
Écrire, lire, classer. Formes, usages et imaginaires de la bibliographie, XIXe-XXIe s. (Paris)
« Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre », écrit Stéphane Mallarmé dans « Le livre, instrument spirituel ». Soulevant ici, dans les Divagations, l’inquiétante concurrence entre le « divin bouquin » et le journal, Mallarmé exprime en creux cette impression d’abondance, mais aussi un besoin de synthèse, que ne manque pas de susciter la lecture des bibliographies généralistes ou spécialisées qui fleurissent depuis la fin du XVIIIe siècle. On citera, entre autres références, le Manuel du libraire de Brunet, la Bibliographie de la France, le Catalogue de Renouard, le Bibliographical Decameron de Dibdin ou la Bibliographie des Fous de Nodier.
Plusieurs phénomènes désormais bien connus expliquent la prolifération de ces ressources. Dès la fin du XVIIIe siècle, la confiscation des bibliothèques ecclésiastiques et privées sous la Révolution rend nécessaires l’inventaire et le classement des ouvrages qui sont ensuite redistribués dans les divers dépôts nationaux. Plus tard, l’explosion de l’imprimé sous la monarchie de Juillet confirme le besoin de recenser et de classer les ouvrages, ne serait-ce que pour faciliter le travail des libraires. Au XIXe siècle, la vogue de la bibliophilie fait encore de la bibliographie matérielle une indispensable alliée dans l’estimation de la valeur des ouvrages. Le développement d’une critique littéraire professionnelle, s’exprimant dans les périodiques, donne ses lettres de noblesse à une forme de bibliographie analytique et partiale, telle qu’elle apparaît notamment dans les colonnes du Polybiblion, sous-titré Revue bibliographique universelle. Au XXe siècle, le rêve d’une compilation organisée de l’ensemble des livres, voire des textes ou des documents, se poursuit sous la plume de Paul Otlet ou dans les projets de bibliographie internationale, qui s’exprimaient déjà lors de la conférence de Bruxelles en 1895. Ce rêve semble s’être en partie réalisé à l’ère des catalogues internationaux dématérialisés, tels que WorldCat ou le KVK. Mais comme le craignait Mallarmé en 1897 (« que manque-t-il, avec l’exploit, au journal, pour effacer le livre »), l’écrit a largement débordé le livre, rendant toujours plus illusoire l’idée d’une bibliographie (ou textographie) exhaustive. Assumant l’anachronisme, on pourrait dire que la bibliographie est, dès le XIXe siècle, une façon de rendre raison du « Big Data ».
Or du XIXe siècle à nos jours, la façon dont les bibliographes se sont efforcés d’organiser cette abondante matière textuelle est révélatrice d’un regard sur l’évolution de l’histoire culturelle. De fait, le geste bibliographique par lequel les textes sont classés est tout sauf neutre. Il traduit toujours une certaine définition de l’objet dont il s’empare (la « littérature », les « sciences », la « philosophie », la « culture médiatique »…), et par là même, un système de valeurs implicite, d’autant plus efficace qu’il conditionne l’accès au livre, ou tout autre support de l’expérience de lecture. Ainsi, tel ouvrage exclu ou inclus dans la bibliographie d’un auteur peut modifier sa réception. De même, les « publications insignifiantes » ou jugées telles par les rédacteurs de la Bibliographie de la France (« Avertissement », 1866) ont probablement disparu de la mémoire culturelle. À la lumière de quelques cas pratiques comme ce dernier, la responsabilité de la bibliographie dans l’établissement d’une histoire collective des textes apparaît comme écrasante. On ne s’étonne donc guère que les fictions qui mettent en scène des bibliographes, comme La Révolte des Anges d’Anatole France, fassent souvent de ces personnages des figures de la démesure, voire de la folie, parce qu’ils rêvent l’impossible : rendre raison du monde, dans son infinie complexité.
À l’ère du numérique, de nouveaux horizons de recherche sont ouverts par la constitution de bases de données bibliographiques telles que la BiblioBase, édition numérique des ouvrages littéraires de la Bibliographie de la France (1811-1900) portée par l’ANR e-BdF à l’initiative de ce colloque. Parce que ce périodique national contient des informations inédites pour l’histoire du livre (prix des œuvres, lieux de vente, signatures et postures auctoriales…), les données collectées et enrichies par l’équipe d’édition de l’ANR permettent de générer de nouveaux types de corpus et de réexaminer certaines hypothèses critiques sur les œuvres excentrées par rapport au canon, comme le sort éditorial des œuvres publiées sous un nom féminin ou la dynamique de genres littéraires éphémères, dont la Bibliographie garde une trace.
