« Littérature et politique en Océanie »
Université de la Polynésie française
14-16 novembre 2022
Délai de réponse à l'appel : 30 aout 2021
PRÉSENTATION
Dans le prolongement du numéro spécial Littérature et politique en Océanie du New Zealand Journal of French Studies (vol. 37, 2019), un colloque international, porté conjointement par les laboratoires EASTCO, GDI et la MSHP, est prévu à l’Université de la Polynésie française (UPF) du 14 au 16 novembre 2022. Il aura pour objet les rapports de domination, d’intégration, d’appropriation, de soumission qui occupent une place centrale dans les littératures océaniennes en contexte colonial et postcolonial, comme on peut le voir avec les jalons suivants.
« Depuis le départ de Laura, Terii milite activement dans un parti politique dont le leader est à la poursuite du même rêve, l’indépendance de leur pays dans la dignité retrouvée de leurs frères, rêve auquel il consacre énergie et intelligence, lui vouant son corps et son âme, sans partage. [1]» Dans l’épilogue de L’Île des rêves écrasés (1991), c’est une orientation politique, hymne à l’appui, que Chantal Spitz donne en conclusion à son roman, le premier roman autochtone écrit en Polynésie française. Dans les Pensées insolentes et inutiles (2006), c’est à travers des textes militants et en son propre nom qu’elle intervient dans le débat politique polynésien et entend la « littérature comme une arme contre les inégalités socioculturelles »[2]. Elle y aborde aussi bien les essais nucléaires dans le Pacifique, le colonialisme, et l’évolution du Tavini que des questions de politique culturelle et littéraire. Il s’agit d’un recueil que complètent des interventions publiques fréquentes, dans les journaux, sur sa page Facebook et, tous les ans, à l’occasion des textes de sa plume mis en scène dans le cadre du Pīna’ina’i[3]. Les « inégalités socioculturelles » et l’occidentalisation sont à l’origine de la marginalisation de certains groupes de jeunes que Chantal Spitz évoque dans Hombo (2012).
Dans Mutismes (2003) de Titaua Peu, la narratrice raconte son éveil à la politique en compagnie de son amant Rori, leader indépendantiste et militant antinucléaire qui n’arrive pas à empêcher les émeutes violentes de septembre 1995 sur lesquelles s’achèvent le roman. Le mouvement indépendantiste, du moins à travers les manipulations de certains, n’est pas épargné pour autant dans ce roman.
Le Bambou noir (2005) de Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun évoque le divorce inéluctable entre « le Tahitien » et sa compagne demie Miri. Politisé et adepte de l’architecture traditionnelle, le Tahitien s’engage dans la lutte contre les grands complexes hôteliers. Ce militantisme finit par briser son couple et lui vaut une déchéance sociale qui renforce son sentiment d’appartenance à son peuple.
Auteur du roman Le Roi absent (2007), Moetai Brotherson est désormais connu comme Vice-Président du Tavini huiraatira et député de la troisième circonscription de la Polynésie française à l’Assemblée nationale. Plume du Président Oscar Temaru, il a joué un rôle important dans la réinscription, par l’Assemblée générale de l’ONU, de la Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser (2013).
En Calédonie, Dewé Gorodé a également mené de front une activité littéraire soutenue et des responsabilités politiques importantes, en particulier comme membre du gouvernement calédonien de 2009 à 2019. Les poèmes qu’elle publie dans son premier recueil Sous les cendres des conques (1985) sont des « parole[s] de lutte », selon le titre d’un ses textes, d’une militante marxisante et indépendantiste qui a connu la prison. Et tout comme Moetai Brotherson elle a joué par la suite un rôle de premier plan dans la vie politique et institutionnelle de son pays (vice-présidente de la Nouvelle-Calédonie et « ministre » de la Culture, de la Condition féminine et de la Citoyenneté). Ce caractère éminemment politique de sa production littéraire s’observe également dans son roman Tâdo, Tâdo, wéé ! ou « No more baby » (2012) où le destin du personnage éponyme et de sa parentèle croise l’histoire conflictuelle de Kanaky. Dewé Gorodé y dénonce également abus et dérapages au sein de la communauté kanak, jusque dans l’intimité familiale : inceste, viol, etc., ce qui prend une dimension politique dans le contexte calédonien, dans la vie coutumière kanak, notamment vis-à-vis du Sénat Kanak, instance purement masculine créée par l’Accord de Nouméa.
