Le Débat, 165, mai-août 2011 : "L'histoire saisie par la fiction"
Paris: Gallimard
EAN 9782070134144.
222 p.
Prix 17,50EUR
Présentation de l'éditeur :
À première vue, les choses sont simples, le partage des domaines est bien établi : il y a d'un côté la connaissance des faits historiques, « tels qu'ils ont réellement eu lieu », et de l'autre, les oeuvres d'imagination, qui peuvent à l'occasion se transporter dans le passé, mais dont le rôle est de plaire, non d'instruire.
En réalité, la ligne de démarcation est moins nette qu'il n'y paraît. Pour commencer, la reconstitution de la réalité historique la plus exigeante sur le plan critique comporte une part incompressible de récit, comme l'a fait ressortir en particulier Paul Ricoeur. Elle ne va pas sans conséquences pour le travail des historiens. Qui plus est, ensuite, la restitution du passé suppose toujours de l'évoquer en quelque façon, de le rendre représentable ou imaginable pour le lecteur. Il s'ensuit de puissantes contraintes pour l'écriture de l'histoire, inévitablement tentée d'emprunter des moyens à l'art. Par ailleurs, enfin, les fables peuvent posséder une manière de vérité, comme les historiens eux-mêmes nous ont appris à la déchiffrer dans des documents anciens. Cela reste une donnée permanente : il est au pouvoir de certaines fictions de s'élever à un autre genre de vérité que celui que livrent les faits positivement attestés.
On comprend à partir de là l'éventuelle ambition des écrivains de se transporter dans l'histoire pour rendre à des événements ou à des personnages une vie plus « vraie » que celle qu'ils trouvent sous la plume des historiens de métier. Mais on comprend aussi bien l'éventuelle aspiration littéraire des historiens lorsque les limites de leurs sources leur interdisent d'accéder à des parties essentielles de la reconstruction de leur objet et que seules les voies de la suggestion poétique semblent en mesure de combler ces lacunes.
Cette ambition et cette aspiration sont dans la nature de notre relation au passé et de nos moyens de l'appréhender. Elles demeurent le plus souvent à l'état de virtualités sourdes, contrôlées qu'elles sont par l'autorité de la discipline historienne et de ses méthodes, et plus encore par la force intrinsèque de la distinction entre vérité et fiction, que cette porosité des frontières n'empêche pas de conserver une pertinence inébranlable. Et puis il arrive que les digues se rompent, que le trouble s'installe, que les tentatives en divers sens se multiplient. Cela peut être parce qu'un élément du passé se met à prendre un tel relief dans la conscience collective qu'il réclame des moyens nouveaux de le rendre présent. Cela peut être, plus largement, parce que le rapport au passé tout entier change et demande une autre écriture pour le traduire, tant du point de vue savant que du point de vue populaire.
Nous sommes, semble-t‑il, dans un de ces mouvements de redéfinition où les repères vacillent, où les lignes se déplacent, où les modes d'expression se cherchent. La fiction s'empare des faits ; la science des faits s'interroge sur ses rapports avec la fiction, quand elle n'est pas tentée d'expérimenter ses procédés. C'est à l'exploration des différents aspects de ce travail de remaniement qu'est consacré ce numéro.
Son enjeu immédiat est sans mystère : il concerne au premier chef une séquence historique précise, le paroxysme tragique du XXe siècle, la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, leurs tenants et leurs aboutissants. Comme si une prise de conscience à retardement nous obligeait à revenir sur ces événements pour les inscrire autrement dans notre idée de nous-mêmes.
Il est permis de se demander, toutefois, si cet objet brûlant ne constitue pas l'avant-garde d'une révision destinée à gagner, de proche en proche, le passé dans son ensemble. Et si, au travers de cette quête de la bonne manière de raconter l'histoire qui nous touche du plus près, il y allait de la manière de comprendre l'expérience historique en général ?
Nous sommes particulièrement heureux d'accueillir dans ce numéro la première version inédite de l'ego-histoire de Georges Duby. Récemment retrouvée dans ses papiers, elle illustre les tourments de l'historien en proie à la tentation littéraire. Nous remercions Patrick Boucheron de son concours et Mme Andrée Duby de son autorisation.
Sommaire :
"Historiens et romanciers"
Pierre Nora, Mona Ozouf, Antony Beevor, Patrick Boucheron, Alain Corbin, Antoine Compagnon.
