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Péguy et les images (Paris Sorbonne)

Péguy et les images (Paris Sorbonne)

Publié le par Marc Escola (Source : Clément Girardi)

« Péguy et les images »

Journées d’étude organisées par

Sarah Al‑Matary, Clément Girardi et Alexandre de Vitry

9‑10 octobre 2025, salle des Actes, Sorbonne Université

Mercredi 19 février 1913. — J’ouvre le Matin de ce matin. Je finis par y apercevoir le Lanson de cette semaine. Qui le reconnaîtrait dans cette page extraordinaire. […] C’est un grand tableau en art nouveau de l’homme fatal et de la femme fatale. Et il y a là surtout une femme fatale qui tient un tiers ou un quart de la page, (en photographie), et qui ne vient pas de l’Académie des Inscriptions. Dans tous ces hommes fataux, dans toutes ces femmes fatales je demande si c’est là la place d’un doyen. D’autant que son feuilleton tout enrubanné d’art nouveau fait corps dans cette page et est typographié exactement dans le même ton. 

Charles Péguy est trop rarement présenté comme un praticien de l’image, a fortiori comme un théoricien. Pourtant, ses écrits en prose aussi bien que ses poèmes mobilisent nombre d’images, quelle que soit la définition qu’on en donne. Ils sont aussi émaillés de références aux arts de l’image. Dans la Deuxième élégie XXX (1908) et Victor‑Marie comte Hugo (1910), Péguy admet par exemple ne vouloir rien faire d’autre que des « paysages », des « décors ». Clio (1913) convoque les modèles de la « gravure » et du « tableau » ; les Tapisseries au titre si révélateur se déploient dans les mêmes années, tandis que les « portraits » qui émaillent les essais ouvrent les Œuvres choisies de 1911. Péguy évoque les ornements du journal Le Matin dans L’Argent (1913) ; ses pages de réclame et ses photographies racoleuses dans L’Argent suite ; le cinéma dans Un poète l’a dit (1907) ou dans la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914). L’abondance de ces mentions dit quelque chose de l’époque de Péguy ; elle invite aussi à repenser selon l’image les grandes questions qui structurent sa pensée : la représentation, la figuration, l’incarnation.

De l’image mentale à l’image verbale et à l’image matérielle, en passant par l’organisation typographique du texte et de la page, l’image commande en effet, chez Péguy, une réflexion qui porte indistinctement sur les problèmes de l’esthétique et sur ceux de la politique, de l’éthique, de la pédagogie, de la liturgie. Elle engage souvent une axiologie marquée, au risque que Péguy puisse passer pour iconoclaste. Mais il apparaît assez souvent aussi comme un grand imagier. Ce Péguy‑là, qu’a‑t‑il à nous apprendre sur les images ? Dans cette volonté de se placer sur le terrain des images, quelle est la part de l’air du temps et celle de sa passion propre ? Comment comprendre que, chez Péguy, les mots demeurent finalement aussi indispensables aux images que les images aux mots ? De telles réflexions ne deviennent fécondes qu’à la condition d’envisager l’image dans la pleine variété de ses actualisations. De la même manière, elles concernent l’ensemble des discours critiques susceptibles de jeter un éclairage sur l’œuvre de l’écrivain : stylistique, rhétorique, génétique, histoire des idées, histoire des supports, théorie des genres. Elles encouragent à penser l’œuvre de Péguy sous l’angle de sa réception programmée, et le texte littéraire sous celui de ses usages.