Le théâtre n’est pas en reste puisque le dramaturge kanak Pierre Gope ne craint d’affirmer « Mon théâtre, c’est un théâtre d’intervention politique qui conjugue le mythe à l’actualité immédiate, qui articule le mythe au service d’un combat politique »[4]. Lui aussi dénonce les abus de pouvoir au sein de la communauté kanak, et à l’instar de Gorodé, mais avant la lettre, soulève des questions sensibles touchant les relations hommes-femmes en tribu comme en ville. Le politique, pour ne pas dire la politique, s’entrelace avec la vie « privée » et cela de manière trans-raciale, au-delà de la division entre indépendantises et non-indépendantistes. Il faut rappeler aussi le rôle moteur joué par le « Jeu scénique » Kanaké (1975), du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou, dans le « renouveau » de l’affirmation identitaire kanak, tant culturel que politique, dans les années 1970.
Mais la politique n’est pas que l’expression de l’engagement de l’auteur, n’est pas contrainte par l’adhésion « idéologique ». L’esthétique, l’écriture, le choix de la langue ou des expressions en langue, la focalisation, des tournures syntaxiques, le temps des verbes, etc., peuvent eux aussi présenter des choix politiques, ou avoir des effets politiques. Si la littérature océanienne a ses spécificités propres qui ne découlent pas simplement de la tradition européenne, il n’en est pas moins vrai qu’elle a « sa part d’universel » aussi, pour citer une phrase de Tjibaou.
Il faut rappeler également la place du politique dans certains textes du Heiva à Tahiti et d’autres formes de performances collectives comme le Pīna’ina’i déjà évoqué. Le slam, la vidéo-poésie ou d’autres formes d’utilisation novatrices des plateformes multimédias participent à l’expression politique. En Nouvelle Calédonie, le slameur Paul Wamo propose des performances qui rendent hommage à l’identité Kanak tout en prônant le dépassement des communautarismes.
Au Vanuatu, Quand le Cannibale ricane (2015) de Paul Tavo est à la fois une apologie de la jeunesse marginalisée de Port-Vila et un réquisitoire, argumenté et féroce, contre le capitalisme et la mondialisation.
En Océanie anglophone, les exemples ne manquent pas non plus. En Australie, la littérature « postcoloniale » est en soi un sujet politique, pour savoir si une colonie de peuplement où les peuples indigènes sont très minoritaires et marginalisés, peut quand même disposer d’une littérature « postcoloniale » en dehors de celle écrite par les peuples autochtones. Or, dans cette dernière, d’expression anglaise, on assiste à un militantisme politique et social qui essaie de présenter de manière « crue » l’histoire coloniale, y compris les relations complexes, et souvent tordues, au sein même de la société aborigène en déroute. Sally Morgan lève le voile sur les générations volées dans son roman My Place (1987) qui devient un phénomène politique suscité par la littérature. La romancière Alexis Wright (Plains of Promise, 1997, Carpentaria 2006) présente une vision non européenne du monde, geste politique dans un pays où la culture et la rationalité « européenne » est la norme ; la cinéaste-auteur Rachel Perkins (One Night the Moon, Radiance), et le dramaturge David Milroy (Windmill Baby, 2005), longtemps directeur artistique du théâtre Yirra Yaakin Noongar jouent, dans des contextes à résonance politique forte – droit foncier, métissage, génocide – avec des rationalités autres et des moyens esthétiques hybrides. L’œuvre de la romancière blanche Kate Grenville The Secret River (2005) a provoqué un scandale dans les années 2000 en présentant la spoliation foncière au XIXe siècle, non loin de la la métropole de Sydney, à travers le portrait de ses propres ancêtres, avant de connaître un succès phénoménal en Australie et ailleurs : adaptation à l’écran et au théâtre, jusque dans le West End de Londres. La littérature joue son rôle de moteur dans la prise de conscience sociale, tout en posant la question hautement politique du statut de l’histoire par rapport à l’Histoire, sans dogmatisme.
En Aotearoa/Nouvelle-Zélande l’œuvre de Patricia Grace, poète, nouvelliste et romancière, atteste du combat politique qui s’accompagne d’un travail raffiné sur la langue, et parfois en langue, en tout cas qui pose la question de la langue, dans une société qui prend la mesure de son identité bi-culturelle et bilingue (Maori/Pakeha). Le combat politique est aussi une question d’expression, de culture, une question littéraire. La littérature participe également à la réévaluation de l’histoire du pays, à la mise en rapport des perspectives, aux résonances politiques concernant la question foncière et le statut du Traité de Waitangi, fondateur du pays moderne (Witi Ihimaera, The Matriarch 1986). En l’année du sesqui-centenaire de ce Traité, Alan Duff (Once Were Warriors, 1990) présente quant à lui à vif les déboires et les dysfonctionnements qui sévissent au sein de la société maorie, notamment dans sa composante (majoritaire) urbanisée.
