Les oublis de l’histoire du théâtre : enjeux historiographiques
Le département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque nationale de France (BnF), la Société d’Histoire du Théâtre (SHT) et le laboratoire Théâtre de l’université de Rennes 2 [1]lancent un programme de recherches autour des oublis de l’histoire du théâtre, qui questionnera les pratiques d’écriture de l’histoire du théâtre et les pratiques archivistiques.
Suivant la démarche de Paul Ricoeur qui enjoint de penser de manière concomitante mémoire, histoire et oubli (phénoménologie de la mémoire, épistémologie de l’histoire et herméneutique de la condition historique), et après avoir réfléchi aux enjeux mémoriels de l’écriture de l’histoire du théâtre [2], il s’agit désormais d’interroger la fonction et la place de l’oubli dans l’opération historiographique, du stade de l’archive et du témoignage à celui de l’écriture, en passant par la compréhension, l’explication et l’interprétation des faits et phénomènes historiques, afin de comprendre comment et pourquoi « la représentation du passé se découvre exposée aux menaces de l’oubli, mais aussi confiée à sa garde [3] ». Puisque la démarche historienne, en raison, notamment, de sa dimension scripturale, est confrontée à la nécessité d’établir une sélection parmi la multitude des faits historiques, elle intègre nécessairement l’oubli, consciemment ou inconsciemment, dans sa pratique ; elle fait même de l’oubli une dimension de sa pratique.
Le questionnement portera donc sur les raisons de l’oubli de certains pans, genres, figures de l’histoire du théâtre, non pas dans un but de « réhabilitation », mais dans un objectif d’élucidation des raisons esthétiques, morales, politiques et/ou idéologiques de cet oubli.
On s’interrogera également sur le rôle des archives, des archivistes et des conservateurs dans l’oubli ou la « réapparition » de certains sujets ou enjeux : l’oubli est-il lié à l’absence d’archives ou à leur inaccessibilité ? Comment la découverte de nouvelles archives ouvre-t-elle sur l’écriture d’une nouvelle histoire du théâtre [4] ? Pourquoi certaines archives – dont l’existence est connue – ne sont-elles pas (ou peu) exploitées ? Comment la politique de collecte des fonds d’archives induit-elle une lecture de l’histoire à écrire ?
On pourra également s’interroger sur la concomitance (ou pas) entre oubli dans la réflexion historiographique et oubli sur les scènes.
Enfin, à partir d’exemples et d’études de cas, pourront être étudiées les éventuelles fonctions de réhabilitation et/ou de résurgence de certains sujets ou de certaines figures.
Quelques pistes de réflexion, qui pourront, bien sûr, être complétées et prolongées :
- La résurgence d’études sur des auteurs, des textes, des pratiques oubliés ou méprisés – citons à titre d’exemple Victorien Sardou, « naguère banni des études comme des théâtres un peu sérieux [5] ».
- L’émergence de nouveaux objets de recherche (enjeux, perspectives, méthodes) : citons, par exemple, les travaux sur les théâtres amateurs [6] et les implications méthodologiques induites par ce type de recherches, croisant les perspectives esthétiques, sociales, historiques, politiques, sociologiques ou anthropologiques.
- L’absence d’études approfondies concernant les esthétiques d’acteurs majeurs de l’histoire des arts du spectacle (Roger Blin ou Jean-Marie Serreau, par exemple).
- L’intérêt récent pour des professions souvent oubliées (comme, par exemple, les directeurs de théâtre), alors que l’histoire du théâtre s’est écrite à partir de la figure majeure du metteur en scène.
- L’oubli des genres dits mineurs : le cirque, le music-hall, l’opérette, le mélodrame, les genres populaires, folkloriques et/ou commerciaux (le théâtre privé dans son ensemble), dont l’histoire peut aussi réapparaître sur scène (à l’exemple du clown Chocolat, dont le parcours a été mis en scène par Gérard Noiriel et Marcel Bozonnet).
- Les « silences de l’histoire [7] » : en référence à l’absence des femmes dans l’histoire de la mise en scène.
- Le récent intérêt pour la dimension matérielle de la représentation – dont les travaux sur le son [8] s’avèrent précurseurs – qui permet de construire une histoire des arts du spectacle autre que visuelle et textuelle.
- L’introduction de problématiques liées à la constitution d’une histoire du temps présent : place des témoins, du recueil de la parole, de la transmission orale.
- L’histoire des fonds d’archives (leur déplacement, leur désherbage, leur versement…).
Ce programme sera structuré par l’organisation de deux journées d’études (l’une à Rennes le 28 novembre 2013, l’autre à la BnF en 2014), l’ouverture dans les mois qui viennent d’un espace collaboratif permettant de publier des travaux en cours et de favoriser l’échange entre chercheurs sur le site de la SHT, la publication d’un numéro de la Revue d’histoire du théâtre en 2015, et, enfin, l’organisation d’un colloque international permettant d’ouvrir la réflexion dans une perspective comparatiste.
Modalités
Nous proposons aux chercheurs intéressés par ce chantier de recherche de nous adresser (marion.denizot@univ-rennes2.fr et leonordelaunay@gmail.com) une proposition de communication ou de contribution de 500 mots, avec une courte notice bio-bibliographique, pour le 20 mai 2013.
Contacts :
. Léonor Delaunay, administratrice de la Société d’Histoire du Théâtre,leonordelaunay@gmail.com
. Marion Denizot, maître de conférences en Études théâtrales, Université de Rennes 2, marion.denizot@univ-rennes2.fr
. Joël Huthwohl, directeur du département des Arts du spectacle, BnF, joel.huthwohl@bnf.fr
[1] Axe de recherche « De l’archive des traces des spectacles à l’écriture de l’histoire du spectacle », dans le cadre du programme collectif « Archiver le geste créateur ? » (EA 3208 « Arts : pratiques et poétiques »).
[2] Une première journée d’études, portant sur « L’écriture de l’histoire du théâtre et ses enjeux mémoriels » s’est tenue le 26 mars 2011. Voir le programme : www.sht.asso.fr
[3] Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. III.
[4] Il ne faut pas, en effet, oublier que l’existence de sources n’engage pas l’existence d’une démarche interprétative.
[5] Isabelle Moindrot, « Avant-propos », in Isabelle Moindrot (dir.), Victorien Sardou. Le Théâtre et les arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2010, p. 13- 17 (p. 13).
[6] Depuis la parution en 2004 aux éditions du CNRS d’un recueil d’études dirigé par Marie-Madeleine Mervant-Roux, Du théâtre amateur. Approche historique et anthropologique, suivie en 2011 d’un ouvrage dirigé par Marie-Madeleine Mervant-Roux, Jean Caune et Marie-Christine Bordeaux sur Le Théâtre des amateurs et l’expérience de l’art. Accompagnement et autonomie aux éditions de L’Entretemps.
[7] En référence à l’ouvrage de Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l'Histoire, Flammarion, 1998.
[8] Voir le travail collectif effectué depuis 2008 dans le cadre du programme de recherche international « Le son du théâtre/Theatre Sound », dirigé par Marie-Madeleine Mervant-Roux (CNRS) et Jean-Marc Larrue (Centre de recherche sur l’intermédialité de Montréal).