Textes rassemblés et présentés par Claude Le Manchec
Comme le dernier Proust enfermé dans sa chambre tapissée de liège, Joë Bousquet (1897-1950) est une figure emblématique de l’écrivain. Privé de ses membres inférieurs et alité depuis ses 21 ans, sa vie entière passe par l’écriture et la lecture.
Le 27 mai 1918, âgé de 21 ans, Joë Bousquet est atteint à la colonne vertébrale par une balle allemande. Il perd l’usage de toute la partie inférieure de son corps. Que faire de cette vie ? Il songe d’abord au suicide, avant de comprendre que sa tâche est de « construire autour de lui l’univers » et que cette vie-là est « la plus précieuse, la plus profonde, la seule probablement à être réelle ».
De 1925 à 1950 arrivent dans cette chambre aux volets clos toutes les grandes œuvres qui s’écrivent alors. « J’envie parfois, lui écrit Paulhan, votre divination et cette étrange rapidité qui vous fait traverser d’un coup ce qui me demeure opaque. » Jusqu’à sa mort en 1950, Bousquet sera le témoin le plus lucide de la littérature de son époque. Cette époque où s’épanouissent les plus grandes œuvres de l’histoire littéraire, il en perçoit mieux que personne, grâce à sa totale disponibilité et à son extrême sensibilité, les secrètes lignes de force.
Mais, en écrivant sur les autres, c’est aussi sa propre vie qu’il écrit ainsi : ces lectures qu’il disperse entre diverses revues constituent lorsqu’on les lit ensemble année par année un véritable « Journal de lecture ». Dans tous les livres ce qu’il cherche est unique : « le pressentiment d’un silence plus haut, indicible » (ce qu’il écrit en lisant Daumal).
Retrouvées dans leur profonde unité, ces lectures que Bousquet publiait en revue, constituent tout à la fois le véritable journal de bord, année par année, de cet homme écorché vif et solitaire et le passionnant panorama d’une littérature en train de se faire – de Aragon à Michaux, de Jouve à Artaud, mais aussi de Milosz à Kafka, de Daumal à Char, de Queneau à Simenon.
Dans ce très original « Journal de lecture », on trouve donc tout à la fois la vérité la plus profonde de Bousquet et l’un des meilleurs panoramas de la littérature française du XXe siècle.
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On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un article sur cet ouvrage :
"Une fatalité implacable peut-elle devenir providence ? C’est à une telle métamorphose que fut confronté Joë Bousquet. Atteint à la colonne vertébrale par une balle durant la Grande Guerre, ses jambes paralysées, il est reclus dans sa chambre et condamné à l’immobilité. Contre toute attente, ce fut comme une nouvelle naissance. La blessure qui déchira son corps l’ouvrit à l’écriture. Les mots seront pour lui une seconde vie, plus large, plus vraie : une autre manière d’être au monde. Par la poésie, il s’invente un corps subliminal, j’allais dire glorieux, avec toutes les sensations propres au corps mais étrangement décuplées.
Insatiable lecteur, Bousquet lit pour écrire. Ses principaux textes critiques ici rassemblés et dont la plupart furent publiés dans Les Cahiers du Sud en apportent la preuve. S’il porte un regard original et d’une grande perspicacité sur les œuvres, entre autres, de Raymond Roussel, Paul Éluard, Pierre Reverdy, Oscar Venceslas de Lubicz-Miloz, Jean Paulhan, et tout particulièrement de Paul Valéry et Pierre Jean Jouve, elles lui servent surtout de tremplin pour approfondir sa propre démarche et fouiller dans ses ténèbres intérieures afin d’en extirper la lumière qui viendra éclairer ses propres écrits. Ce faisant, il dresse un vaste panorama de la littérature de son temps, du moins celle qui compte à ses yeux, et met en évidence, en confrontant dans un même article des poètes et des philosophes parfois éloignés, les lignes de force qui en constituent la trame, s’interrogeant plus particulièrement sur ce qu’est ou devrait être la poésie : un état de l’être, qu’il relie indissolublement à la connaissance". — Alain Roussel