Images de Péguy

Il s’agira d’abord de replacer l’œuvre de Péguy dans la culture visuelle qu’elle se construit et qu’il ne partage qu’en partie avec son époque. Quelles images Péguy laisse‑t‑il entrer dans son œuvre, et que font‑elles à son écriture ? Dans quelle mesure Péguy mobilise‑t‑il des imageries plutôt que de seules images, à la charnière entre culture savante et culture populaire ? On pense ici aux images d’Épinal, avec leurs adaptations ou métamorphoses scolaires ; à l’imagerie religieuse, médiévale par exemple (tout un numéro des Cahiers de la Quinzaine étant consacré aux « primitifs français » exposés à Paris en 1904), mais aussi « sulpicienne », l’adjectif prenant sa nuance kitsch à la fin du XIXe siècle. À quels artistes Péguy s’intéresse‑t‑il par ailleurs ? Dans Clio, Monet et Courbet sont présentés en modèles explicites de l’écriture, avec un statut comparable à celui de Homère, Hugo ou Beaumarchais. Au‑delà du contenu des images, Péguy s’intéresse aussi aux dispositifs qui les font naître : la théâtralité des Mystères est active chez lui, ainsi que celle du tribunal.

La réflexion gagnera à prendre en compte les Cahiers de la Quinzaine, considérés d’une part comme un réseau susceptible de mettre Péguy en contact avec des artistes, d’autre part comme un médium où la place des images a seulement commencé d’être évaluée : du côté de la typographie, de l’ornement, des couvertures, des reproductions ponctuelles d’œuvres et de portraits, mais aussi du point de vue d’une éventuelle politique de l’image. La question des portraits de Péguy lui‑même, picturaux ou photographiques, peut se poser : contemporains ou posthumes, ils ont parfois été sources de controverses qui engagent l’interprétation de son œuvre.

Pratiques contemporaines de l’image

Il paraît nécessaire de situer l’écriture de Péguy au sein d’une époque qui hérite d’un siècle d’innovations dans le domaine des images (typographie, livre illustré, dessin de presse et caricature, photographie, cinéma, publicité, carte postale), à la fois du point de vue de leur production, de leur diffusion et de leurs usages. Que doit Péguy à l’histoire technique et médiatique des images au XIXe siècle ? Quelles différences de valeur cet artisan accorde‑t‑il aux moyens de production et de diffusion qui s’offrent à lui ?

Péguy semble préférer l’image textuelle à l’iconographie ; pourtant, il admet la puissance de certaines illustrations. Quand Ollendorff réédite sous une couverture d’Henri Goussé le Jean Coste d’Antonin Lavergne que Péguy avait livré brut dans les Cahiers de la Quinzaine, ce dernier « [s]e méfi[e] » : « je ne redoute rien tant que les images pour un texte ; aujourd’hui que le livre est là, relié dans sa toile verte, je dois déclarer que ce dessin rouge et noir me paraît beau ; il est simple, il est sobre, il vaut le livre, il exprime le livre : c’est tout dire. » (De Jean Coste, 1902). Dans La Chanson du roi Dagobert (1903), Péguy semble concéder à certains ouvrages - livres d’histoire ou de géographie, romans d’aventures ? - un pouvoir d’évasion. S’arrêtant dans Clio sur une édition illustrée de Châtiments, il cite de mémoire les gravures de Théophile Schuler, rit de se voir glisser de la pratique du commentaire à celle de la « table des illustrations ». Or s’il est vrai que Hugo fait lui‑même des images avec les mots, il n’est pas sûr qu’il soit lésé par ce décadrage qui place son illustrateur au centre de l’attention : dans tous les sens du terme, ses poèmes tendent à devenir des « légendes ».

Enfin, si le caractère dangereux du cinéma semble pour Péguy un fait acquis, dans le prolongement de la critique de Bergson, la valeur de la photographie paraît moins claire : sans la condamner expressément, Péguy s’abstient le plus souvent d’y référer.

