Michel Crozier, contraintes et liberté, par Christine Musselin
L’œuvre de Michel Crozier est guidée par la conviction que le phénomène organisationnel produit la société. Il a ainsi contribué à forger les outils pour analyser les collectifs fondés en vue de réaliser un projet commun selon un système d’action et des règles du jeu spécifiques.
Par de nombreux aspects, la trajectoire et l’œuvre de Michel Crozier (1922-2013) ne correspondent pas aux canons qui prévalaient à l’époque. Il a rejoint HEC pour échapper à la formation médicale que son père voulait qu’il suive : il n’a ainsi pas fréquenté l’université et encore moins l’École normale supérieure, contrairement à beaucoup de ceux qui, comme lui, ont marqué la sociologie française des années 1960 et 1970 (Pierre Bourdieu, Alain Touraine, Raymond Boudon, Jean-Daniel Reynaud, par exemple). Il n’a pas découvert la sociologie en France, mais à travers le travail d’enquête qu’il a conduit auprès des syndicalistes américains, ce qui l’a conduit à traverser les États-Unis et à poursuivre ultérieurement ses investigations en Grande-Bretagne : il a ainsi, dès le début de sa carrière, appris et maîtrisé l’anglais oral et écrit, rencontré les sociologues, psychosociologues et politologues étatsuniens et été connu et reconnu par eux. Il est rentré au CNRS et, en dehors de deux années à l’Université de Nanterre, il y a fait toute sa carrière, alors que le titre de professeur des universités constituait pour beaucoup le saint Graal à atteindre. Il a continuellement mené des enquêtes de terrain au plus près de l’activité dans les ateliers, dans les services, dans les administrations, tout en entretenant simultanément des relations avec les décideurs administrativo-politiques français, par sa participation à diverses commissions et instances et par son rôle de conseiller auprès de plusieurs ministres, remplissant avant l’heure les missions de valorisation de la recherche aujourd’hui attendues des universitaires et des chercheurs. Enfin, ses publications sont à l’image de cette double implication dans la recherche et dans l’action, avec d’un côté, des productions scientifiques, ouvrages ou articles qui font référence pour tous ceux et celles qui s’intéressent aux organisations, mais de l’autre, des ouvrages qui, au fil du temps, prirent de plus en plus la forme d’essais au sein desquels il a développé sa vision personnelle du monde.