirant des costumes, des déclarations d’amour, des mobilisations politiques. Récemment, de jeunes Thaïlandais, déguisés en Harry Potter, portaient dans les rues de Bangkok le portrait de Voldemort auquel ils identifiaient malignement leur souverain, tandis que des kyrielles d’Américaines du Nord et du Sud endossaient la cape et la cornette de la servante écarlate pour protester contre les violences faites aux femmes. Certains personnages traversent allègrement les frontières, mais pas tous. 

Lesquels ? Quels personnages sont dans les têtes à Madagascar, à Saint-Pétersbourg ou à Shanghai ? Quels pans des imaginaires sont mis en partage à travers le globe ? Les gens préfèrent-t-ils des personnages inventés dans leur pays, que nul à part eux, au-delà de leurs frontières, ne connait ? Des héros ou des héroïnes ? Découverts dans des livres, des films, ou des jeux vidéo ? On peut se douter que les réponses diffèrent beaucoup, selon que ces lecteurs, spectateurs ou joueurs ont 18, 30 ou 50 ans. Mais dans quelle mesure ? Quels sont les personnages en voie d’extinction, quand personne de moins de 50 ans ne se souvient d’eux ? Et qui sont ceux qui viennent exclusivement à l’esprit de ceux qui ont moins de vingt ans ? On peut aussi se demander comment les personnes qui se souviennent de ces personnages les définissent, si ces « vivants sans entraille » (pour reprendre l’énigmatique définition de Paul Valéry) ont accompagné leur vie depuis longtemps, s’ils les aiment, et pourquoi pas, s’il y en a qu’ils détestent.

Au croisement des théories de la fiction et des sociologies de la culture, ces questions ont donné lieu à une enquête de près de trois ans, initiée en 2020 par Françoise Lavocat. Sous sa coordination, treize chercheurs et chercheuses ont implanté un protocole dans différents pays du globe, collectant les réponses de plus de 2'500 personnes. La plupart des enquêtes ont été menées directement sur le terrain, aboutissant à la constitution de 15 corpus nationaux, territoriaux ou diasporiques (Argentine, Brésil, Chine, États-Unis, France, Tahiti, Diaspora tibétaine en Inde, Irak, Israël, Italie, Japon, Madagascar, Russie, Sénégal, Tunisie). L’enquête incluait aussi la mise en place de formulaires en ligne destinés à un public international dont le dépouillement a permis de constituer trois corpus supplémentaires (Canada, Colombie, Grande-Bretagne). 

Sur le plan théorique comme sur le plan méthodologique, le cœur de l’enquête porte sur la mémoire des personnages de fictions. Conduit d’abord par entretiens dirigés, puis par questionnaires à réponses ouvertes, le protocole prévoyait cinq blocs de questions. 

Le premier bloc permettait de constituer le portrait sociologique primaire : âge, genre, nationalité, pays de naissance, pays d’habitation, niveau d’études, emploi actuel. Le second portait sur les pratiques culturelles : nombre de fictions consommées par années et types de fiction privilégié définis par le médium (livre, films, mangas, jeu-vidéo, etc.). Le troisième bloc, le plus essentiel, portait sur la mémoire des personnages. Les enquêté.es étaient invité.es à citer cinq personnages de fiction présents à leur mémoire, et éventuellement à compléter ces données en citant le personnage qu’ils ou elles préfèrent, puis celui qu’ils ou elles détestent le plus. Le quatrième bloc de questions invitait les enquêté.es à donner des qualifications objectives sur les personnages : genre, œuvre d’origine, œuvre adaptée, pays de l’œuvre d’origine, pays de l’œuvre adaptée, siècle(s). Ce bloc a logiquement engendré quantités de fausses réponses qui ont été corrigées par nos soins ultérieurement : nous avons opté pour une approche qui n’analyse pas les erreurs d’attribution (croire qu’Alice au Pays des Merveilles est une œuvre américaine, par exemple). Le dernier bloc avait trait aux qualifications subjectives du personnages. Il était demandé aux enquêté.es de citer trois adjectifs leur permettant de qualifier le personnage cité, puis de décrire les circonstances de leur rencontre : medium de la rencontre, âge de la rencontre, contexte de la rencontre (cadre scolaire, suggestion d’un membre de la famille, etc.).