Dans le Pacifique, il y a le cas complexe des Îles Fidji avec des auteurs indigènes et des Indo-Fidjiens (Larry Thomas, Outcasts, 1991) pour lesquels la société, la culture, constituent des enjeux et défis politiques. Et des écrivaines, entre autres la Samoane Sia Fiegel et la ni-Vanuatu Melissa Grace, montrent que l’époque « postcoloniale » n’arrange pas en soi la condition des femmes ; cette question se pose aussi dans le domaine du langage où la prise de parole publique revient aux hommes. Sauf que, en Océanie, un phénomène culturel, social et politique exceptionnel est le fait que ce sont justement les femmes qui s’expriment dans la littérature écrite, et dans la langue héritée du colonialisme. Le poète rappeur fidjien Peter Sipeli soulève des questions autres de (trans-)genre et de marginalisation (« storytelling as advocacy ») dans un pays où la religion peut avoir une force politique (Maps to the Ancestors, 2017).
Le contexte de la transmigration des insulaires du Pacifique qui vivent de plus en plus à l’étranger, et qui sont même de plus en plus nés à l’étranger devient un enjeu social d’ampleur et donc un enjeu politique qui est reflété dans la littérature : la communauté Pasifika d’Auckland, par exemple par la poète Selina Tusitala Marsh (Tightrope, 2017), la poésie comme « fumée et feu ». Mais cette communauté diverse vit la mondialisation à la manière océanienne, entre ici et ailleurs, à la fois ici et ailleurs, ce qui amène de nouvelles questions politiques et sociales qu’abordent les auteurs océaniens (Albert Wendt, d’origine samoane, Breaking Connections, 2015).
Le Tongien Epeli Hau’ofa, dont le geste imaginatif et politique invite à revoir les perspectives extérieures projetées sur le Grand Océan et les « petites îles », transforme ainsi le « Pacifique » en « Océanie ». Mais cet auteur qui met en valeur la grandeur du « petit » nous montre aussi que des questions politiques brûlantes (néo-colonialisme, corruption dans l’ère postcoloniale) peuvent réserver une place à l’humour, au grotesque, à la manière rabelaisienne.
En PNG, Russell Soaba s’embarque dans la quête de l’identité ou plutôt (se) révèle sa conscience identitaire, au moment où la tribu millénaire est en voie de disparition et que sa langue locale minoritaire se meurt avec, non pas à cause de la présence coloniale, mais lorsque celle-ci s’efface. Cette conscience a une composante politique non négligeable qui est liée au questionnement concernant le sens à donner au nationalisme dans un vieux pays, aux composantes tribales multiples, à la géographie et à la culture éclatées, qui devient tout d’un coup jeune, et unitaire, tout en offrant une nouvelle identité aux « citoyens » en manque de repères (Wanpis, 1977).
Le théâtre hawaïen fait ressortir les difficultés d’une communauté indigène réduite à une identité marginalisée et discriminée où le combat n’est pas (seulement) dirigé contre l’extérieur mais peut se retourner contre soi : perte de terre, perte de repères, perte de moyens, perte de dignité (Alani Apio, Kamau, 1994). Situation d’autant plus complexe que la perspective du colon blanc peut être assimilée par l’autochtone lui-même, encore, voire surtout, à l’époque contemporaine – soulignant encore l’importance politique de cette littérature comme conscience résistante.
Enfin, il y a la politique océanienne trans-nationale exprimée par exemple dans les textes poétiques lyriques et élégiaques – politiques - de la jeune Micronésienne Kathy Jetnil-Kijiner qui déclame l’urgence qu’il y a à agir face au changement climatique et à la montée des eaux qui risquent à terme de faire disparaître sa « terre » natale, les îles Marshall (performances devant les Nations-Unies ; exposition sur le Pacifique à la Royal Academy de Londres/Musée du Quai Branly, 2019). Elle redouble en cela le travail politique de sa mère, Hilda Heine, ex-présidente de ce pays (2016-2020).
À de multiples niveaux, les relations entre littérature et politique sont omniprésents dans les œuvres des auteurs du Pacifique. Il faut des approches à la fois pluri-disciplinaires dans les grandes lignes et attentives aux particularités dans les « détails » pour bien saisir leur richesse singulière.
