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Science de la soustraction : le geste d’Ettore Majorana (revue K.)

Science de la soustraction : le geste d’Ettore Majorana (revue K.)

Publié le par Marc Escola (Source : Melinda Palombi)

Appel à contributions 

K. Revue trans-européenne de philosophie et arts

14,1 / 2025 

Science de la soustraction :

le geste d’Ettore Majorana

Dans La vie de Galilée, Brecht met en évidence le lien entre le développement de la science et la possibilité de la catastrophe finale de l’humanité. Brecht identifie dans l’histoire de Galilée et dans le travail même du scientifique – au début, donc, de ce que l’on appelle la « révolution scientifique » – le moment historique où ce lien devient indissoluble et définitif.

Les éditions suivantes de la pièce témoignent de la prise de conscience progressive de Brecht. Avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale, au moment de l’écriture de La vie de Galilée, au Danemark, en 1938, Galilée est pour Brecht un personnage historique positif qui, en dépit de pressions politiques considérables, parvient à faire vivre son engagement en faveur de la connaissance. Au contraire, après la guerre, Galilée est présenté dans une perspective beaucoup plus sombre et pessimiste. Lorsqu’en 1945 Brecht rédige une nouvelle version de sa pièce, en Californie, Galilée devient en effet celui qui s’est rendu coupable d’une faute inexpiable : il a capitulé face à l’autorité politico-religieuse ; il a incessamment cherché des compromis avec le pouvoir.

Si son jugement sur Galilée change de manière aussi brutale, c’est parce qu’après les bombes sur Hiroshima et Nagasaki Brecht estime qu’aucune exaltation n’est plus possible face à l’évolution des connaissances scientifiques. Dans cette optique, il s’emploie à démanteler une certaine légende de la science, c’est-à-dire l’image du savoir qui a été construite par la bourgeoisie montante : le savant n’est, par prédestination ou par vocation naturelle, ni un héros, ni un saint, ni même un sage qui aurait raison en toute circonstance ; sa recherche, qui ne relève jamais de la seule initiative personnelle, est prise au piège des jeux de domination et de pouvoir qui ne cessent d’en fausser l’orientation. Le récent film de Nolan sur Oppenheimer (2023) montre bien comment le chemin de la science est parsemé de voies sans issue, des impasses qui, dans une alliance de plus en plus stratégique avec les différents pouvoirs, finissent par aboutir à un « cri de douleur universel ».

Dans la pièce de Brecht apparaît, de façon fugace, un personnage – spectral, innommable – qui pouvait peut-être représenter une parabole différente dans le développement de la science, car il ne recule pas, ne serait-ce que d’un pas, sur la question de la responsabilité et de la liberté du philosophe face aux instances du pouvoir. Mais Giordano Bruno a été condamné au bûcher. Après lui, seules les cendres et le silence.

Il semble en effet inimaginable que puisse se répéter une fureur brunienne. L’Europe de Bruno est déjà celle de la disciplinarisation sociale et culturelle, et pourtant, des errances, des tentatives de soustraction à l’ordre raisonnable des choses, des recherches plus libres étaient peut-être encore possibles, comme le confirment certaines recherches de Carlo Ginzburg. Aujourd’hui, le destin de la science semble scellé, comme le montre le cas d’Oppenheimer qui, malgré tout, pense et met en œuvre la bombe parce qu’il a encore foi dans l’autonomie de la science par rapport au pouvoir. Trahison ou pieuse illusion, peu importe aujourd’hui : pour Oppenheimer, l’invention de la bombe est aussi la dernière tentative – extrême, paradoxale – de la science pour mettre fin à la guerre, contre les pouvoirs ou, à la manière de Galilée, à leurs côtés. Toutefois – comme le suggère le film de Nolan – Oppenheimer peut-il vraiment devenir un messager de la paix ? Ou sa figure scelle-t-elle, au contraire, à l’ère atomique, la capture de la paix dans la logique de la guerre ? À une époque où les armes sont conçues pour anéantir l’humanité dans son ensemble, il n’y a pas de dehors par rapport à la guerre (pas même la paix) – sauf à s’évanouir dans le néant.

Nous vivons le « temps de la fin », c’est-à-dire ce temps qui ne peut être remplacé par un autre temps, mais seulement par sa fin, pour reprendre les intuitions de Gunther Anders. Dans la fin, nous avons l’intention, avec ce numéro de K, de mettre à l’épreuve une ultime possibilité, celle du rejet radical, inconditionnel et inconditionnable, pur, du lien entre la science et le pouvoir.

Avec Ettore Majorana, nous nous proposons de donner un nom à ce refus. Il s’agit de suivre l’hypothèse de Leonardo Sciascia (La disparition de Majorana, 1975) selon laquelle Majorana a entrevu ce que Fermi, en 1934, ne parvient pas à voir : les expériences que le groupe de la rue Panisperna réalise sur la radioactivité pourraient conduire à la fission de l’atome d’uranium. Majorana écrit à sa sœur : « La physique n’est pas sur la bonne voie ». Car l’époque de la bombe est aussi celle où « les facultés humaines se perdent mutuellement de vue », comme l’écrit une fois encore Anders, et à ce que font la production et la science ne correspondent plus une raison et une politique capables d’assurer la contemporanéité de l’espèce par rapport à ses propres actions. En des termes presque analogues, Hannah Arendt avait défini les trajectoires de Spoutnik 1 comme le moment à partir duquel « la condition physique et matérielle de nos pensées » ne serait plus en mesure de suivre « ce que nous faisons ». La nature agressée et exploitée ne peut donc pas seulement être l’objet d’une écologie dissociée de son propre enracinement dans les différentes conditions historiques et sociales, c’est-à-dire matérielles ; au contraire, comme l’établiront plus tard les occupants de Notre-Dame-des-Landes dans la préhistoire des Soulèvements de la Terre, « nous sommes la nature qui se défend » des processus extractifs et productifs qui conduisent à sa désuétude et à son caractère socialement résiduel. À une telle instance, la morale bourgeoise a instamment répondu en imputant les effets du développement scientifique aux usages plus ou moins consciencieux qui peuvent en être faits, tandis que ne semblent pas moins effectifs les cadres économiques et institutionnels dans lesquels la recherche élabore le prius de la nature (ce que nous sommes nous aussi) dans la perspective de la découverte. Le geste de Majorana, en ce sens, peut certainement être ramené à un « instinct de conservation : pour soi-même, pour l’espèce humaine », comme le soutient Sciascia, mais il s’agit aussi d’un mouvement qui, avant même de s’opposer à un éventuel scénario de la bombe et de l’extinction, élude un agencement spécifique de relations sociales ainsi que l’orientation de la science dans laquelle elles s’expriment.

