On connaît désormais bell hooks pour ses essais politiques engagés sur la question féministe et le racisme. Son œuvre multiple et pléthorique est traduite et en cours de traduction dans de très nombreux pays. Mais on ne la connaît pas encore sous son jour le plus intime, celui de son enfance de petite fille noire et pauvre dans le Sud encore ségrégué des États-Unis en 1950. Puissante, visionnaire, émouvante, la célèbre féministe raconte ici les discriminations raciales, la solitude, la violence familiale, l’échappatoire par la littérature, l’amour pour la culture noire du Sud. Rassemblant ses souvenirs d’enfance en une succession de courts tableaux, elle livre un texte splendide qui nous offre le privilège d’assister à l’éveil d’une future grande écrivaine, bientôt consciente qu’elle puisera dans l’écriture son souffle le plus vital.
« Avec l’émotion propre à la poésie, la verve du roman et l’authenticité d’un récit d’expérience, bell hooks tisse des Mémoires de fille qu’il nous est difficile de lâcher, et encore plus d’oublier. Noir d’os nous entraîne dans les coulisses de l’invention de soi. » Gloria Steinem.
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Gloria Jean Watkins (1952-2021), connue sous le nom de bell hooks, est une militante africaine-américaine, universitaire et théoricienne du « black feminism ». Elle est l’autrice d’une œuvre importante dont les traductions françaises depuis quelques années sont des succès éditoriaux majeurs.
Lorraine Selle-Delavaud est éditrice indépendante. Elle a déjà traduit Communion de bell hooks (paru aux éditions Armand Colin en novembre 2022).
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On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un article sur cet ouvrage…
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Avant-propos — Ce texte a été publié pour la première fois en 1996 (NdT)
Noir d’os n’est pas un récit ordinaire. C’est l’histoire d’une rébellion d’enfance, de mon combat pour me forger une identité à la fois distincte du monde qui m’entoure et en même temps l’incluant. En écrivant à la manière des imagistes, mon intention est d’évoquer le monde de la culture noire du Sud, un monde riche et magique qui a pu être idyllique à certains moments et, à d’autres, terrifiant. Alors que l’on pourra aisément ranger dans la catégorie « dysfonctionnels » les récits de vie familiale que je partage, ce fait même ne pourra jamais altérer la magie et le mystère qui l’enveloppaient – tout ce qui, profondément, encourageait et nourrissait l’élan de vie. La beauté réside dans la manière dont l’ensemble révèle la vie intérieure d’une jeune fille en train de s’inventer, de créer les fondements de son identité et de sa personnalité qui la mèneront finalement à l’accomplissement de son véritable destin – devenir écrivaine.
Aujourd’hui plus que jamais auparavant1, nombre de travaux féministes insistent sur l’importance de l’enfance en tant que période de la vie durant laquelle les petites filles se sentent libres et puissantes. La différence entre nos corps et ceux des garçons n’est pas encore tout à fait tranchée, et nous rivalisons alors largement en énergie avec eux, quand nous ne l’emportons pas. Mais l’expérience des filles noires dans la société n’est pas suffisamment connue. L’un de mes romans préférés au monde n’est autre que L’Œil le plus bleu de Toni Morrison. Lorsque le livre a été publié pour la première fois, Toni Morrison a expliqué qu’elle souhaitait écrire sur « les personnes qui, dans toute la littérature, ont toujours été dans les marges – les petites filles noires reléguées au rang d’accessoires, à l’arrière-plan ; ces personnes n’étaient jamais au centre de la scène et ces personnes, c’était moi ». J’étais encore adolescente quand j’ai découvert ce texte. Tout mon être en a été ébranlé. Là, dans ce récit fictionnel, étaient contenus des fragments de mon histoire – de mon enfance en tant que fille noire. Ayant toujours été une lectrice obsessionnelle, ces lacunes de la littérature ne m’avaient pas échappé. Et voir cette période de nos vies ainsi reconnue produisait un effet merveilleusement galvanisant. Mon existence allait sortir à jamais changée de cette lecture. Ce n’était pas simplement le fait que Toni Morrison s’intéresse aux filles noires, mais surtout qu’elle nous donne à voir des filles confrontées à des problèmes de classe, de race, d’identité, des filles qui luttaient pour faire face à la souffrance et s’en sortir. Et, par-dessus tout, le fait qu’elle nous montrait des filles noires dotées d’un recul critique, des penseuses qui théorisaient leur vie, qui racontaient et, ce faisant, devenaient des sujets de l’Histoire à part entière.
