Jeu de rôles et transmission littéraire
Université de Lausanne
Colloque international organisé par Gregory Thonney (SCMS, Université de Lausanne)
et Gaspard Turin (Université de Lausanne)
Ce colloque rassemblera des personnalités très diverses (spécialistes de la fiction et des littératures du Moyen Âge à nos jours, didacticien·ne·s, ludopédagogues, philosophes, historien·ne·s de l'art, enseignant·e·s et auteur·e·s) autour de la question du jeu de rôle sur table et des enjeux qui peuvent lui être associés, en termes de corpus littéraires, de méthodes d'enseignement, de transposition et de médiation.
Entrée libre.
Programme:
JEUDI 5 MARS 2020
UNIL - Anthropole 2042
9h Accueil
9h15 Marc Atallah (UNIL / Maison d’Ailleurs) - “L’Appel de Cthulhu” - jouer l’indicible ?
10h Audrée Mullener (Ars Ludendi, Orc’Idée) - Structures de récits: contes de fées et contraintes rôlistiques
10h45 Pause
11h Olivier Caïra (Université d’Evry) - “Ma bibliothèque m’était un assez grand duché”, ou comment Shakespeare s’invita à Gotham City
11h45 Laurent Di Filippo (Université de Lorraine) - Donjons et dragons et la littérature médiévale scandinave
13h Repas
14h30 Philippe Lépinard (Université Paris-Est Créteil) - Décontextualiser pour mieux engager les étudiant·e·s dans les enseignements : le cas du Jeu de Rôle sur table dans des enseignements de langues vivantes et de management.
15h15 Géraldine Toniutti (UNIL) - Le jeu de rôle au Moyen Âge comme pratique sociale: transposition du roman au jeu de rôle et retour
16h Pause
16h15 Jean-François Boutin (Université du Québec à Rimouski) - Jeux de rôle, multimodalité et fiction littéraire : jouer à Clue tout en produisant un récit policier en 2e secondaire.
17h Gaspard Turin (UNIL) - Sources et ressources de l’écriture collaborative autour de H.P. Lovecraft
18h Table ronde : Jeu de rôle et création littéraire - avec Alice Bottarelli (auteure, animatrice d’ateliers d’écriture), Axelle Bouet (auteure, Les chants de Loss), Stéphane Gallay (auteur, Tigres volants), Pierre Saliba (auteur, Sorcières et sortilèges)
19h, UNIL - Anthropole 2013: « Joue ton savoir »: événement ludique organisé par G. Thonney (Ars Ludendi et SCMS, UNIL) (apéritif dînatoire inclus)
VENDREDI 6 MARS
UNIL - Amphipole 319
10h Sanne Stijve (Ars Ludendi, 2d Sans Faces) - Transmissions de savoirs et de compétences grâce au jeu de rôle.
10h45 Florence Quinche (HEP Vaud) et Ana Vulic (Musée national suisse, Prangins): Gamifier les savoirs pour favoriser l’accès à la culture ? Des exemples de création jeux de rôles en contexte muséal
11h30 Pause
11h45 Michael Groneberg (UNIL) - Ludisme et philosophie (titre à préciser)
12h30 Repas
14h Amrit Singh (Gymnase de La Cité) - Les mécaniques du jeu de rôle dans l'enseignement
14h45 Gregory Thonney (SCMS UNIL, Ars Ludendi) et Nicolas Schaffter (SCMS UNIL) : jeu de rôle et didactique - la médiation de l’UNIL à coups de dés
15h30 Rémi Schaffter (HEP) - titre à préciser
16h15 Clôture du colloque
19h30 Repas de clôture
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Argumentaire:
Le jeu de rôle fait partie intégrante des domaines d’intérêt de la recherche depuis très longtemps, en particulier dans les domaines de la psychologie, de la pédagogie et de la communication. Dans le monde plus feutré de la critique et de la théorie littéraires, les spécialistes de la fiction n’ont pourtant pas manqué de saisir les rapports entre activités littéraire et ludique, que la perspective adoptée soit d’ordre sémiotique (Eco), psychanalytique (Picard), esthétique (Schaeffer), sociologique (Caïra) ou encore narratologique (Ryan, Baroni, Lavocat). La formule de cette dernière, pour qui les jeux sont « des opérateurs de transfictionnalité » (Lavocat 2016 : 335) signale également de plus récents enjeux, et l’ouverture de la perspective à la théorie des textes possibles (de Charles à Escola), ou encore aux travaux de Saint-Gelais sur la transfictionnalité. Plus spécifiquement, on retiendra que la « formule d’engagement dans la fiction propre au jeu de rôle sur table » (Caïra, 2007 : 10) implique de penser créativité et interactivité comme une dynamique, dont le caractère collectif appelle la question de la transmission. On évoquera également la possible identification du jeu de rôle à un dispositif littéraire, pensé par C. David via des notions telles que la « disruption du bloc fictionnel » (2016 : 2) ou le « processus de dé-réification » (2016 : 9) du littéraire.