Poétique de l’image

Que fait l’écriture à l’image ? La question est vive en cette fin de siècle marquée par le débat romantique sur l’image, que résume encore De Jean Coste : « au lieu de vivre une vie réelle dans l’ordre de l’action, le romantique vit une image, une représentation de vie en pensant aux spectateurs ; quand il n’a pas de spectateurs, lui‑même il se fait spectateur ; […] il est en perpétuelle représentation ; il ne pense qu’aux effets produits ». La critique péguyste de la métaphore romantique commande des inventions stylistiques qui visent à déplacer les images dans la métonymie (entre autres tropes), ou à repenser les modalités de leur surgissement (par la répétition, le rythme, etc.). Ainsi, Péguy semble finalement hériter de ses contemporains symbolistes une confiance possible dans les vertus de l’image, matérialisée dans la pratique du portrait et du paysage conçus comme genres littéraires à part entière. On pourra porter la question sur un terrain plus théorique, le littéralisme de Péguy demandant à être pensé comme le nouage délibéré de l’écriture et du visuel dans l’image, au détriment du réflexe de l’interprétation. Dans quelle mesure ce nouage autorise‑t‑il à penser l’œuvre de Péguy dans son ensemble comme celle d’un poète ? La distinction des images vertueuses et des images dangereuses, chez l’écrivain, ne recoupe‑t‑elle pas celle de la poésie et de la fiction, celle du témoignage et du roman ?

Savoirs de l’image

Péguy accorde aux images une importance notable dans la constitution et dans l’écriture des savoirs. On songe ici en particulier à l’écriture du passé, sous la forme d’une « chronique » qui doit permettre de refaire du peuple un agent à part entière de l’histoire et d’incarner cette histoire par le récit qu’on en fait. Les images se trouvent ainsi au cœur de la conception d’une historiographie éloignée des méthodes que préconisent les universitaires positivistes, qu’ils se disent historiens ou sociologues. Péguy rêve d’une histoire sensible aux détails, aux nuances, où l’image soutiendrait, ajusterait la narration : une histoire non pas fabulée, mais dont la transmission pourrait se faire sur le mode du conte, comme à la veillée, en ménageant l’imagination du public pour qu’il puisse se l’approprier. Quel est exactement le rôle des images dans la chronique ? Dans quelle mesure l’écriture péguyste des images s’alimente‑t‑elle à celle des chroniqueurs qu’il admire (Homère, Michelet, Maxime Vuillaume) ? Quelles images enfin Péguy chroniqueur privilégie‑t‑il ?

On pourra s’appuyer sur l’œuvre de Péguy pour questionner la place de l’image dans le genre de l’« essai », y compris sous sa forme pamphlétaire. Dans quelle mesure le voir prend‑il chez Péguy la place d’un savoir qui s’énonce ?

Pouvoirs de l’image

En dernier ressort, l’intérêt de Péguy pour l’image doit être évalué à partir de la question de son efficacité, dont il reste à déterminer dans quelle mesure elle découle de son pouvoir ou de son impuissance. À qui « parle » l’image ? Ou si elle ne parle pas, que fait‑elle à son public ? Que devient, à travers elle, la fonction de l’écriture vis‑à‑vis de la communauté à qui elle s’adresse, mais qu’en réalité elle contribue peut‑être à construire ? Au croisement de la question des savoirs, l’usage pédagogique des images constitue un premier horizon possible pour l’enquête, à l’heure où la IIIe République, à l’École et au‑delà, mise sur l’illustration et les projections lumineuses pour former des citoyens. C’est tout un imaginaire qu’il s’agit de réformer, pour favoriser la transition de l’Ancien Régime à la République. S’esquisse aussi, à travers la référence aux images, une réflexion sur la fonction théologique ou rituelle d’une écriture qui se trouve ainsi confirmer l’horizon général de la « littérature » comme fonction sociale.

Les lignes de force indiquées ci‑dessus ne sont pas exclusives, et le comité encourage la variété des approches de Péguy faiseur d’images, en particulier dans une perspective intermédiale et interdisciplinaire. Les deux journées d’étude auront lieu en salle des Actes de la Sorbonne, les 9 et 10 octobre 2025. Les propositions d’intervention (2000 signes environ) accompagnées d’une courte notice biobibliographique sont à faire parvenir aux trois organisateurs avant le 15 mars 2025, pour un retour dans le courant du mois suivant :

Sarah Al‑Matary, IHRIM, université Lyon 2, IUF : almatary76@hotmail.com

Clément Girardi, CELLF, Sorbonne Université : girardi.clement@gmail.com

Alexandre de Vitry, CELLF, Sorbonne Université : adevitry@gmail.com