Ces exemples, qu’il serait possible de multiplier, montrent assez le caractère militant de certaines œuvres océaniennes au sein d’un ensemble de productions qui ne sont pas toutes forcément politiques. D’où l’importance d’approfondir la réflexion sur les rapports entre littérature et politique en Océanie. Il s’agit notamment de se demander si cette dimension politique est davantage marquée chez les écrivains autochtones ou dans les territoires toujours colonisés ; de retracer l’évolution des thématiques politiques abordées dans ces textes.
CONTRIBUTIONS
Les interventions d’universitaires alterneront, lors du colloque, avec des interventions d’écrivains océaniens.
Les propositions de communication pourront s’inscrire dans l’un ou plusieurs des axes suivants :
La symbolisation fictionnelle des conflits politiques dans la littérature océanienne. Les stigmates du passé et la mémoire occultée de la domination coloniale que des fictions nombreuses s’emploient à recueillir et à restituer. L’action politique d’un certain nombre d’écrivains qui sont ou ont été partie prenante de la vie politique océanienne, en tant que militants ou responsables politiques. Le concours de politologues et d’historiens prêts à travailler dans les archives serait particulièrement important pour donner une première idée de l’action institutionnelle d’auteur(e)s comme Dewé Gorodé, Moetai Brotherson ou Epeli Hau’ofa. La langue qu’adoptent les écrivains océaniens, le sens qu’ils donnent à ce choix et l’usage politique qu’ils font de cette langue, dans leur écriture. La mise en fiction du « vivre ensemble » et des rapports entre les communautés, les représentations littéraires des identités ethniques, linguistiques, de genre ou de religion étant révélatrices des tensions ou des revendications inhérentes aux différents territoires océaniens. Les représentations de la marginalité sociale et des formes d’exclusion. Les nouvelles formes d’impérialisme et de colonialisme. Histoire et actualité de la problématique environnementale dans les textes océaniens. Perspectives postcoloniales et décoloniales en Océanie.Coordinateurs scientifiques du colloque : Sémir Al Wardi, Peter Brown, Andréas Pfersmann et Titaua Porcher
Comité scientifique : Sémir Al Wardi, Bénédicte André (Macquarie University), Peter Brown (UPF), Mounira Chatti (Bordeaux), Odile Gannier (Nice), Lorenz Gonschor (UPF), Sylvie Ortega (UPF), Andréas Pfersmann (UPF), Titaua Porcher (UPF), Thomas Schwarz (Nihon University, Tokyo),
Durée des communications: 25 à 30 minutes.
Les propositions de communications (20 à 25 lignes, avec une brève notice bio-bibliographique), sont à adresser simultanément avant le 30 aout 2021 à:
Indications bibliographiques:
Arcuri, Carlo Umberto et Andréas Pfersmann (dirs.), L’Interprétation politique des œuvres littéraires, Paris, Kimé, 2014.
Bessière, Jean (dir.), Littératures francophones et politiques, Paris, Karthala, 2009.
Chatti, Mounira, Clinchamps Nicolas, Vigier Stéphanie (dirs.), Pouvoir(s) et politique(s) en Océanie, actes du 19ème colloque CORAIL, Paris, L'Harmattan, collection « Portes Océanes », 2007.
Hereniko, Vilsoni et Rob Wilson (dirs.), Inside Out: Literature, Cultural Politics, and Identity in the New Pacific, Lanham/Oxford, Rowman & Littlefield, 1999.
Pfersmann, Andréas et Titaua Porcher (dirs.), Francophonies océaniennes (=Interculturel Francophonies, n° 31, juin-juillet 2017).
Pfersmann, Andréas et Titaua Porcher (dirs.), Littérature et politique en Océanie (= New Zealand Journal of French Studies, vol. 37, no 1 et 2, 2019).
Rancière, Jacques, « Les paradoxes de l’art politique », in : Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 56-92.
Vigier, Stéphanie, La Fiction face au passé. Histoire, mémoire et espace-temps dans la fiction littéraire océanienne contem
[1] Chantal T. Spitz, L’Île des rêves écrasés, Papeete, Au vent des îles, 2003, p. 193
[2] Chantal T. Spitz, Pensées insolentes et inutiles, Papeete, Te ite, 2006, p. 172.
[3] Voir Chantal T. Spitz (dir.), Pīna’ina’i. Echos de l’esprit et du corps 2011-2019. 9 années de performance artistique et culturelle, Papeete, Littératma’ohi, novembre 2019.
[4] Pierre Gope « Théâtre et politique », in : Mounira Chatti, Nicolas Clinchamps et Stéphanie Vigier (dirs.), Pouvoir(s) et politique(s) en Océanie. Actes du XIXe colloque CORAIL (Paris, L’Harmattan, 2007), p. 241-245, ici p. 242.