Le colloque de clôture de l’ANR e-BdF a pour but d’aborder les enjeux théoriques, poétiques et pratiques de la bibliographie, en particulier mais pas exclusivement pour les corpus littéraires, du XIXe siècle à nos jours, en France et à l’international. Il fait suite au colloque inaugural (janvier 2024) qui portait sur « La Bibliographie de la France : mémoire du paysage littéraire français ? ». Il entend également apporter un complément de réflexion sur les enjeux soulevés dans le numéro Romantisme intitulé : « Bibliographie et histoire littéraire » (2025/01). Il vise encore à mettre en valeur et faciliter tous travaux fondés sur l’exploitation des données de la BiblioBase, accessibles en ligne sur Nakala en version brute, et sur EMAN associées à un moteur de recherche. L’équipe BiblioBase (voir plus bas) se tient à la disposition des collègues chercheurs pour leur présenter l’outil en amont de l’événement, et en faciliter l’accès et l’utilisation. Les communications et publications collectives sont possibles.
Les propositions portant sur les questions ci-dessous seront donc particulièrement bienvenues.
I–Méthodes et histoire de la bibliographie
- La notion de corpus massif
- Bibliographie et périodisation littéraire
- Bibliographies spécialisées, sélectives ou partiales
- Approches de la classification littéraire
- Histoire économique, sociale, culturelle du livre
- Bibliographie et bibliophilie
- Censure et bibliographie
- Territoires bibliographiques (bibliographies internationales, régionales, régionalistes…)
II–Poétique de la bibliographie
- La bibliographie et la notion de « littérature »
- Les genres littéraires au prisme de la bibliographie
- Bibliographie et geste critique
- Bibliographies fictives, imaginaires, rêvées
- Figures du bibliographe dans la fiction
- Passé, présent et futur de la bibliographie
III–Bibliographie et Humanités numériques
- Formes de la bibliographie en contexte numérique : listes, décomptes, bases de données, catalogues…
- Bibliographie et bibliothéconomie
- La littérature comme phénomène, les œuvres littéraires comme données
- Poétique des textes et approches quantitatives
- Bases de données en littérature et SHS à partir de corpus textuels (méthodes, enjeux)
- La visualisation en littérature et SHS à partir de corpus textuels
- Textométrie
- Décomptes et listes pour les lecteurs, de la BDF à Zotero
IV–Exploitation des données de la BiblioBase (ouvrages littéraires, 1811-1900)
- Les publications sous un nom féminin
- Cartographie des publications et des ventes dans la période romantique
- Les catégories génériques littéraires dans la Bibliographie de la France
- Analyse lexicométrique des titres d’ouvrages
- Postures auctoriales et affichages identitaires
IV–Bibliographie et monographie
- Lectures des écrivains : lire, classer, écrire
- La constitution des Œuvres complètes du point de vue de la bibliographie
- Bibliographie et philologie
- Toute étude centrée sur un auteur en lien avec la bibliographie comme méthode, pratique et objet.
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Le colloque aura lieu à Paris les 28 et 29 janvier 2026. Les présentations seront de 25 minutes.
Pour proposer une communication, envoyez un résumé d’environ 350 mots accompagné de votre notice bio-bibliographique à l’adresse anr.ebdf@gmail.com d’ici le 15 septembre 2025.
Une publication des actes est prévue à l’issue du colloque. En cas de sélection de votre proposition, il vous sera demandé de remettre l’article le 13 février 2026.
Pour contacter l’équipe BiblioBase (Elsa Courant, Jordi Brahamcha-Marin, Richard Walter), veuillez utiliser l’adresse du projet anr.ebdf@gmail.com.
Bibliographie
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Ressources numériques sur la BiblioBase
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COURANT Elsa (dir.), BRAHAMCHA-MARIN Jordi et al., BiblioBase. Tables littéraires de la Bibliographie de la France(1811-1900), https://nakala.fr/collection/10.34847/nkl.b9e1x0q0.
COURANT Elsa (dir.), BRAHAMCHA-MARIN Jordi, WALTER Richard et al., BiblioBaseXIX (tables abrégées), https://eman-archives.org/BiblioBaseXIX/.
Ces travaux sont financés par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR 22-CE54-0011.