Colloque international
La nation littéraire et l'épreuve du comparatisme (XIXe-XXIe s.) :
à partir du cas russe
Université Paris Nanterre – Centre de recherches Littérature et Poétique comparées
30 et 31 mai 2018
Dans un essai de 1937 où elle s’attache à décrire le célèbre monument moscovite dédié à Alexandre Pouchkine, Marina Tsvetaïeva affirme : « Le poète russe est un nègre ». Les origines africaines de l’auteur d’Eugène Onéguine sont connues. Elles font partie du légendaire biographique de ce Protée des lettres russes qui fut l’arrière-petit-fils d’Abram Pétrovitch Hannibal, un esclave de naissance éthiopienne anobli par Pierre le Grand au début du xviiie siècle. Pouchkine revendique volontiers cette généalogie africaine qui participe de la construction de son propre ethos. En remettant en cause l’appartenance ethnique grand-russe du génie national, la phrase de Tsvetaïeva nous semble constituer une réponse au célèbre discours prononcé par Fédor Dostoïevski lors de l’inauguration de ce même monument en juin 1876. Au lieu de désigner celui-ci comme le symbole d’une synthèse des cultures rendue possible sous l’égide de l’empire russe, ne peut-on pas voir dans cette statue l’emblème d’une littérature inscrite dès les premières décennies du xixe siècle au cœur d’un processus de « créolisation » (Glissant) des identités nationales ?
Il revient à l’historien britannique Benedict Anderson d’avoir su mettre en lumière l’historicité et surtout l’origine littéraire de cet « imaginaire national » dont les modalités de production transcendent les différents groupes ethniques. En s’imposant comme l’une des principales innovations politiques de la modernité, cet imaginaire peut apparaître comme le phénomène comparatiste par excellence. Dans l’espace russe, la construction nationale semble néanmoins s’être opérée sous des auspices particulières. À la fin du xviiie siècle, la problématique de l’imitation des modèles européens dépasse largement le domaine des formes littéraires. Comme l’ont montré les recherches sémiotiques de Youri Lotman, c’est toute la sphère culturelle russe qui s’est nourrie au contact des systèmes occidentaux. Inscrite au cœur de l’habitus des élites nobiliaires, cette tendance imitative et intégrative semble avoir fait de l’aristocrate russe du xixe siècle une « parodie d’européen » (Bélinski). Contre une telle tendance se développe toutefois, sous l’impulsion de Nicolas Ier, une politique volontariste de russification. Elle se fonde sur la promotion du concept de narodnost’ ou « caractère national », lui-même forgé à partir du vocabulaire de la philosophie romantique allemande, celui d’Herder, de Fichte, de Schelling, et notamment à partir du concept de volkgeist.
C’est à ce même Herder que l’on doit l’identification de la langue au génie national. Sur la base de ce postulat, à partir du xixe siècle, les littératures nationales se voient confier une double fonction de défense et d’illustration de leurs langues respectives. Parce qu’ils occupent dans un premier temps une position périphérique au sein de la « république mondiale des lettres » (Casanova), les écrivains russes continuent d’importer, d’adapter, de réencoder les modèles européens tout en affirmant de plus en plus l’espace d’énonciation qui leur est propre sur le devant de la scène littéraire mondialisée. Alors même que s’auto-définit la fameuse intelligentsia russe, l’« invention de la tradition » (Hobsbawm, Ranger) se manifeste au cours du xixe siècle par un processus d’idéalisation du peuple paysan et par la valorisation de certaines structures sociales traditionnelles comme le mir. Tous ces phénomènes participent pleinement de la construction d’une « communauté imaginée » (Anderson).
La Révolution russe de 1917 marquera une rupture. Alors même que le modèle soviétique se présente aux yeux du monde entier comme un nouvel universalisme, la notion de weltliteratur et avec elle le “spectre de Goethe” (David) semblent ressusciter sous la plume de Maxime Gorki dont l’actuel Institut de Littérature Mondiale de Moscou porte encore le nom. À partir des années 30, toutefois, les attaques contre le « formalisme » et le « cosmopolitisme » se multiplient dans le discours social, contribuant à isoler l’URSS des courants de la culture mondiale. Enfin, durant la même période, l’exil tend à déplacer le centre de la nation littéraire. Produite et éditée à Prague, à Paris, à New York, la littérature russe possède un statut extraterritorial qui excède les frontières soviétiques. Après la chute de de l’URSS, en 1991, l’adjectif servant à désigner l’État (rossijskij) se distingue de celui qui renvoie à la nation (russkij), rappelant ainsi l’histoire complexe de cet ancien empire transformé, après soixante-dix ans de socialisme, en une république multinationale, multiethnique et multilingue.
