Roman et pathétique depuis les années 2000 (Fixxions, n° 31, 2025, dir. Dominique Rabaté, Maïté Snauwaert)
Au début des années 2000, on pouvait décrire un pan de la littérature française contemporaine au prisme des « récits indécidables » ou du « roman ludique ». Ce temps semble lointain. Le « roman impassible » des éditions de Minuit ne paraît plus de mise, et les œuvres d’abord plus marginales de Marie NDiaye revisitant le mélodrame avec En famille en 1991, ou de Laurent Mauvignier faisant du monologue l’outil de la séparation des consciences dans Loin d’eux en 1999, témoignent au sein de cette maison influente de ce changement d’inflexion. L’ironie et le second degré qui avaient depuis le Nouveau Roman été revendiqués comme modes d’expression privilégiés d’une partie de la production littéraire en langue française se font certainement plus discrets, comme si, dans une époque hantée par la catastrophe, le terrorisme, les guerres, la maladie, les violences envers les femmes, et l’accélération néo-libérale des modes de vie, la tâche esthétique, sociale ou politique de la littérature impliquait aujourd’hui de se confronter à une dureté du monde qui empêche de s’en tenir à distance.
Dans sa longue histoire depuis l’Antiquité, le pathétique se trouve sur une ligne de tension entre une considération péjorative qui en fait l’expression outrée des émotions ; et une considération méliorative désignant des œuvres susceptibles de générer des affects vertueux : « la pitié ou la compassion », selon Roland Barthes, qui en appelait dans La Préparation du roman à une « Histoire pathétique de la littérature ». À son meilleur, art de la juste mesure dans la relation des affects ; à son pire (alors désigné par « pathos »), exploitation de la souffrance humaine sous la forme du spectacle.
En 2007, Philippe Forest publiait, de manière prémonitoire, un « Petit éloge du pathos » où il se demandait ce qui, en répondant à une idée reçue de la critique, resterait d’une littérature expurgée de tout pathétique considéré comme obscène et sur-joué. Pour lui, l’expérience littéraire procède au contraire d’un pathétique dont elle doit reconduire la « déchirure » et le rapport à un réel qu’on ne saurait domestiquer. Et telle doit être toujours la visée du roman moderne, dans le sillage de Faulkner et de Camus. Or dix ans plus tôt, il avait inauguré cette ère pathétique en publiant un premier « Roman du Je » dédié à la disparition de sa fille, distinct des jeux sur l’identité propres à l’autofiction.
L’hypothèse qui préside à ce numéro de Fixxion est donc celle d’une accentuation de la dimension pathétique du récit et du roman depuis les années 2000, qui prend la mesure d’un changement d’époque et de génération. Elle se signale par l’aggravation de la charge dramatique que portent les textes, par l’engagement de leurs narrateurs et narratrices, par la recherche d’effets plus directs sur les lecteurs et lectrices, et par le choix de sujets d’une actualité plus brûlante. La publication de D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère en 2009 en est sans doute emblématique.
On cherchera donc dans ce dossier à articuler la définition de ce pathétique revisité dans ses thèmes comme dans ses motifs. On pourra, par exemple, remarquer la récurrence des violences familiales : par le système reconduit du patriarcat dans Les Impatientes de Jaïli Amadou Amal, avec les figures du parricide ou de l’infanticide comme dans Chanson douce de Leila Slimani, Cora dans la spirale de Vincent Message, Le Fils de l’homme de Jean-Baptiste Del Amo, Il est des hommes qui se perdront toujours de Rebecca Lighieri. Ou bien le rôle proéminent joué par le deuil dans les narrations romanesques de catastrophes naturelles ou de migrations forcées, dans Le Dernier frère de Nathacha Appanah ou Ceux qu’on jette à la mer de Carl de Souza, ou encore dans les récits des blessures revisitées de l’histoire coloniale, comme chez Abdelkader Djemaï dans Une ville en temps de guerre ou Alice Zeniter dans L’Art de perdre.
Pourtant, cette tonalité nouvelle qui infuse la production contemporaine s’attache autant à des contenus qu’à des modes de représentation. Il s’agira d’en analyser l’économie spécifique, la recharge tragique. On pourra s’intéresser aux façons dont les romans remettent en jeu des mécanismes éprouvés de sous-genres dont ils empruntent à dessein les codes : horreur pour Rebecca Lighieri dans Les Garçons de l’été ou dans Anima de Wajdi Mouawad, thriller pour Mauvignier dans Histoires de la nuit, roman noir pour Nicolas Mathieu dans Aux animaux la guerre. C’est l’étude des procédés de suspense et de composition romanesque, dans le jeu choral ou polyphonique des points de vue, qui servira à éclairer le rôle moteur du pathétique. On pourra se demander si la forme du récit intime ne convient parfois pas mieux à l’expression de la douleur et des traumatismes d’une vie, mais en articulant cette analyse avec les procédés spécifiques du roman, avec les modes de représentation de la fiction.
Mais c’est aussi le rapport de proximité au drame comme au destinataire qui retiendra l’attention critique afin de proposer une définition du pathétique qui n’en reste pas au seul niveau thématique, mais permette d’élaborer son substrat esthétique propre. Après les travaux de Georges Molinié, d’Anne Coudreuse ou d’Anne Vincent-Buffault sur le pathos et la sensibilité, cette élaboration reste à faire pour le roman contemporain.
On envisagera la valeur et la portée du pathétique dans le roman écrit en français, en essayant, conformément au mandat de la revue, de marquer quelques repères et d’analyser des inflexions depuis les années 1980 jusqu’aux années 2020, période qui paraît confirmer un nouveau paradigme romanesque. On ne se contentera pas d’une description monographique des œuvres, mais on essaiera de conceptualiser la catégorie du « pathétique », pour en cerner à la fois les limites et les ressources.
Plusieurs problématiques sont donc attendues parmi lesquelles on peut proposer celles-ci à titre indicatif :
charge affective et morale du roman ; modes d’adresse ;
changement d’humeur ou de zeitgeist ; fatigue du second degré ;
essor de l’écriture documentaire et des écritures du réel et de l’affect ;
investissement et surdétermination de sous-genres littéraires codifiés ;
nouveau régime de la première personne et « Roman du Je » ;
retour désenchanté à l’Histoire, du point de vue des victimes et des oubliés.
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Échéance : 1 décembre 2024. Les propositions de contribution (environ 300 mots), portant sur les littératures de langue française, doivent être envoyées en français ou en anglais à fixxion21@gmail.com (un rédacteur vous inscrira comme auteur-e et vous enverra le gabarit MSWord de la revue).
Après notification de la validation, le texte de l’article définitif (saisi dans le gabarit Word et respectant les styles et consignes du Protocole rédactionnel) est à envoyer à fixxion21@gmail.com avant le 15 juin 2025 pour évaluation et relecture par les membres de la Revue critique de fixxion française contemporaine.