
JEAN SIRINELLI (1921-2004)
Éminent professeur de grec à qui presque rien de la littérature grecque n'était étranger de l'époque classique à la fin de l'Antiquité, éditeur et traducteur de plusieurs traités de Plutarque dans la Collection Budé, il n'a jamais été enfermé dans l'Université. Après avoir été caïman à l'École Normale Supérieure, dont il avait été un brillant élève, il s'est occupé des enseignants français à l'étranger au Ministère des Affaires Étrangères, il a enseigné à Dakar, il a été Directeur des Enseignements Supérieurs et Recteur. Lorsque je l'ai rencontré en 1978, à l'époque de ma licence, il était à la fois titulaire d'une chaire de littérature grecque à la Sorbonne et Président de la commission française pour l'Unesco : il a quitté la première en 1990, pour devenir professeur émérite, et en 1996, la seconde, dont il était resté Président d'honneur. C'était un peu avant que ne commencent à se manifester les premiers symptômes de la maladie qui devait l'emporter.
Jean Sirinelli appartient à la génération qui a eu vingt ans dans les années 40 et qui a commencé sa carrière à la fin de la guerre, au moment où il fallait reconstruire, reconstruire un pays dévasté, mais aussi une pensée mise à mal par les horreurs de cette période. Aussi, m'expliquait-il, ses camarades et lui avaient-ils voulu comprendre, voire, pour certains, repenser l'Histoire. De là l'intérêt, qui ne l'a jamais quitté, pour les moments tournants de l'Histoire, les périodes de changement où les intellectuels du passé aussi avaient réinterprété les périodes antérieures en fonction de la leur, où le passé, vu à la lumière déformante du présent, avait permis de former ce présent ; de là le choix de son sujet de thèse : Les vues historiques d'Eusèbe de Césarée durant la période prénicéenne (Dakar, 1961), Eusèbe, dont il dota l'édition de la Préparation évangélique dans les Sources chrétiennes (n° 206, 1974) d'une riche et pénétrante introduction ; de là aussi, sans doute, l'intérêt de son fils, l'historien Jean-François Sirinelli, pour les intellectuels mais ceux du XXe siècle et singulièrement les normaliens.
Le même esprit inspire encore les deux ouvrages majeurs qu'il nous laisse, ouvrages non pas d'érudition universitaire, mais conçus pour intéresser le plus large public possible oeuvres exotériques, eussent dit les Anciens et rédigés à l'heure de la retraite dans ce style élégant qui était le sien à l'écrit comme dans les cours et les conversations. Le premier, Les enfants d'Alexandre (Paris, 1993), dédié dilectae uxori, dont nous, ses élèves, avons suivi la lente maturation dans les dernières années de son séminaire à la Sorbonne, si bien qu'en le lisant, je crois réentendre sa voix, propose une magistrale synthèse de la littérature et la pensée grecques de 334 av. J.-C. à 519 ap. J.-C, c'est-à-dire de toute la période post-classique. Peu d'esprits eussent été capables de dominer une période si large, d'en dégager les lignes de force, de mettre en lumière les mutations et les caractères de chaque époque, d'offrir de chaque auteur une présentation suggestive qui en guide l'approche plus détaillée, mais cette ampleur de vue et cette pénétration étaient les traits propres de l'intelligence de Jean Sirinelli. Il les a appliqués enfin à Plutarque de Chéronée (Paris, 2000) pour rédiger ce qui lui tenait à coeur, non pas un hypothétique essai de reconstitution historique, mais un itinéraire intellectuel : la biographie devient alors la rencontre de deux esprits.
Le dernier chapitre s'intitule « La Paix du Soir » : la maladie n'a pas accordé à Jean Sirinelli des conditions favorables pour la goûter. Pourtant tous ceux qui l'ont approché dans ces dernières années savent combien son extraordinaire force de caractère, mais aussi l'amour des siens, lui ont permis de garder une sérénité digne des Anciens. C'est sans doute la leçon essentielle qu'il souhaitait léguer à sa famille et aussi à tous ceux, collègues, élèves, élèves devenus collègues, qui l'ont aimé et admiré : une leçon de vie.
Françoise Frazier