"Les romanciers et la matière historique"
Philippe Forest, Laurent Binet, Antony Beevor et Jonathan Littell.
Georges Duby : Ego-histoire. Première version inédite, mai 1983. Présenté par Patrick Boucheron.
"Actualités du roman historique"
Gérard Gengembre, Jean-Yves Tadié, Blanche Cerquiglini.
"Deux monuments"
Alexis Berelowitch : Les totalitarismes de Vassili Grossman ; Georges Nivat : La roue de l'histoire : Alexandre Soljenitsyne.
"Cinéma et représentation de l'histoire"
Antoine de Baecque, Tadeusz Sobolewski.
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Article de Thomas Wieder, Le Monde, édition du 12.06.11:
Historiens et écrivains, unissez-vous !
Histoire et fiction : voilà deux soeurs rivales, nées sous le signe du débat. Emprunts réciproques, méfiance mutuelle, querelles de préséance, procès en légitimité et guerres de territoires n'ont cessé de jalonner leurs relations. Et cela dure "depuis Hérodote, qui se trouve être à la fois le père de l'enquête historique et le roi des affabulateurs", comme le relève l'académicien Pierre Nora dans l'article liminaire du dernier et très riche numéro du Débat, consacré tout entier aux frontières qui séparent les récits factuels des récits fictionnels.
Il y a tout juste un an, la revue Annales s'était livrée au même exercice, en invitant des chercheurs de différents horizons à réfléchir aux "capacités cognitives de la littérature", autrement dit à l'apport de celle-ci à la connaissance (Le Monde du 24 mai 2010). Plus récemment, Les Temps modernes sont revenus sur la polémique déclenchée par l'inscription des Mémoires de guerre du général de Gaulle au programme de littérature des terminales L - polémique liée à la nature hybride d'une oeuvre qui n'est pas plus réductible à un geste d'écrivain qu'à un projet d'historien (Le Monde du 27 décembre 2010).
Comment expliquer que, en l'espace d'un an, trois des principales revues de la scène intellectuelle française aient ainsi consacré des numéros entiers à la même problématique ? La réponse, en réalité, est assez simple : elle tient au fait, comme le résume l'historien de la littérature Gérard Gengembre, que "la frontière progressivement tracée au XIXe siècle entre histoire et littérature est redevenue à la fois poreuse et mouvante".
Longtemps, la ligne de démarcation s'est voulue infranchissable. Au début de la IIIe République, c'est dans sa prise de distance à l'égard du roman que l'histoire a cherché à conquérir sa "scientificité". Après la seconde guerre mondiale, c'est en bannissant l'histoire - la grande autant que celle de tous les jours - que le "nouveau roman" a émergé.
Bien sûr, la réalité n'a jamais été aussi caricaturale. D'un côté, la tentation historienne des écrivains a toujours existé, comme le rappelle Jean-Yves Tadié dans un synthétique panorama du roman historique au XXe siècle, de Maurice Barrès à Marguerite Yourcenar, en passant par Jean Giono ou Paul Morand. De l'autre, l'ambition littéraire des historiens n'a jamais disparu, ainsi que l'analyse le médiéviste Patrick Boucheron dans une belle réflexion sur l'illusoire neutralité de l'écriture académique et les limites de sa scientificité - ce "seuil proprement stylistique au-delà duquel se brise le pacte de croyance spécifique qui unit implicitement un livre d'histoire à ses lecteurs".
Il n'empêche. De plus en plus, les frontières entre les genres ont tendance à se brouiller. Chez les historiens, la méfiance à l'égard de la narration s'est tarie, et le "retour au récit" annoncé par l'universitaire britannique Lawrence Stone en 1979 ne s'est pas démenti. Chez les écrivains, les préventions à l'égard de Clio se sont estompées, et quelques-uns des projets littéraires les plus novateurs des dernières années ont l'histoire pour matière.
L'un des intérêts de ce numéro du Débat est de donner la parole à trois écrivains qui ont démontré avec talent l'inépuisable source d'inspiration que constitue à leurs yeux le passé : Philippe Forest (Le Siècle des nuages, Gallimard, 2010) et Laurent Binet (HHhH, Grasset, 2010), qui signent ici deux passionnantes contributions, et Jonathan Littell, l'auteur des Bienveillantes (Gallimard, 2006), dont paraît ici un entretien inédit avec l'historien britannique Antony Beevor autour du "bon usage romanesque de l'histoire".