Les réflexions ci-dessus pourront nourrir les parallèles comparatistes et ouvrir sur d’autres espaces nationaux ou régionaux. Il importe en effet de nous demander quel peut être le rôle de la littérature comparée dans la définition de la « nation littéraire ». Conçu comme une « herméneutique de la défamiliarisation » (Lavocat), cet exercice du soupçon ne permet-il pas de poser un regard critique sur le cas paradigmatique des lettres russes ? Après les travaux, devenus aujourd’hui classiques, de Michel Cadot, Jean-Pierre Morel ou encore Jean-Louis Backès, quels sont les nouveaux modèles théoriques qui s’imposent aux recherches comparatistes incluant cette littérature nationale ? Au-delà de l’exemple russe, quelle place peut encore occuper la réflexion sur fait national dans la construction des comparables ?
Ouvert à tous les chercheurs, ce colloque fera une large place aux doctorants. À titre indicatif, les communications pourront s’inscrire dans les axes suivants :
Les genres littéraires de la construction nationale
- Roman moderne, communauté nationale et “temps simultané” (Anderson)
- Métamorphoses du modèle épique (Le Dit de la troupe d’Igor, Tolstoï, le roman réaliste socialiste etc.)
- Dénationaliser le mythe du “roman russe” (De Voguë)
- Le roman historique en Europe et en Russie
- L’histoire comme genre littéraire
- Scène théâtrale, scène politique
- Le rôle civique du poète
Plurilinguisme et traductions
- Analyse des rapports de force linguistiques dans l’espace littéraire national
- Place du russe dans l’espace littéraire international
- Analyse des traductions et études de réception des œuvres russes en Europe et dans le monde
- Le cas Nabokov dans les études comparatistes
- Autres écrivains russophones plurilingues
Identités nationales, identités de genre et sexualités
- Les femmes dans l’histoire littéraire russe
- Littérature, féminisme et internationalisme
- Imaginaire national et représentations de genre (Dorlin)
- Homosexualités russo-soviétiques
- La Russie et le sexe de l’étranger
Postcolonial, postmoderniste, postsoviétique
- Littératures postsoviétiques et théorisation du postmodernisme
- Littérature russe “classique” et approches postcoloniales
- Orientalismes, exotismes russes
Bibliographie indicative
Anderson, Benedict, L’Imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris, la Découverte, 1996.
Anokhina, Olga, Rastier, François (dir.), Écrire en langues : Littérature et plurilinguisme, Paris, Editions des archives contemporaines, 2015.
Autant-Mathieu, Marie-Christine (dir.), L’étranger dans la littérature et les arts soviétiques, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014.
Cadot, Michel (dir.), « Dostoevskij européen », Revue de littérature comparée, Juillet-Décembre 1981, n°3-4.
Casanova, Pascale, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.
Charles, Christophe, Les Intellectuels en Europe au xixe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 1996.
David, Jérôme, Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la littérature mondiale, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012.
Dorlin, Elsa, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2009.
Gauvin, Lise (dir.), Les langues du roman : du plurilinguisme comme stratégie textuelle, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 1999.
Géry, Catherine, Crime et sexualité dans la culture russe. À propos de la nouvelle de Nikolaï Leskov “Lady Macbeth du district de Mtsensk” et de ses adaptations, Paris, Honoré Champion, 2015.
Glissant, Edouard, Quand les murs tombent. L'identité nationale hors-la-loi ? Paris, Galaade, 2007.
Haddad, Karen, L’illusion qui nous frappe, Proust et Dostoïevski, une esthétique comparée, Paris, Honoré Champion, 1995.
Hobsbawm, Éric et Ranger, Terence, L’invention de la tradition, Paris, Editions Amsterdam, 2006.
Lavocat, Françoise, « Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation », disponible sur : http://www.vox-poetica.org/t/articles/lavocat2012.html
Morel, Jean-Pierre, Le Roman insupportable : l'Internationale littéraire et la France, 1920-1932, Paris, Gallimard, 1985.
Poulin, Isabelle (dir.), Critique et plurilinguisme, SFLGC, Poétiques Comparatistes, 2013.
Rolet, Serge (dir.), La Russie et les modèles étrangers, Villeneuve d'Ascq, éditions du CEGES, 2010.
Thiesse, Anne -Marie, La création des identités nationales : Europe xviiie-xixe siècles, Paris, Points, 2001.
Voguë, Melchior de, Le Roman russe (1886), Paris, Classiques Garnier, 2010.
Comité d’organisation :
Karen Haddad, professeure de littérature comparée (Paris Nanterre)
Manon Amandio, doctorante
Nicolas Aude, doctorant
Modalités d’envoi des propositions :
Les propositions de communication, d’environ 400 mots, accompagnées d’une bio-bibliographie, sont à envoyer avant le 15 février 2018 à amandio.manon@gmail.com et nicolas_aude@hotmail.fr. Les réponses seront communiquées fin février 2018.