 La diversité des variables a permis des analyses croisées et incité les chercheur.euses du projet à plusieurs questions d’échelles. Cette enquête a la particularité d’étudier une expérience très intime, la relation à des personnages de fiction, dans un cadre mondialisé. Avec un tel protocole, nous avons pu formuler des hypothèses liées à la circulation internationale des personnages : la globalisation, la glocalisation ou la nationalisation des imaginaires comme des pratiques culturelles. Nous avons également questionné le rôle du genre dans la mémoire fictionnelle et le rapport aux personnages, croisant différentes hypothèses selon le genre des enquêté.es et celui des personnages cités, qualifiés, aimés, détestés. Nous avons collecté des données relatives à l’évolution des pratiques médiales selon les âges et les niveaux d’éducation, dont les conclusions sont loin de corroborer certains préjugés de sens commun. La question de ce que nous avons appelé la « rencontre » nous a permis de réfléchir la fiction comme une pratique qui prend des formes différentes à travers les périodes d’une vie, et d’étudier ces évolutions.

 Ces pistes sont des exemples de ce que contiendra le volume collectif à paraitre dans lequel nous avons rassemblé les conclusions globales et les rapport d’enquête locaux de chacun.e des scientifiques impliqué.es. Pour autant, et c’est l’objet de ce texte, il nous a paru bon de partager déjà nos données avec la communauté scientifique. En effet, nous avons fait le choix de publier l’intégralité des réponses sur la plateforme Comment sont reçues les œuvres ? [www.etudes-reception.org], destinée à accueillir des corpus protéiformes issus des études de réception dans les disciplines culturelles. Active depuis 2022, coordonnée par Aurélien Maignant et Anne-Claire Marpeau, la plateforme propose d’aider les scientifiques à mener des enquêtes de réception en leur fournissant des ressources aussi bien pratiques que théoriques, mais aussi d’héberger leurs résultats en open-access.

Les données de notre enquête sur la mémoire des personnages de fiction sont accessibles à l’adresse : https://etudes-reception.org/enquete-perso/. On trouvera sur la plateforme les fichiers [.csv] complets. Ces derniers s’avérant difficiles à manier, nous proposons également un visualisateur interactif à tiroirs qui rend disponible les données de manière lisible et parfois même pré-problématisée. Les visiteur.euses peuvent trier les données selon le genre, la nationalité et le genre des enquêtés (en n’affichant par exemple que les femmes japonaises entre 35 et 45 ans) puis naviguer entre une dizaines d’onglets pré-problématisés. On pourra par exemple afficher les personnages cités en communs entre les pays sélectionnés, observé le ratio des genres des personnages selon les genres d’enquêté.es sélectionnés ou encore afficher les pourcentages de personnages contemporains cités dans le corpus. 

 En faisant le choix de rendre accessibles l’intégralité des réponses, nous ouvrons notre enquête au reste de la communauté scientifique, que ce soit pour recueillir ses commentaires, inciter à de nouvelles analyses de nos données ou même encourager à la mise en place de dispositifs d’études quantitatives dans les disciplines culturelles, ou ils sont encore peu nombreux, a fortiori sur des sujets comme l’expérience fictionnelle, méthodologiquement plus enclins aux approches phénoménologiques.


[1] Tel Quel, Paris, Gallimard, 1941.

[2] « Sur quelques notions périmées : le personnage, l'histoire, l'engagement, la forme et le contenu » dans Pour un Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1963.

[3]  « Pour un statut sémiologique du personnage », 1972, Littérature, n°6, p. 86-110