Questions de société
Laurent Le Gall, Mannaïg Thomas, Tradition

Laurent Le Gall, Mannaïg Thomas, Tradition

Publié le par Marc Escola

La tradition : bonne à n’être que le nom d’une baguette ou la revendication du conservatisme ? Voilà un mot apparemment usé et amoindri, dont les auteurs font le tour et qu’ils interrogent en regard de la « modernité », rappelant aussi qu’elle fut au coeur de l’entreprise des sciences sociales.

C’est un mot usé, fatigué, élimé parce qu’il a été beaucoup utilisé. À moins que l’amoindrissement de sa charge sémantique ne relève plutôt d’une discordance avec l’époque. La tradition ne serait plus à la mode. Paradoxalement. Repris à l’envi dans la communication patrimoniale qui vante l’authenticité, le chez-soi et l’immémorialité, ce mot subit, au même moment, un racornissement de son domaine d’assignation. Bonne à n’être qu’un slogan pour des publicités peu inspirées, coincée dans l’étau de l’injonction mémorielle et du colifichet touristique, la tradition se fait rigoriste à l’autre bout du portefeuille langagier. Les « tradis », ce sont, pour beaucoup d’entre nous, ces autres, dont nous peinons quelquefois à comprendre, sur fond de « Manif pour tous » et de soutanes tout droit sorties de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, un argumentaire et des attitudes qui relèvent de son orthopraxie. Une tradition en majesté en quelque sorte, éloignée de ce qu’elle est de fait : bien moins la lecture littérale d’un dogme qu’une somme d’interprétations d’un noyau dur qui sert in fine d’entregent à des signifiants flottants. Disqualifiée la tradition par le trop-plein et le trop peu ? L’on pourrait dire la même chose de la modernité. Que sa progressive mise à l’index, surtout à compter des années 1970, renvoie à toutes sortes de relectures ouvrant sur le souhait de clore ce qui serait une parenthèse désenchantée de l’anthropocène en est une autre. Tandis que des mots retrouvent de leur lustre pour dire et faire dire l’époque – le fond de l’air serait à la radicalité et à la réaction –, d’autres dépérissent tranquillement dans la sphère communicationnelle. Pour des raisons différentes, la pléthore de l’insignifiance pour la première et une aversion galopante pour la seconde, tradition et modernité, en un couple qui régna en maître sur nombre de travaux menés dans les sciences sociales des Trente Glorieuses aux fins de circonvenir la question latérale du changement ou, plus exactement, de l’évolution, ne font donc plus recette. Toutefois, ne faire de la tradition (un ensemble d’énoncés, d’actes, de représentations et de croyances qui se transmettent de génération en génération) qu’une arme au service d’une idéologie de la différenciation négative ne saurait restituer toutefois ce qu’elle fut aussi : un moyen de cerner des sociétés en s’interrogeant précisément sur l’effectivité et la pertinence de ce que l’on plaçait derrière le mot tradition, soit un opérateur pour les sciences sociales qui mérite d’être pris en compte.

On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un article sur cet ouvrage :

"Dans cette collection qui questionne les mots, la sélection des mots prend une importance décisive. Le choix de tradition pourrait sembler presque intrigant, à une époque où il semble faire moins polémique et trouver un peu partout des thuriféraires – gauche, droite, conservateurs, progressistes, publicitaires, décroissants : tout le monde investit la tradition. Laurent Le Gall et Mannaïg Thomas donnent au mot une profondeur qui est d’abord un brillant aperçu intellectuel et érudit, qui permet de saisir l’ampleur des débats ; notamment autour du binôme que la tradition a formé avec la modernité. En inquiétant l’évidence de l’opposition tradition/modernité à travers les pensées d’autrui, Le Gall et Thomas invitent à relire un nombre absolument vertigineux d’ouvrages pour faire rayonner les différents usages du mot tradition comme autant de pensées et de pratiques du temps. La récurrence de certaines références (Koselleck, Mauss) souligne ainsi la volonté de penser la tradition depuis la question du temps et de ses usages : ni tout à fait mémoire, ni pure invention, ni oralité ni écrit, histoire en aucun cas, la tradition se figure surtout dans les interstices ténus qui demeurent, une fois délaissés les espoirs d’une temporalité séparée par la théorie. La conclusion du livre, avec Aby Warburg, Ginzburg, Didi-Huberman, ouvre une piste de réflexion grosse de sens et pleine de confiance.

Mais Tradition n’est pas seulement la bibliographie raisonnée d’un concept auquel « nous sommes tous confrontés ». Il y a aussi dans le livre une analyse de certaines actualités artistiques, intellectuelles, politiques ou sociales, qui s’enrichissent de ce regard porté depuis la question de la tradition. La critique de l’exposition Nous les arbres à la fondation Cartier-Bresson en 2019-2020 est emblématique de cette dimension du livre, qui rappelle que « Le mot est faible » fournit avec force les moyens de dire autrement ce qui se vit aujourd’hui." — Pierre Tenne