Entre-temps, en disparaissant sans laisser de traces, Majorana aura fait de sa personne le chiffre même du statut du réel dans l’univers probabiliste de la physique contemporaine (Agamben, Qu’est-ce que la réalité ? La disparition de Majorana, 2016). De telle sorte, sa disparition serait la décision d’emprunter une autre voie, en s’évanouissant, afin d’échapper à quelque complicité que ce soit : sa seule chance, c’est d’abandonner l’œuvre (le jeune scientifique de Catane, selon Sciascia, « essaie de se soustraire à l’œuvre, à l’œuvre qui, conclue, conclut »). 

L’hypothèse que nous entendons vérifier est que le non-faire, jusqu’à l’effacement de soi, est le geste qui reste aux hommes et aux femmes lorsqu’il n’y a plus rien à faire. La défection de Majorana, dans cette optique, est radicale et pure précisément en tant qu’il décide de se soustraire à toute nouvelle capture possible dans le système du pouvoir et du savoir. 

Selon cette ligne générale, nous pouvons proposer quelques points sur lesquels les contributions devraient se concentrer :

1)             En avril 2022, huit étudiants d’AgroParis Tech, l’une des plus importantes écoles d’ingénieurs d’agronomie en France, font scandale le soir de leur cérémonie de remise des diplômes dans la prestigieuse salle Gaveau à Paris, en appelant leurs camarades à « déserter », rejetant les « opportunités » offertes par leur école, dans la mesure où les savoirs qui y sont enseignés ne les incitent qu’à participer à la destruction sociale et écologique. Au cœur de cet appel se manifeste précisément la volonté des jeunes étudiants de se soustraire au caractère ouvertement destructeur du savoir scientifique. La proposition de « grandes démissions » est une « arme de la critique » intéressante pour se préparer à affronter sur un plan théorique des savoirs qui, à partir de l’enseignement universitaire, sont définitivement soumis aux logiques des forces économiques et politiques, mais il faut comprendre si et comment cette arme réussit à se transformer en une « critique des armes », c’est-à-dire si elle devient une « force matérielle ». Certains mouvements en France, tels que « Les soulèvements de la Terre », semblent s’engager dans cette voie.

2)             « L’homme se désagrège et se volatilise dans cette même substance dont sont faits les rêves » : la lecture shakespearienne de Majorana proposée par Sciascia suggère que la reconstruction des désertions radicales, comme celle du scientifique de Catane, n’est possible qu’à travers le monde de l’image, et en particulier avec le cinéma.

3)             La disparition de Majorana n’est pas un simple effacement de soi, comme celui imaginé par Mattia Pascal. Elle prend aussi la forme d’un défi im/possible, in/volontaire, lancé à ceux qui continuent à faire. Cette disparition est alors peut-être la tentative d’une infinie multiplication métamorphique, d’une destruction toujours créative de son propre ego, comme celle de Vitaliano Moscarda (Pirandello, Uno, nessuno e centomila), pour rester en Sicile. Si l’horizon est celui, catastrophique, de l’explosion du monde, il s’agit d’expérimenter de nouvelles modalités inédites d’existence dans la fin. Un « style de vie » inopérant, hors du monde ? Dans cette optique, il est possible de réactiver véritablement un dialogue entre science et littérature, en comparant le geste de Majorana à celui des différents « artistes de la faim » du XXe siècle, tels que Marcovaldo, Bartleby ou le Jeûneur de Kafka.

4)             Dans le fracas de plus en plus assourdissant de la guerre, le geste de Majorana peut-il être répété ? Et cette répétition peut-elle avoir une puissance politique ? Peut-on imaginer une lutte contre les guerres en cours qui s’affirme par la non-affirmation du moi ? Et comment les ombres peuvent-elles mettre fin à la réalité de la guerre ?

5)             Pour rester dans la perspective de Nietzsche, la science est-elle aujourd’hui une nouvelle idole ? Est-il permis de concevoir ne serait-ce qu’idéalement des limites à l’exercice de la science qui ne viendraient pas de la science elle-même ? Ou bien devons-nous aujourd’hui céder à une équivalence entre technique et science qui, justement, comme pour la bombe atomique, ne peut que produire la catastrophe ?

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Les propositions devront être envoyées avant le 17 novembre 2024 (2 500 caractères max.)

À l’adresse : krevuecontact@gmail.com

En cas d’acceptation de la proposition, la remise de l’article devra avoir lieu au plus tard le 19 avril 2025. 

Après cette date, la contribution sélectionnée sera automatiquement exclue du numéro de la revue.