Nombreuses sont les études féministes actuelles qui, abordant le sujet de l’enfance des filles, se plaisent à suggérer que les filles noires ont une meilleure estime d’elles-mêmes que leurs homologues blanches. Cette différence se mesure souvent à l’aune de leur confiance en elles, au fait que ces fillettes noires parlent et s’affirment davantage. Pourtant, dans la vie traditionnelle des populations noires du Sud, on attendait et on attend toujours des filles qu’elles s’expriment correctement, qu’elles se comportent avec dignité. Parents comme professeurs nous exhortaient constamment à nous tenir droites et à bien articuler. Ces caractéristiques étaient destinées à élever la race. Il n’était pas forcément question, à travers elles, d’aider les femmes à se forger une bonne estime d’elles-mêmes. Parler haut et fort n’empêchait pas une jeune fille de se sentir inférieure au motif que sa peau n’était pas assez claire ou que ses cheveux n’avaient pas la bonne texture. Ce sont ces variables que les chercheuses et chercheurs blancs omettent souvent de prendre en compte : on ne saurait mesurer l’estime de soi des femmes noires à partir d’un étalon de valeurs uniquement issues de l’expérience des personnes blanches. Les filles blanches toutes classes sociales confondues sont souvent incitées à se taire. Mais considérer l’inverse au sein de différents groupes ethniques comme un signe d’empouvoirement des femmes revient à ignorer que les codes culturels de ce groupe sont susceptibles de dicter une norme tout à fait différente pour évaluer le degré d’estime de soi des personnes. Afin de saisir la complexité de l’enfance des filles noires, nous avons besoin de plus de travaux documentant cette réalité dans toute sa diversité. Il est certain que la classe sociale façonne la nature de nos expériences d’enfance. Il ne fait aucun doute que les filles noires élevées dans des familles matériellement privilégiées n’ont pas la même notion de l’estime de soi que leurs camarades qui ont grandi dans la pauvreté et/ou le dénuement. De ce fait, il est essentiel que nous entendions parler de la diversité de nos expériences. Il ne saurait y avoir qu’une seule histoire de fille noire.
En tant que fille ayant grandi sous le même toit que cinq sœurs, je suis toujours stupéfaite de constater l’incroyable écart qui sépare nos expériences respectives. Nos souvenirs sont le reflet de ces différences. Noir d’os est mon histoire. Ce sont des Mémoires non conventionnels dans lesquels sont rassemblés les expériences, les rêves et les fantasmes les plus marquants qui m’habitaient lorsque j’étais jeune fille. J’y partage mon monde secret – les différents noms que j’ai inventés, par exemple (ma grand-mère Sarah devenait Saru dans mon imagination, parce que ce prénom me paraissait mieux lui convenir). De l’autobiographie en tant que mythe et vérité, en somme – en tant que témoignage poétique. Jack Kerouac, écrivain rebelle de la Beat Generation, déclarait toujours que « les souvenirs sont inséparables des rêves ». Dans Noir d’os, je réunis ainsi ces expériences, ces rêves et ces fantasmes qui restent en moi et qui ne cessent d’apparaître et de réapparaître sous différentes formes tout au long de mon œuvre. Sans raconter la totalité des événements, ces éléments éclairent ce qui demeure avec le plus de vivacité. Ils constituent le socle sur lequel j’ai construit une vie d’écriture, une vie d’engagement intellectuel.
Noir d’os. Mémoires de fille tisse les fils de mes premières années de vie à la manière d’un patchwork, rassemblant des fragments pour former un tout. Bribes et morceaux y sont reliés de façon aléatoire, ludique et irrationnelle. La répétition est toujours présente, car c’est ainsi que procède l’esprit : il passe et repasse les mêmes choses en les considérant de différentes manières. La perspective dominante reste celle de l’esprit intuitif et critique de l’enfant. Parfois, les souvenirs sont rapportés à la troisième personne, indirectement, tel qu’il nous arrive à toutes et tous de nous représenter les choses. Nous regardons alors en arrière, comme à distance. En examinant la vie rétrospectivement, nous sommes à la fois là et pas là, nous regardons et sommes regardés. Ce texte est une autobiographie de perceptions et d’idées, évoquant l’humeur et la sensibilité liées à des moments. Les événements décrits sont toujours moins importants que les impressions qu’ils laissent dans le cœur et l’esprit.