Si les liens théoriques sont avérés entre d’une part le jeu et la littérature, d’autre part jeu de rôle et développement(s) cognitif(s), et malgré la composante pragmatique adoptée par les études ludiques, on manque encore d’avoir pleinement pris la mesure de ce que le jeu de rôle, en tant qu’expérience collective, pouvait imprimer à la transmission du savoir, littéraire en particulier. À une heure où les études littéraires, faute d’avoir réinventé leur objet dans l’imaginaire social contemporain, peinent à retrouver un ancrage dans les pratiques culturelles et pédagogiques du XXIe siècle, il est grand temps de les ouvrir à des modes de lecture et de prise en charge. Il s’agit plus que jamais de remettre en question les caractéristiques supposées de la littérature comme texte écrit (à fonction de communication différée), objet fini (soumis à une clôture documentaire ou historique), traité par des lecteurs singuliers et privés.
S’agissant d’apprécier sa pertinence dans le cadre d’un processus de transmission, il est également nécessaire de soumettre cette expérience littéraire propre au jeu de rôle au travail des didacticiens. Ceux-ci, à la suite par exemple de Y. Chevallard, pensent depuis longtemps la transmission sous l’angle de la « transposition didactique », en remettant en question la nature des savoirs, selon qu’on leur confère le rôle figé d’un « savoir savant » ou d’un « savoir à enseigner » (Chevallard, 1985). Que l’on évoque la « co-construction de l’interprétation » (Battistini 2011 : 143-5), ou plus généralement que l’on mette l’accent sur le « sujet-lecteur » (Louichon, 2016) et les avatars multiples de ses « transformations » (Rouxel 2004 : 146), il y a fort à parier que de telles recherches s’adapteraient fort bien à une réflexion portant sur la nature des savoirs véhiculés par le jeu de rôle, les canaux et les dynamiques à l’œuvre ainsi que les enjeux sociaux qui découlent d’un tel partage expérimental.
Bien plus, on pourrait postuler que le jeu de rôle, dans ses dynamiques collectives de gestion du savoir, présente tous les avantages d’un laboratoire créatif et pédagogique (au même titre par exemple qu’un atelier d’écriture). La situation d’un meneur de jeu face à (ou en compagnie de) ses joueurs laisse envisager que « l’asymétrie des connaissances » (Caïra, 2007 : 16) qui caractérise ordinairement aussi bien la situation meneur-joueur que la situation maître-élève n’existe pas dans les mêmes termes. Le déficit de savoir ne portant que sur le scénario d’une partie, mais pas sur la partie elle-même, ni sur les règles du jeu, ni sur la latitude des personnages à accomplir des actions, la construction et la manipulation des savoirs apparaît comme remarquablement égalitaire. La circulation de la parole n’est pas à sens unique ; la situation rôlistique est peut-être celle où s’égalisent « le savoir de l’ignorant et l’ignorance du maître » (Rancière, 1987 : 20) et où le sens de sujet-lecteur s’approfondit et s’actualise, en un sujet intellectuel, voire en un sujet politique (ibid., 54).
Concernant « la littérature », on évitera évidemment de la réduire à l’acception traditionnelle d’un champ codéfini par les instances de l’écrivain, de l’œuvre et du lecteur, ou de lui assigner le corpus consensuel dans lequel ce champ l’enferme encore trop fréquemment. En termes de corpus, le cadre rôlistique privilégie les genres ordinairement associés à la paralittérature (heroic-fantasy, SF, fantastique, etc.) mais ne s’y réduit pas. Dans une perspective de transposition des pratiques de lecture, il serait souhaitable de penser le littéraire à travers un empan qui serait le plus large possible : en le pensant sous l’angle de la fiction ; en ne négligeant ni le roman historique, ni la littérature de jeunesse, ni le roman graphique et la bande dessinée, ni les littératures de grande consommation assujetties à des franchises commerciales ; ni même ce parent pauvre des pratiques ludiques transfictionnelles qu’est la littérature patrimoniale classique. À travers ce prisme, on pourra chercher à identifier ce qui constitue le ou plutôt les savoirs (langagiers, historiques, scientifiques, génériques…) associés à l’expérience rôlistique-littéraire ; ce qui les différencie ou les associe à un patrimoine culturel ; ce qui les rattache ou non à un langage commun ; ce qui témoigne de pratiques d’écriture et de lecture émancipés des circuits ordinaires entre auteurs, éditeurs et lecteurs lettrés.
