On n'invente rien quand on dit que la fiction est inséparable des études littéraires. Puisqu'elle nous permet de distinguer dans la multitude des discours, écrits comme oraux, la part qui relève de la fable et celle qui nous renvoie à la réalité, elle est notre outil, notre lunette pour mieux nous orienter. Pouvoir attribuer à certaines représentations le caractère de vérité et à d'autres celui de feintise fait partie des mécanismes fondamentaux de nos vis (Schaeffer, 1999). Non seulement la fiction est incontournable, elle est même ce qui nous définit anthropologiquement (Huston, 2008).
Mais à force de lire des textes et de réfléchir à leurs correspondances avec le monde réel, ne nous arrive-t-il pas de remettre en question la prévalence de ce dernier? Ne nous arrive-t-il pas de trouver davantage de sens, de sincérité, de justesse dans les livres qu'à l'extérieur de leurs pages? Certaines oeuvres littéraires sont si riches, si intenses, si parlantes qu'elles transforment pour toujours le regard que nous portons sur l'existence. Et rien ne nous dit que les personnages ne se glissent pas hors des couvertures des volumes, le soir, pour aller effrayer les petits enfants, monnayer les dents de lait ou simplement palabrer en compagnie de leurs semblables. Si elle tient ainsi de la fabulation, la fiction n'en parait pas moins inséparable de nos quotidiens, comme en témoigne la prégnance des contes et autres légendes. Quel mouvement insuffle-t-elle à nos expériences, littéraires ou non?
Que faisons-nos lorsque nous avons affaire à des paroles d'une si évidente malhonnêteté, d'une si ostentatoire fabrication qu'elles paraissent impossible à prendre au sérieux? À l'heure des fake news, de la rhétorique électoraliste et des faits alternatifs, comment lutte-t-on contre le danger bien réel que représentent les fabulations idéologiques? La fiction, qui opère dans et sur le monde (Murzilli, 2019), instrumentalisée en campagne marketing serait-elle devenue toute puissante? Sommes-nous encore capables de la reconnaître? La littérature a-t-elle encore quelque chose à nous enseigner sur le plan politique?
C'est qu'il en va de la fiction comme de nos rêves: bien souvent, nous ne savons plus où ils commencent et où ils finissent. Nous cheminons en terrain instable. S'il nous faut porter un nom et donner à lire chaque jour notre propre histoire, nous savons néanmoins que nos identités ne seront jamais définitives et que nous resterons enchevêtré.es dans la performance que nous faisons de nous-mêmes. Dans ces conditions, l'expérience de nos fantasmes, de nos désirs et de nos contradictions n'est-elle pas semblable à l'interprétation d'une fiction? Et que dire de nos idées critiques, de nos connaissances et des théories que nous élaborons? Tiendraient-elles debout, sans l'aide d'allégories, de mises en récit ou de fictions de méthode?
La fiction, on le voit, nous pose de sérieuses questions. Pour tenter d'y répondre, l'AECSEL vous invite à venir mettre la fiction dans tous ses états. Cette seizième journée d'études sera l'occasion de réfléchir au rapport que nous entretenons avec la littérature et au statut de l'imaginaire qu'elle déploie, de débrouiller les liens qui unissent la fabulation à la réalité et de décortiquer les récits qui nous permettent de faire sens.
Sans s'y limiter, les communications peuvent être envisagées sous les angles suivants :
Fiction et politique
La frontière entre fait et fiction (Lavocat, 2016) est-elle menacée à notre époque? Le storytelling et les discours électoralistes contribuent-ils à faire de la politique une fiction? Comment les grandes dystopies littéraires, les uchronies et les utopies contribuent à éclairer nos sociétés? Les exaltations narratives du politique représentent-elles une menace (Toledo, 2023)? Faut-il espérer la venue d'un récit commun? Sous quelles modalités la littérature peut-elle se dire engagée?
Fiction et savoir
Quelles innovations la fiction apporte-t-elle aux moyens de connaissance? À l'heure où l'hyperspécialisation de la recherche et les contraintes institutionnelles rendent le texte scientifique inspirées par la littérature, comme l'enquête dans le réel (Jablonka, 2024) ou les fabulations spéculatives (Haraway, 2016) représentent-telles une panacée épistémologique? Quels sont les liens qui unissent le savoir et l'imaginaire?
Fiction et textes
Quels sont les enjeux (thématiques, stylistiques, théoriques) de la fiction contemporaine ou extrême-contemporaine? De quel héritage les textes contemporains sont-ils redevables? Qu'en est-il de la narration et de ses multiples formes au XXIe siècle? Comment la fiction contemporaine ou extrême-contemporaine remet-elle en question la notion même de "texte" telle que l'entendait par exemple Barthes ou Genette? Qu'en est-il de la notion de "narrateur non fiable" (Booth, 1961) et de ses corollaires théoriques?
Vos propositions de communication peuvent prendre plusieurs formes et s'engager dans des voies aussi diverses que la fiction elle-même – qu'elles soient théoriques, pratiques, artistiques, etc. – Nous accueillons les propositions de recherche et de recherche-création. Les nouveaux et nouvelles étudiant.es aux cycles supérieurs sont chaudement encouragé.es à saisir cette occasion de réaliser leur première expérience de communication universitaire.
D'une longueur de 250 mots, vos propositions de communication doivent être accompagnées d'une courte notice biobibliographique mentionnant votre université d'attache, vos intérêts de recherche et vos publications (s'il y a lieu). Merci de les acheminer à aecsel.uqam@gmail.com, avant le 10 janvier 2025. Veuillez indiquer en objet votre nom et prénom ainsi que le titre de votre communication d'une durée de 15-20 minutes.
Les communications feront l'objet d'une publication dans la revue Postures.
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Références citées
Booth, Wayne C. 1961. The Rhetoric of Fiction. Chicago, University of Chicago Press.
Haraway, Donna. 2016. Vivre avec le trouble. Vaulx-en-Velin, Mondes à faire.
Huston, Nancy. 2008. L’espèce fabulatrice. Paris, Actes-Sud.
Jablonka, Ivan. 2024. Le troisième continent ou la littérature du réel. Paris, Seuil.
Lavocat, Françoise. 2016. Fait et fiction: pour une frontière. Paris, Seuil.
Murzilli, Nancy. 2019. «Comment la fiction contemporaine travaille ses lecteurs». ConTEXTES, no. 22.
Schaeffer, Jean-Marie. 1999. Pourquoi la fiction?. Paris, Seuil.
Toledo, Camille de. 2023. Une histoire du vertige. Lagrasse, Verdier.