On n’oubliera pas non plus, dans le catalogue des disciplines que la question serait susceptible d’intéresser, la littérature médiévale, à deux titres au moins : premièrement selon l’imaginaire de réception qu’elle convoque, imaginaire central pour une culture rôlistique historiquement tributaire de l’univers médiéval-fantastique. Deuxièmement selon une perspective plus socio-historique, dans la mesure où les pratiques de lecture du Moyen Âge se révèlent comme des actes sociaux, performatifs, voire interactifs et où le dispositif fictionnel présente une dimension sociale et collective (Bouchet, 2008) proche des systèmes ludiques qui nous intéressent.
En somme, on pourrait résumer les enjeux de ce projet en deux grandes questions, soumises à plusieurs adverbes interrogatifs :
Comment, quand, pourquoi et où
- un jeu de rôle peut-il être transposé en une activité de lecture littéraire ?
- une œuvre littéraire peut-elle faire l’objet d’une transposition ludique sous forme de jeu de rôle ?
Par le biais de ce double questionnement, un avantage se profile, par lequel la littérature n’est plus perçue comme fondamentale ou primaire par rapport à l’usage ludique et transmédial qui en est fait, puisque c’est lui, aussi, qui la renouvelle, la maintient comme une pratique, l’invente.
Organisation : G. Thonney, Ars Ludendi, Lausanne - G. Turin, Université de Lausanne
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Bibliographie :
Baroni, R., La tension narrative, Paris, Seuil, 2007.
Baroni, R., Les rouages de l’intrigue, Genève, Slatkine, 2017.
Battistini, C., « Co-construction d’interprétation : un dispositif favorisant la lecture littéraire ? » in Goigoux & Pollet, Didactiques de la lecture, de la maternelle à l’université, Namur, P. U. Namur, 2011, p. 141-156.
Besson, A., Constellations. Les mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS, 2015.
Bombayl, R., et al., Jouer des parties de jeu de rôle, Saint-Orens-de-Gameville, Lapin Marteau, 2017.
Bouchet, F., Le Discours sur la lecture en France aux xive et xve siècles : pratique, poétique, imaginaire, Paris, Champion, 2008.
Caïra, O., Définir la fiction : du roman au jeu d’échecs, Paris, EHESS, 2011.
Caïra, O., « Théorie de la fiction et esthétique des jeux », Sciences du jeu n°6, 2016 (en ligne)
Caïra, O., Les forges de la fiction, Paris, CNRS, 2007.
Charles, M., Introduction à l'étude des textes, Paris, Seuil, 1995.
Chevallard, Y., La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La pensée sauvage, 1985.
David, C., Jeux de rôle sur table : l’intercréativité de la fiction littéraire, thèse de doctorat, U. Paris XIII.
David. C., « Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ? », Sciences du jeu n°6, 2016 (en ligne).
Detering, S. & Zagal, J., Role-Playing Game Studies : Transmedia Foundations, Londres, Routledge, 2018
Eco, U., Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985 [1979]
Escola, M., Théorie des textes possibles, Amsterdam, Rodopi, 2012.
Fine, G. A., Shared Fantasy. Role-Playing Games as Social Worlds, Chicago, Chicago U. Press, 1983.
Lavocat, F., Fait et fiction, Paris, Seuil, 2016.
Lépinard, P. & Vaquiéri, J., « Le jeu de rôle sur table dans l’enseignement supérieur », 3e colloque international Game Evolution, Créteil, 2019.
Louichon, B., « Dix ans de “sujet lecteur” », Recherchers textuelles n°14, 2016, p. 389-403.
Mackay, D., The Fantasy Role-Playing Game – A New Performing Art, Jefferson, McFarland, 2001.
Martin, C., « Role Playing in Children’s Literature. Zilpha Keatley Snyder and The Egypt Game », American Journal of Play 10, n°2, 2018, p. 208-228.
Mucchielli, A., Les jeux de rôles, Paris, PUF, 1990.
Picard, M., La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986
Rancière, J., Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
Rouxel, A., « Autobiographie de lecteur et identité littéraire » in Rouxel & Langlade, Le sujet lecteur, Rennes, PUR, 2004, p. 137-152
Ryan, M.-L., Narrative across Media : the Languages of Storytelling, Lincoln, U. of Nebraska Press, 2004.
Ryan, M.-L., Narrative as Virtual Reality : Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, Baltimore, Johns Hopkins U.P., 2001.
Schaeffer, J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
Saint-Gelais, R., Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.
Saint-Gelais, R. et Audet, R. (dirs.), La fiction, suite et variantes, Québec, Nota Bene, 2007.
Trémel, l., Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia – les faiseurs de monde, Paris, PUF, 2001.
Zagal, J. P. et Detering, S. (eds.), Role Playing game Studies : a Transmedia Approach, New York, Routledge, 2018.
Zagal, J. P. Ludoliteracy. Defining, Understanding, and Supporting Games Education, ETC Press, 2011.